• Le Taureau de La Havane, Louis-Ferdinand Despreez (Éditions du Canoë)

    consent.yahoo.comCurieux personnage que ce Louis-Ferdinand Despreez… Son nom est sans doute un pseudo, mais ça n’est pas sûr. Sur les photos il est tantôt noir, tantôt blanc. Ce qui semble à peu près certain, c’est sa naissance en 1955 au Transvaal, et les ancêtres huguenots qui expliqueraient sa connaissance du français et le fait qu’il écrive dans cette langue. Membre de l’ANC, il aurait, après la fin de l’apartheid, été chargé par le nouveau pouvoir sud-africain de diverses missions à travers la planète. Quelles missions ? Mystère… En tout cas notre homme semble connaître d’assez près le fonctionnement des services secrets d’un peu partout.

     

    Aujourd’hui, il vit, dit-il, sur un bateau et, cela, du moins, ne fait pas de doute, s’adonne à la littérature. D’où plusieurs romans, apparentés au genre policier, dont un, déjà, chez le même éditeur(1), lequel confirme une fois de plus (2) son goût pour les personnalités littéraires originales et son refus d’entrer dans les carcans d’un certain dogmatisme actuel.

     

    Fable farcesque

     

    « Écoute bien cette histoire, ami lecteur. Le narrateur ne la racontera qu’une fois de peur qu’on ne le croie pas » déclare celui-ci à propos de ce qui s’annonce par ailleurs comme une « fable tropicale ». Fable, ou farce… Le docteur Bounthan, brillant vétérinaire laotien formé à Moscou, est envoyé par son gouvernement à Cuba, où, en cette année 1991, après l’effondrement de l’URSS, « la panade et la dèche » ont atteint « des sommets inénarrables (…), sans vouloir aucunement verser dans l’anticommunisme ou l’anticastrisme (…), puisque tout était en réalité la faute de ce maudit morpion catholique de Kennedy et pas de Fidel ». Ce dernier, pour remédier à la pénurie de viande de bœuf, a conçu un hardi projet : le taureau Fidelito (dont le nom, on s’en doute, provoquera quelques prévisibles quiproquos) sera, au nom de l’amitié entre les peuples non alignés, expédié au Laos sous la surveillance de Bounthan et des autres membres de la délégation qui l’accompagne. Là, il fécondera vingt et un mille neuf cents mères porteuses (« Pas du boulot de dilettante »), qui seront envoyées à Cuba pour reconstituer le cheptel.

     

    Affaire « rocambolesque », pour ne pas dire totalement invraisemblable, même si les remerciements finaux invoquent vaguement une pseudo-histoire vraie. Mais l’auteur en exploite jusqu’au bout le potentiel narratif loufoque. Après le voyage sur un cargo cubain, au cours duquel on suit les amours parallèles de Fidelito avec la vache Marielita et de Bouthan avec la belle agronome laotienne Siriphone, tout le monde arrive à bon port, où le taureau est aussitôt enlevé contre rançon puis exécuté par ses ravisseurs. Pour éviter la fureur de Castro, on lui enverra une photo maquillée par le représentant local du KGB, lequel connaît la question (« Je ne ferai pas de daube, j’ai une réputation à tenir, tovaritch, j’ai bidouillé Staline, Mao et Lech Wałęsa, moi ! »). Tout pourrait peut-être s’arranger. « Mais, hélas, il y a toujours un crétin, un idéaliste, un croisé de la guerre sainte à moitié décérébré (…) pour manigancer des farces »…

     

    Chacun l’aura compris, on est dans le (très) gros comique. Prévenons le lecteur potentiel, il devra passer par-dessus la volonté parfois un peu pesante de faire drôle à chaque phrase, comme par-dessus un humour qui n’est plus toujours vraiment d’époque. Ici, on n’aime pas les « mémères sans charme », ni les « grosses bonnes femmes blanches, blondes et bruyantes, chaussées de hideuses sandales orthopédiques Birkenstock ». On leur préfère nettement les Cubaines « aux longues jambes bronzées et au derrière rebondi en forme de melon », ou une belle laotienne qui, « en bouddhiste convaincue (…) ne [fait] pas au lit les choses à moitié ».

     

    Un conte et sa morale

     

    Qui persévère constatera malgré tout que quelquefois tout ça est vraiment drôle, ou, en tout cas, dans son excès, d’une assez réjouissante dinguerie. Certains seront même peut-être tentés de penser que ce récit, plus habilement construit qu’il ne paraît au premier abord, tente de renouveler le genre du conte philosophique : nous avons un Candide (Bounthan), une Cunégonde (Siriphone) ; et, comme tout conte philosophique, celui-ci est avant tout politique. Le narrateur ne cache en effet pas son intention de donner, à sa manière, un portrait indirect du monde en 1991, « au sortir de cette confortable et rassurante guerre froide qui avait tenu la planète à l’abri de conflits majeurs grâce à la bienfaisante menace nucléaire ».

     

    C’est là que le comique généralisé trouve son sens : tout ridiculiser, c’est aussi, d’une certaine façon, tout dédramatiser. Et ouvrir ainsi des possibilités paradoxales en matière de nuances, échappant du coup au manichéisme des idées toutes faites. On le constate à propos du tableau de Cuba et du portrait de son chef historique, brillant d’être à la fois sans concession et subtilement balancé. Et plus encore à propos de l’image donnée du Laos, pays pour lequel on sent la tendresse de l’auteur : « La monarchie léniniste mâtinée de rigidité vietnamienne et de suaves perversions chinoises [s’y est] avérée », nous dit-il, « au moins aussi fréquentable que les formes antérieures de gouvernement royaliste de droit divin ou colonial ». Les « invasions éhontées à répétition d’étrangers mal élevés (…) n’[ont] jamais empêché personne au Paradis-sur-Mékong de faire la fête », et Depreez, par la bouche de son narrateur, en célébre volontiers la cuisine, les paysages, les habitants, voire le régime relativement modéré qu’ils se dont donné. Car s’il y a une morale à tirer de cette « fable », elle est suggérée dès le Préambule, où l’auteur avoue aimer aussi bien les Cubains et « le romantisme de leur révolution » que les Lao, « pour leur sens de l’humour »…

     

    P. A.

     

     

    (1) Bamboo Song : le plénipotentiaire du vent (2021)

    (2) Voir ici

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