• L’Éclat de rire, Sylvie Schenk, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay (Gallimard)

    www.observatoiredeleurope.comEn exergue du roman de Sylvie Schenk, il y a deux strophes du poème de Baudelaire Réversibilité. Peu importe lesquelles. L’essentiel, ici, c’est le titre…

     

    « Je comprends, dit la journaliste… »

     

    L’auteure, française mariée et installée depuis longtemps en Allemagne, écrit et publie en français comme en allemand – ainsi ce livre, paru outre-Rhin en 2021. L’héroïne-narratrice en est Charlotte Moire, une écrivaine française qui vit en Allemagne et écrit dans la langue de Goethe. Elle est l’auteure d’un roman intitulé Roman d’amour – ce qui est aussi le titre original du roman que nous tenons dans nos mains. Cette œuvre de Charlotte doit recevoir le « prix Cascade », remis dans une petite île de la mer du Nord. Avant la cérémonie, la romancière donne une longue interview à une journaliste nommée Mme Prude, une de « ces femmes qui, soucieuses de vous montrer combien la vie peut être exaltante, ont la vertu de vous convaincre instantanément du contraire »… Elle questionnera Charlotte à propos de son récit, tout en dissimulant de moins en moins son intérêt pour l’expérience réelle dont elle soupçonne qu’elle en est la source. Et, de fait, l’histoire imaginaire de Klara, de Lew et de son épouse française s’inspire de la liaison que, quelques années plus tôt, Charlotte (française, voir plus haut) a entretenue avec Ludo, un homme marié.

     

    « Je comprends, dit la journaliste (elle ne comprenait rien du tout, moi-même je m’y perdais) ». C’est Charlotte qui parle. Et, pour son plus grand plaisir, le lecteur n’est pas loin de se trouver dans la même situation… Tentons de faire les comptes : la réalité et la fiction ; le roman et la critique du roman ; la France et l’Allemagne ; deux triangles amoureux ; deux îles, l’Irlande, décor d’un séjour idyllique pour les amants adultères de la réalité vécue jadis par Charlotte comme pour ceux de la fiction qu’elle a inventée, répondant à l’île où l’écrivaine, dans la réalité actuelle, s’apprête à recevoir un prix.

     

    Roman d’amour et Éclat de rire

     

    Dans la réalité ? L’entretien Mme Prude / Charlotte court du début à la fin du livre, qu’elle inscrit dans une rigoureuse unité de lieu et de temps. Il se déroule dans une pièce sur les murs de laquelle figure « un bateau de pêche tangu[ant] sur des flots démontés » et, tandis qu’il suit son cours, une tempête s’annonce pour de bon à l’extérieur. Elle se déchaînera à la fin, en même temps que se déclenchera l’éclat de rire-coup de théâtre qui révélera, dans ce qui apparaissait jusqu’alors comme un simple récit-cadre, un autre roman au sens plein du terme.

     

    Rien ne résume mieux la complexité et la richesse de ce texte traversé de bout en bout par l’humour que le contraste entre les titres des versions française et originale : le titre de la traduction (remarquable, comme toutes celles dues à Olivier Le Lay), L’Éclat de rire, incite à une lecture romanesque du livre de Sylvie Shenk, quand le titre de la version allemande, Roman d’amour, met l’accent sur le second degré. S’attachera-t-on plutôt à l’un qu’à l’autre ? Au roman, ou au roman dans le roman ? Mais, dans ce dernier cas, auquel ? À celui que Charlotte a écrit ou à celui qu’elle a vécu ? Car le va-et-vient est incessant, dans le texte, entre l’entretien avec madame Prude, entrecoupé d’extraits du texte de Charlotte, et les souvenirs que celle-ci conserve de sa propre liaison avec Ludo. On navigue sans cesse de Charlotte-auteure-narratrice à Charlotte-personnage, et de l’une et l’autre confondues à Klara, leur double imaginaire : « Nous avons battu l’une et l’autre des campagnes inconnues ; « Nous aimerions Lew / Ludo, mais dans l’ombre, la clandestinité. Prisonnières d’un secret, à la merci des ragots, nous étions persuadées d’aimer en toute liberté »…

     

    « Comme un chiffonnier fouille avec son bâton… »

     

    À qui et à quoi faut-il s’identifier dans tout ça ? Aux démêlés de Charlotte et de son intervieweuse (« Avais-je bien entendu ou Mme Prude était-elle en train de confondre une fois de plus l’écrivain et ses personnages ? ») ? Aux aventures de Klara et Lew ? Ou à celles de Charlotte et Ludo, dont elles ne sont qu’un pâle reflet (« Lew était trop sage, Klara trop sentimentale ») ? Les unes comme les autres déroulent une chronique de la passion amoureuse, « charme de l’interdit », « sensation de chaleur dans le ventre », « maux d’estomac », désir de « s’autodissoudre », qui n’a rien, il faut le dire, de bien nouveau. Mais Charlotte et Sylvie Schenk se rient elles-mêmes des clichés qu’elles revisitent (« Accepter un être dans sa totalité, sans vouloir en rien retrancher, sans s’attacher à corriger ses défauts, car il est… bla-bla-bla… »). Tout en mettant en scène la difficulté d’y échapper : « Chaque fois que je tentais d’analyser mes sentiments », dit Charlotte, « je ne faisais rien d’autre qu’énumérer des causes et des conséquences, l’amour demeurait insaisissable » ; « Je chinais dans la masse des mots, comme un chiffonnier fouille avec son bâton dans un fatras de vieux vêtements et de porcelaine cassée, espérant y dénicher toujours quelque objet de valeur ».

     

    Peut-être l’histoire d’amour est-elle ici à considérer, plutôt que comme un prétexte, comme un exemple – le plus parlant, car le plus rebattu – de toutes les tentatives de prendre au piège ce qui se dérobe aux mots et « demeur[e] insaisissable ». Sylvie Schenk construit le piège, d’une subtilité d’autant plus malicieuse qu’elle joue aussi la naïveté. Elle n’y prend bien sûr pas le gibier visé, mais, et avec quelle adresse, la dérobade elle-même.

     

    P. A.

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