• Le Coup du fou, Alessandro Barbaglia, traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont (Liana Levi)

    www.dw.comIl y a des anniversaires qui font plus de bruit que d’autres. Les quarante ans de la mort d’Aragon ont eu un écho relativement modéré, même si certains hommes de lettres ont cru bon, à cette occasion, de déverser sur le grand romancier-poète quelques tonnes d’invectives assez tardives pour être sans grand risque. En revanche, les anniversaires échiquéens semblent retenir l’attention. Les échecs seraient-ils un thème littéraire à la mode ? À la rentrée 2022 paraissait ausssi Le Pion, de Paco Cerdà (La Contre Allée, voir ici). L’écrivain ibérique y racontait la partie ayant opposé, en 1962, Bobby Fischer à Arturo Pomar. L’échiquier de l’Histoire se superposait à l’échiquier tout court, et l’évocation d’autres « pions » sacrifiés au long du vingtième siècle par des puissances diverses alternait avec le récit de l’affrontement entre l’Américain et l’Espagnol. Pour évoquer, dix ans plus tard, en 1972, à Reykjavik, la partie qui vit le même Fischer ravir son titre de champion du monde à Boris Spassky, Alessandro Barbaglia s’inscrit, lui, résolument dans le registre de l’intime. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui se passe dans la tête de ses deux héros, et qu’il reconstitue à partir de nombreuses biographies citées en fin de volume, entre des « Notations échiquéennes » indiquant les différents coups joués par les deux adversaires, et les interminables remerciements devenus de rigueur.

     

    La variante Barbaglia

     

    L’auteur évacue sans états d’âme l’arrière-plan de guerre froide, réduit à quelques anecdotes folkloriques (le coup de fil de Kissinger à Fischer, les Soviétiques démontant et examinant pièce par pièce le fauteuil de l’Américain – le seul dans lequel il acceptât de jouer…). Plutôt que l’Histoire, nous avons le mythe, et l’épopée, par excellence, mais lointaine : « Fischer est Achille et Spassky Ulysse, voilà tout ». Comme on le sait depuis Freud, le mythe ou l’épopée fournissent cependant de bonnes grilles de lecture pour l’histoire personnelle… Ici, c’est celle des rapports entre l’auteur-narrateur et son père, psychanalyste connu, mort alors que son fils était encore adolescent.

     

    Vous l’aurez compris, nous avons là une variante inédite d’un genre en passe de devenir quasi dominant : le roman biographique où l’autobiographie croise la biographie proprement dite. Il y a là une certaine logique, dictée par la passion actuelle pour les histoires vraies racontées comme des romans. J’ai déjà dit mainte fois quel fantasme rassurant me semblait pointer sous cet engouement : si les histoires vraies sont des romans, nos vies en sont ; et les héros de roman sont immortels…

     

    Il faut le reconnaître, Alessandro Barbaglia reste à distance des stéréotypes de ce nouveau genre littéraire. D’abord, il ne prétend à aucun parallèle entre lui-même et ses héros. Ensuite, le mythe supplante chez lui le romanesque à proprement parler. C’est la véritable originalité de son roman que l’entrecroisement de trois fils : la guerre de Troie, le père et les échecs. Certes, il oblige l’auteur à des contorsions qui restent assez peu convaincantes. Celui-ci a beau se donner beaucoup de mal pour justifier sa thèse, démontrer que le véritable ennemi d’Achille est Ulysse, que Fischer est Achille, que Spassky est Ulysse, tout cela reste une idée, astucieuse, mais un brin tirée par les cheveux. Elle amène cependant l’écrivain italien à déplacer peu à peu l’intérêt vers le champion russe, devenu « l’homme au génie protéiforme, l’homme des questions, du doute ». Le plus humain, aussi, capable d’accepter de jouer dans le petit débarras où Fischer a exigé que la partie se déroule, à l’abri des caméras, lesquelles l’angoissent. « Qu’il soit entré dans le cagibi avec Bobby », c’est cela le coup du fou : « celui d’un homme qui risque sa peau – et sa gloire de champion du monde – pour essayer de se faire le père d’un esprit apeuré ». Ce qui renvoie à la très belle histoire du père du narrateur finissant, à force d’intelligence et de patience, par se faire ouvrir la porte de la chambre où un enfant psychotique se claquemurait depuis des mois, refusant de voir qui que ce fût.

     

    Les cannelonis et le chant des baleines

     

    Sinon, cependant, pourquoi le père ? Quel rapport avec les échecs ou la guerre de Troie ? Que le narrateur, enfant, ait entendu une conversation entre son géniteur et les amis de ce dernier, tous psys comme lui, à propos de Fischer, rien d’étonnant. Le joueur de génie était, on le sait de reste, pour le moins perturbé : le fauteuil (voir plus haut), le lait, dont il engloutissait des litres à l’exclusion de toute autre boisson, les avions, où il ne pouvait prendre place qu’entre plusieurs rangées de sièges vides… Barbaglia ne manque pas de nous abreuver de semblables anecdotes. L’Américain est capable de calculer de tête 1045 combinaisons possibles sur l’échiquier, mais (ou car) « les gens (…) comme Bobby vivent (…) dans une autre réalité », où « ils sont seuls ».

     

    La fascination pour cette figure hors norme reste peut-être en fin de compte la vraie motivation du romancier. Quoi qu’il en dise, faisant de son livre « un dialogue laissé en suspens » entre son père mort trop tôt et lui, une « discussion » qui n’a pas pu avoir lieu dans le passé. Belle idée, là encore. Seulement pourquoi vouloir à tout prix être drôle ? Pourquoi les doigts de Fischer « aussi gros que les cannelonis farcis à la ricotta et aux épinards de ma grand-mère », pourquoi les répétitives et pesantes plaisanteries sur l’Islande où il ne se passe jamais rien ?... Quand il oublie ce devoir de comique, notre homme sait trouver de beaux accents pour dire ce qui advient quand deux génies s’affrontent sur soixante-quatre cases, inventant « une langue que seules cinq ou six personnes au monde, peut-être, comprennent pleinement ; la langue chiffrée des dieux et des échecs, (…) très douce. Comme le chant des baleines ».

     

    P. A.

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