• Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles, C. F. Ramuz (Zoé poche)

    photo Pierre AhnneCe sont quinze nouvelles écrites entre 1943 et 1947, année de la mort de Ramuz. Pour une part, des fragments qui auraient dû être intégrés à Posés les uns à côté des autres, roman resté inachevé et auquel l’écrivain suisse a fini par renoncer. Ils ont été publiés, comme les autres textes, à titre posthume ou non, soit en revue, soit dans d’autres recueils.

     

    Comme Jérôme Meizoz le souligne dans sa brève et riche préface, on a là, plutôt que des « nouvelles-histoires », des « nouvelles-instants », proches d’une forme de poésie. Des instants, cependant, où se joue parfois une vie : un jeune voleur est arrêté ; un petit berger prend conscience de tout ce qui le sépare des « demoiselles de la ville » ; guérie brusquement de son délire, une folle revient à la désespérante raison ; la mort d’un enfant révèle l’adultère de sa mère… Des instants, quoi qu’il en soit, pas vraiment gais. Quand ce n’est pas de la mort qu’il est question (chute, attaque, suicides par noyade, par pendaison), c’est de l’impossibilité d’atteindre l’objet du désir, de l’impuissance, de la séparation entre les êtres. L’omniprésence du thème du regard traduit bien ce sentiment d’une distance qu’on ne peut combler. Un jeune homme « se perce dans le feuillage une fenêtre » pour observer une jeune fille qui dort et qu’il n’ose pas réveiller ; un autre « se glisse jusqu’à la fenêtre de la cuisine dont les contrevents sont à demi tirés » pour regarder la fille de son patron, par définition interdite ; dans le paysage luit, « doucement, comme un œil, un petit lac » ; une « demoiselle » s’y baigne nue, « vue ainsi doublement, et vue ainsi deux fois, étant recommencée au-dessous d’elle par son reflet », comme pour mieux narguer le pauvre berger qui, sans qu’elle s’en aperçoive, la guette de loin.

     

    « Les belles choses de la vie »

     

    Il y a pourtant autre chose ici que la fatalité sociale ou la difficulté à porter son désir… Le grand personnage, chez Ramuz, c’est le monde. Les hommes sont toujours pris dans une interaction avec les objets ou, surtout, les éléments de la nature : montagnes, vallées, lacs… les scènes d’intérieur sont rares. Et quand on est dans une chambre, c’est près d’une fenêtre : « Adrienne n’avait qu’à tourner la tête ; alors voilà que ses yeux s’en allaient, bercés longtemps et soutenus dans ce grand bleu ; et il y avait, dans ce bleu, les belles choses de la vie ».

     

    On comprend, dans un tel contexte, le rôle essentiel des descriptions. Le réalisme, qui en a tant usé, cherchait à gommer ou à contourner la discontinuité du langage articulé pour donner, à l’instar de la peinture (de son temps), l’illusion d’une supposée plénitude du réel. À sa suite, toute une part de la modernité, à partir de Flaubert, met en scène cet effort vers une continuité impossible, exhibant ainsi les limites du langage. Ramuz, quant à lui, procède à l’inverse de la tradition naturaliste à laquelle on le ramène parfois encore. Prenant, pour ainsi dire, la langue au mot, il renchérit sur son caractère discontinu : « Et les montagnes, alors, sont apparues du haut en bas, avec (…) leurs trois étages, leurs trois ou cinq ou même six étages et, sur celui d’en bas, il y a des villages, sur celui le plus haut les mayens ; et, au-dessus encore… ». Ou bien : « D’abord un coteau, la douce molle pente d’un coteau planté de vignes, et puis un ravin et sur ce ravin un viaduc. Derrière, des montagnes… ». Ou, s’agissant cette fois d’un corps : « Ses jambes nues jusqu’au-dessus des genoux repliés avec une belle couleur dorée qui est celle de la prune mûre ; et plus haut vient sa ceinture, et plus haut sa respiration ».

     

    « Qu’est-ce que ce plus encore ? »

     

    Le monde de Ramuz est fait de morceaux entassés et juxtaposés. Et Jérôme Meizoz, encore lui, parle à juste titre d’une « tension entre les fragments et le tout, présente aussi bien dans le style que dans l’intrigue ». Car ce qui est sûr, c’est que ce curieux travail de mise en morceaux et de recomposition, dont j’ai moi-même déjà parlé ailleurs (ici et ici), exhibe, à travers la phrase faussement embarrassée du grand Vaudois, le geste même de l’écriture. Et met aussi en scène une dialectique du vide et du plein, un effort toujours recommencé pour atteindre à une plénitude qui se dérobe.

     

    « C’est drôle comment on est fait tout de même : c’est justement quand on a tout qu’on veut avoir plus encore. Mais qu’est-ce que ce plus encore ? » Arrivera-t-on à saisir un tout au-delà du tout, et plus tout que le tout ? Ou vaut-il mieux, comme un autre personnage, renoncer à son désir, battre en retraite, parce que « tout est en ordre ; le bel ordre du monde, il ne faut pas le déranger » ?... « Deuil d’une totalité achevée », « préoccupation constante de Ramuz », comme le suggère le préfacier, renvoyant discrètement au titre du roman inabouti que je citais plus haut ? Ou plutôt sentiment d'un monde qui ne se donnerait qu'en se retirant, à l’image de ces présences surnaturelles qui l’habitent, et qui, là, pas là, hantent si souvent les récits de l’auteur helvétique : chemises « gonflées comme s’il y avait un corps dedans », rayon de lune bougeant « drôlement en changeant tout le temps de forme », « chose blanche », « forme inconsistante » qui s’évanouit quand on veut la saisir (« Il perce au travers de l’obstacle, il continue à avancer, comptant bien la voir reparaître »)… Le corps du monde ?

     

    P. A.

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