• La Mystérieuse Nuance de bleu, Jennie Erdal, traduit de l’anglais par Gilles Robel (Métailié)

    nautil.usMétailié confirme son intérêt pour la littérature écossaise (1) en publiant ce seul véritable roman de Jennie Erdal, traductrice et éditrice morte en 2020, auteure d’un récit autobiographique fameux, Ghosting. On entend dans ce livre-ci la voix d’Edgar Logan, quadragénaire parisien né d’un père écossais et d’une mère normande, traducteur en  français du « type de romans qui sied au paysage émotionnel de la classe moyenne britannique ». « Ce que je savais du tempérament des hommes, je le tirais surtout de la lecture des romans » ; « Je m’étais toujours senti quelque peu étranger au monde » ; « Ma vie d’adulte n’[était] qu’une prolongation de mon enfance » – voilà l’homme, vu par lui-même.

     

    Confusion des sentiments

     

    Sans qu’on sache très bien pourquoi, il propose à un éditeur parisien, lequel accepte, de traduire les Essais de Hume. Et le voilà pour quelques mois à Édimbourg afin d’y consulter les manuscrits d’époque (XVIIIe). Là, il fait la connaissance d’un vieux prof de philo aigri, pessimiste, « n’attir[ant] pas naturellement la sympathie », et qu’une maladie de peau rend de surcroît physiquement répugnant. Les deux hommes deviennent amis… Ajoutons cependant que Harry, le philosophe, a une femme plus jeune que lui, charmante, et qui fait de la peinture.

     

    Tout semble donc annoncer une nouvelle Confusion des sentiments, et on prend un certain plaisir à la mise en place agréablement inactuelle, d’une complexité qui paraît d’abord rafraîchissante. D’autant qu’à en croire la quatrième de couverture, il s’agirait ici de « renouer avec la tradition du roman philosophique », à la manière, suggère-t-on aussi, des fictions « universitaires » d’un David Lodge.

     

    Misère de la philosophie

     

    Jennie Erdal sait en effet, comme Lodge, faire preuve à l’occasion d’humour. Et pour ce qui est de la philosophie, il y en a ! Dès le titre, qui fait référence à une démonstration de Hume tournant en gros autour de la question : « Serais-je capable de connaître quelque chose sans l’avoir préalablement éprouvé ? » Le livre s’efforce, à sa manière, de répondre à cette question au cours de longues conversations pleines d’idées et de débats. Sur le mariage, le libre-arbitre, le bonheur (qui « ne se révèle souvent que comme contrepoint, quand il est environné de choses qui lui sont contraires »). Sur la philosophie elle-même, avec laquelle l’auteure a clairement des comptes à régler, comme Hume lui-même stigmatisant ses collègues, « leurs raisonnements sur la vie humaine et sur les méthodes permettant d’atteindre le bonheur », justement. Mépris de la philosophie que l’écrivaine écossaise reprend à son compte et qui va étrangement de pair chez elle avec une hostilité déclarée pour la France, qu’elle semble considérer comme peuplée d’intellectuels sartriens toujours prêts à « se réunir dans des cafés » afin d’y parler, « l’air lugubre, d’existentialisme et de nihilisme ». Sans compter qu’« en France, les policiers sont des voyous de catégorie supérieure, des gangsters en uniforme ».

     

    Et puis, comme Edgar est traducteur, on parle aussi de l’art de la traduction, comme il a lu beaucoup de romans on parle de littérature romanesque (« On est transporté, impatient de savoir ce qui va se dérouler, même si on connaît le dénouement à l’avance »), comme Carrie peint, on parle de peinture, et il est aussi question de maladie mentale puisque la mère d’Edgar souffrait de troubles psychiques, que lui-même a connu un épisode psychotique et que le fils de Carrie, pour faire bon poids, est autiste. Tout cela alternant avec des épisodes de pêche à la mouche et un soupçon de polar (Harry épie le cottage d’Edgar, vu que Carrie y vient clandestinement pour se livrer à la méditation dans l’ancien garage)…

     

    Révélation finale

     

    Étaient-ce les effets du covid, qui me tenait alors entre ses serres ? Plus j’avançais dans ma lecture de cet étrange roman, moins je voyais le rapport entre tous ces thèmes et où exactement voulait en venir la romancière. Le pire, c’est qu’une fois guéri ça continuait. Et que je continuais cependant moi aussi, comme pris au piège d’une forêt ensorcelée : où tout cela mènerait-il ? Il ne pouvait quand même pas être sérieusement question de montrer que la philosophie ne suffit pas à mener au bonheur… Alors, où était l’urgence de tous ces problèmes ? pourquoi Hume ? pourquoi la pêche à la mouche ? pourquoi la haine de la pensée ? pourquoi la passion du narrateur pour le répugnant et paranoïaque Harry ?

     

    Puis, tout à coup, celui-ci se suicide. Et tout va aussitôt beaucoup mieux. Edgar sera bientôt en couple avec Carrie, dont il trouve le fils très sympathique. Ça y est, il a compris, « la mystérieuse nuance de bleu », c’était l’amour. Drôle d’expérience de lecture.

     

    P. A.

     

    (1) Voir le remarquable Cœur de l'hiver, de Dominic Cooper

     

    Illustration : Allan Ramsay, Portrait de David Hume, 1766

     

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