• Le Dévoué, Viet Thanh Nguyen, traduit de l’anglais par Clément Baude (Belfond)

    blog.amica-travel.comOn l’avait laissé dans un camp de rééducation, en train d’écrire sa confession à la demande des autorités. Il y racontait comment, membre de la police secrète sud-vietnamienne travaillant en réalité pour le Nord, il avait, à la chute de Saigon, sur ordre, fui aux États-Unis pour y espionner le milieu émigré. Mission qui l’avait amené à commettre quelques assassinats, puis à rentrer clandestinement au pays malgré lui, avec une « armée de libération » aussitôt neutralisée — d’où, malgré les services rendus, le camp.

     

    Tout cela constituait le sujet du Sympathisant (1), prix Pulitzer 2016. Deux ans plus tard paraissait Les Réfugiés (2), recueil de nouvelles évoquant la vie en Amérique des exilés vietnamiens. Et, aujourd’hui, donc, revoici le héros anonyme de Viet Thanh Nguyen, dans un roman dont le titre anglais, The Committed, signifie quelque chose comme l’homme engagé. À présent, ce héros porte un nom, Vo Danh, qui veut justement dire anonyme. Mais il est de nouveau en train d’écrire une confession (« Merci, Jean-Jacques ! Tu m’as donné l’envie d’être fidèle à moi-même, car bien qu’étant un bâtard méprisable, j’ai été un bâtard méprisable à nul autre pareil »).

     

    Agent double et frères de sang

     

    Il a échangé le camp contre une clinique de luxe, où l’ont mené bien des péripéties, qui font l’objet de son récit. Réfugié, après sa libération et sa fuite, avec Bon, son « frère de sang » anticommuniste et naïf, en France plutôt qu’aux États-Unis devenus trop dangereux, il est recueilli par la « tante » parisienne à qui il a longtemps fait parvenir des messages cryptés. Cette éditrice bien introduite et toujours communiste le met en contact avec le milieu intellectuel et la gauche caviar des années 1980. En parallèle, les deux exilés reprennent langue avec le « boss », truand chinois connu au camp. De la rencontre de ces deux univers, notre héros lettré va faire une source de profit en vendant aux uns la drogue fournie par l’autre. Entrant ainsi en concurrence avec Saïd et sa bande, anciens colonisés eux aussi, quoique issus d’horizons différents. Cependant, venu du Vietnam, Man, le troisième « frère de sang », ancien recruteur, supérieur, puis bourreau après le désastreux retour au pays natal, arrive à Paris.

     

    Que résultera-t-il de la rencontre finale entre les trois anciens condisciples qui s’étaient juré fidélité au lycée de Saigon ? Théoriquement, nous le savons, celui qui nous parle nous l’ayant annoncé dès la première page : « Quelle étrange situation, d’être mort tout en rédigeant ces lignes dans ma petite chambre du Paradis »… Peut-on cependant le croire ? Oui et non, une double fin laissant ouvertes au moins ces deux possibilités. Car tout est double, ici. Le motif qui était déjà celui du Sympathisant est repris et fouillé avec un acharnement qui ne laisse pas d’impressionner. Tout, à commencer par le héros-narrateur, « bâtard » né d’une paysanne vietnamienne et d’un prêtre missionnaire français, agent double toujours double, régulièrement visité par les fantômes de ceux qu’il a tués, en proie à la culpabilité et à la honte, qui vont « tellement bien ensemble, comme le gin et le tonic, comme la civilisation et la colonisation… ».

     

    Pistolets, excréments, métaphysique

     

    Cet « homme aux deux esprits », capable de « voir n’importe quel sujet des deux côtés » contamine toute la fiction : personnages (Bon/Man, le boss/Saïd), situations, répétées et inversées dans un miroitement général. Mais il y a plus. Le dédoublement est au principe même d’un roman qui, tout en oscillant entre satire sociale et thriller trépidant, transgresse plus d’une fois les limites de l’essai, tant le discours y phagocyte sans cesse le récit. Discours politique, évidemment (« Le maître chantait liberté, égalité, fraternité pendant que son peuple asservissait le peuple de l’élève »). Mais pas seulement, ni même essentiellement, comme l’attestent les multiples références littéraires et théoriques, où Sartre et Kristeva voisinent avec Fanon. Le « psychanalyste maoïste » qui finit par prendre en charge le narrateur le lui dit bien : son problème est « philosophique ». Et, de fait, notre homme en viendra pour finir à une mystique du néant bien orientale : « Rien n’est sacré, et le rien est partout, comme Dieu, dont le rien n’est qu’un autre nom ».

     

    C’est l’originalité de ce très singulier polar que l’enthousiasme avec lequel il mêle aux coups de pistolet, aux séances de torture et aux récits d’orgies une véritable passion pour la parenthèse psycho-métaphysique déjantée. Ce pourrait aussi devenir sa faiblesse, s’il n’y avait l’écriture, répétitive et incantatoire, mêlée d’ironie noire et de digressions scatologiques (une étrange obsession fécale plane sur ce texte). Écriture à tout bout de champ mise en scène et en abyme, ne serait-ce que par les titres donnés aux différentes parties du roman : 1) Moi, 2) Moi-même, 3) Je, 4) Vous, Épilogue, Tu.

     

    Je vous entends le penser : oui, il en fait beaucoup. Dans la longueur (plus de 400 pages), la violence, la truculence, la dialectique. C’est indéniable : le charme et la réussite, ici, sont dans l’excès. Amateurs de sobriété et d’ellipses, passez votre chemin. Bienvenue aux autres.

     

    P. A.

     

    (1) Traduction française Clément Baude, Belfond, 2017, voir ici

    (2) Même traducteur et même éditeur, 2019, voir ici

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