• L’Infante sauvage, Mario Pasa (Actes Sud)

    www.omonchateau.comIl en va du roman biographique comme du roman en général : ce qui sauve le genre, ce sont souvent les œuvres qui s’en démarquent en d’astucieux pas de côté. Presque trente ans après Le Cabinet des merveilles (Denoël, 1995), quinze ans après Une heure à tuer (Denoël, 1998), Mario Pasa, avec ce troisième livre, nous donne un roman biographique qui ne passe pas son temps à s’extasier sur ses sources, comme si l’auteur se faisait un mérite de les avoir lues. C’est aussi qu’il ne se contente pas, comme d’autres le font, de compiler et récrire les textes des biographes. Non qu’il invente pour le plaisir ou que le roman l’emporte chez lui sur la biographie, dans un retour à ce qui fut les origines, souvent heureuses, du genre. Mais les sources, ici, scrupuleusement citées en fin de volume, sont maigres. Et combler les manques par l’imagination est une nécessité, qui justifie déjà en elle-même toute l’entreprise.

     

     « Le sauvage du roi » et sa fille

     

    On sait peu de chose, en effet, de l’étrange famille Gonzales. Le père, Pedro, apparut à la cour de Henri II, dont il pourrait avoir été le fils, comme se plaît à le supposer, dans le roman, sa propre fille Madeleine, laquelle fut affligée comme lui d’hypertrichose. Cet homme couvert de poils fut « le sauvage du roi », ce qui ne l’empêcha pas d’être « marguillier de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet », « docteur ès droits », et de se faire donner « du don Pedro », « son pelage lui [ayant] conféré à la naissance, ainsi qu’aux gentilhommes, une chose de plus », dit le narrateur. Pedro eut, avec une épouse glabre, plusieurs enfants, les uns velus, les autres non. On en sait moins encore à propos de l’aînée, Madeleine, donc, qui avait hérité de la pilosité paternelle, et dont on peut admirer le portrait en pied, enfant, vêtue de riches atours, au château d’Ambras, en Autriche.

     

    Mario Pasa imagine la naissance de Madeleine en août 1672, alors que les dénonciations en chaire de l’« hymen contre nature entre un roi protestant et une princesse catholique » préparaient le massacre que l’on sait. Il la fait converser, huit ans plus tard, avec Ambroise Paré, chez qui il l’envoie se réfugier alors que la (vraie) peste ravage Paris. Il la montre aussi en train de se faire dessiner, la même année, sur l’ordre et en présence de Catherine de Médicis. Il relate ensuite, tel qu’il pourrait s’être déroulé, son exil en Italie, où le duc de Parme, un Farnèse, lui impose le mariage avec un de ses piqueurs. Il lui prête enfin un suicide paisible… et une longue vie post mortem, comme narratrice.

     

    Car la grande originalité du texte est là : tout nous est conté par Madeleine, qui nous parle depuis son portrait accroché au mur d’un château tyrolien : « Je raconte mon histoire (…) en me translatant dans le tableau qui me figure à huit ans (…) Il prolonge mon existence par la force de l’image, quelque part entre la mort et la vie ».

     

    Qu’est-ce qu’un monstre ?

     

    Un tel dispositif sert habilement les intérêts du romancier, par le rapport qu’il installe entre le personnage et sa propre biographie : « Morte, j’ai oublié si j’avais été mère » ; « Je n’ai pas tué Giovan Maria Avinato (1). Enfin… je pense que non » ; « Je suis un être réel sans historiographe et une créature de conte sans auteur »… Et la situation ainsi construite autorise aussi un usage malicieux du langage, qui permet de mettre en abyme le travail du véritable conteur, quand « la langue intemporelle » des conversations avec Ambroise Paré, par exemple, « recomposée » par la mémoire de Madeleine, « se transmue en style vertigineux et chamarré d’un auteur du XVIe siècle ».

     

    Le même procédé instaure un rapport poétique au temps, déplié devant l’éternelle enfant vivante et morte, ainsi qu’à l’espace – celui d’un tableau qui parle. Que nous dit-il ? La distance ménagée entre la locutrice et nous comme entre elle et les événements de sa propre vie interdit le sentimentalisme, l’attendrissement, la laborieuse transplantation interprétative dans des problématiques trop actuelles. Elle laisse le champ libre à une vraie réflexion sur la monstruosité comme pierre de touche de l’humanité. Madeleine est bien choisie pour cela : « Les créatures absolument contrefaites », comme dit, dans le roman, Paré, « nous les rangeons sans hésitation parmi les monstres. Elles (…) ne nous troublent pas autant que peut nous embarrasser un seul attribut outre l’ordinaire chez un humain ». Plus intelligente et humaine que beaucoup de ses semblables, mais velue, la fille de Don Pedro fait surgir mieux que quiconque la singularité et la généralité du monstre. Car, si « toute question sur [lui] appelle la question inverse, toute définition induit la définition opposée », c’est peut-être aussi parce que « chaque humain est un monstre », puisque « différent de tous les humains ».

     

    Depuis son portrait, c’est nous que la mystérieuse « infante sauvage » interroge. Pas en tant que simples habitants de notre présent, mais en tant qu’humains, qu’elle renvoie à leur propre et commune énigme. Lui donner ce rôle, c’était lui rendre le plus authentiquement émouvant des hommages.

     

    P. A.

     

    (1) Son époux

     

    Illustration : Anonyme, Madeleine Gonzales (vers 1580)

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