• Le Masque de Dimitrios, Eric Ambler, traduit de l’anglais par Gabriel Veraldi et Patricia Duez (L’Olivier)

    limaginariumboutique.frComme l’alpinisme, la foi et quelques autres thèmes, l’espionnage redevient un centre d’intérêt (1). Pas celui des Coplan, que dévorait ma mère, et dont, enfant, je contemplais rêveusement les couvertures énigmatiques, où des gens en gabardine brandissaient des armes à feu. Non : l’Espionnage avec un grand e, celui qui se réclame de Conrad et de Green. Les éditions de L’Olivier entreprennent ainsi de remettre en lumière l’œuvre d’Eric Ambler. Né à Londres en 1909, mort en 1998, l’homme a publié cinq « romans d’espionnage » entre 1936 et 1940, puis, après la guerre, qu’il fit dans l’artillerie, il écrivit des scénarios à Hollywood et, avec un grand succès, d’autres livres. Hitchcock a dit de lui : « Il faut lire Ambler », et John le Carré l’appelle « notre maître à tous ».

     

    « Rien d’artistique »

     

    En avril paraîtra Je ne suis pas un héros. Deux autres titres sont prévus en 2025. Mais tout a commencé début février avec ce Masque de Dimitrios, paru en 1939 et, dans une première édition française, en 1966. Est-ce bien un roman d’espionnage ? Il a pour cadre toute l’Europe, sur fond de convulsions historico-politiques (surtout balkaniques) et de guerre prochaine. Quelques assassinats s’inscrivent dans ce contexte. Cependant personne ou presque n’est ici membre d’un service secret ou espion professionnel. Les personnages sont plutôt des malfaiteurs internationaux, issus de « la classe dangereuse, les parasites, les escrocs (…) la lie de la société », et leurs activités essentielles sont le trafic de drogue, la traite des Blanches, le chantage et l’extorsion de fonds. Le meurtre, évidemment, est un moyen d’action devant lequel ils ne reculent pas.

     

    Est-ce plutôt, alors, un roman policier ? Ah, tout est là !... Latimer, dont nous partageons le point de vue, a quitté ses fonctions universitaires pour vivre de sa plume après avoir publié plusieurs romans de ce type (Une pelle ensanglantée ; Moi, dit la mouche…). Du fait, sans doute, de cette « cohérence inepte » qui préside aux événements humains et « qu’il est facile de confondre avec l’œuvre d’une providence consciente », il rencontre à Istanbul le chef de la police secrète turque, lequel lui propose d’écrire un nouvel opus à partir d’une intrigue inventée par lui-même. Elle est nulle, mais le colonel turc se laisse aller à parler d’un « vrai meurtrier », un meurtrier sans « rien d’artistique », nommé Dimitrios Makropoulos, et dont on vient de repêcher le cadavre dans le Bosphore. Le romancier anglais se met alors en tête d’enquêter sur l’affaire à partir des maigres éléments dont il dispose : « Toute cette routine du détective que l’on imagine si légèrement, si gratuitement en écrivant un livre, on la vivrait soi-même »…

     

    « Zone grise »

     

    Au-delà de ce point de départ plus humoristique que vraisemblable, c’est visite guidée dans le monde du crime. On n’entrera pas dans les détails, bien sûr, d’une aventure qui emmènera notre ami britannique de Smyrne à Paris en passant par Athènes et Sofia, à travers maints mauvais lieux hantés d’individus pour le moins suspects, qui seront autant d’informateurs prêts à laisser tomber au cours de longs dialogues des renseignements vrais, faux ou décevants. Latimer, naturellement, « d’observateur détaché », se retrouve « participant actif », et l’histoire dépasse vite le « niveau d’un criminologue amateur (et d’un auteur de romans policiers) », pour se terminer sur une accélération spectaculaire avec révélation inattendue et coups de pistolet.

     

    Tout finit donc comme dans un roman. Avant ?… Récit fasciné de recherches fastidieuses, exposé minutieux de corruptions indispensables, galerie de portraits parmi lesquels ne figurent « ni héros ni héroïnes ; seulement des canailles et des imbéciles ». Comme l’écrit Olivier Cohen dans un texte de présentation, Ambler décrit une « zone grise propice à l’ennui et d’où la violence peut surgir à tout moment » – mais elle ne le fait qu’in extremis.

     

    « Poisson mouillé »

     

    Une forme nouvelle de réalisme ?... Une forme nouvelle, en tout cas. La réflexion sur l’art romanesque est au cœur du livre, dont elle constitue au fond le vrai sujet. Latimer rêve de retourner « écrire un roman, avec un commencement, un milieu, une fin », alors qu’il erre apparemment guidé par le hasard, mais, à son insu, « jouet de circonstances indépendantes de son pouvoir » et presque constamment manipulé par les vrais auteurs de ce qui lui arrive. « Les mondes imaginaires que l’on cré[e] pour son propre confort » n’ont rien à voir avec le monde réel, le narrateur ne cesse de nous le répéter. Pourtant, face à un pistolet, l’écrivain égaré, qui a maintes fois décrit pareille scène, n’a pas la réaction qu’il imaginait alors devoir être la sienne si la chose lui arrivait réellement ; et, même s’il affirme ne pas croire « à cette sorte de démon professionnel, inhumain, que décrivent les romans policiers », il doit avouer qu’en ce qui concerne Dimitrios, il a des doutes.

     

    Façon de suggérer que le roman non romanesque reste un roman, avec ses codes, tout comme l’autre. Aussi bien celui-ci est-il au service d’une analyse politique jamais pesante, ironique, finement distillée, mais claire et nette : Dimitrios est « un élément d’un système social en décomposition », « les Bonnes Affaires et les Mauvaises Affaires [sont] les dieux de la nouvelle théologie », « la finance internationale (…), menacée par le communisme », est prête à tout pour continuer à « s’enrich[ir] sur les faibles ». Et pour étayer cette thèse, l’auteur use de figures empruntées au fantastique le plus pur : en se dérobant, Dimitrios semble susciter son propre double, le redoutable monsieur Peters, avec ses grosses lèvres, ses considérations sur « l’Être suprême » et ses discours sentimentaux (« Ce serait tellement mieux de se montrer franc et ouvert, de rejeter le manteau de mensonges et d’hypocrisie qui pèse sur nos épaules »…). Ce personnage qui tient son pistolet « comme un poisson mouillé » est la vraie figure satanique du récit. Une figure qu’on n’oublie pas. Pauvre diable, peut-être, mais diable malgré tout.

     

    P. A.

     

    (1) Voir par exemple ici

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