• Le Village secret, Susanna Harutyunyan, traduit de l’arménien par Nazik Melik Hacopian-Thierry (Les Argonautes)

    www.getyourguide.frDans le village de Susanna Harutyunyan, il y a un chef de village, un maréchal ferrant, une guérisseuse… Il y a une conteuse. Elle fait interminablement durer, pour le plaisir des enfants mais aussi des adultes, un conte qui parle d’un fils de roi, de forêts enchantées, de marécages et de monstres. « Avec son conte aussi simple que long, [elle a] attisé l’imaginaire des habitants (…) durant de longues années, accompagnant parfois des vies entières ». Quand, une cinquantaine d’années après son arrivée au village, elle meurt, âgée de cent ans, sans avoir achevé son récit, le roman lui-même est bien près de se terminer.

     

    Histoire et chronique

     

    Cinquante ans, c’est à peu près le temps qui se sera écoulé dans la réalité historique depuis les premiers massacres d’Arméniens en 1895 jusqu’à l’Arménie soviétique de 1945, en passant par 1905 et, bien entendu, 1915. Chaque tragédie aura amené son lot de « nouveaux arrivants » dans le village du titre. Harout, chef dudit village, les guide depuis le « monde extérieur » jusqu’à ce refuge mystérieusement préservé, entouré de hautes montagnes et dont personne ne sait où il se situe exactement (« Seul Harout connaissait les chemins qui menaient hors du village ainsi que ceux qui permettaient d’y revenir »).

     

    D’un côté, le temps de l’Histoire, de l’autre, un univers mythique où tout semble aussi immobile que dans le conte de la vieille Varso, dont le prince ne vieillit jamais. Les « nouveaux arrivants » se fondent les uns après les autres dans une communauté d’apparence ancestrale, avec ses figures pittoresques, ses querelles, ses farces et ses petits drames. Comme dans toute chronique rurale, le pittoresque, la musique et, ici, le halva sont au rendez-vous.

     

    Pourtant, là aussi, les événements se succèdent, de manière très lente et quasi insensible, mais inéluctable. Nakhchoun, ainsi nommée par les villageois pour sa « beauté éblouissante », arrive un jour, enceinte après avoir été violée par les Turcs. Pour cette raison elle est en butte à l’hostilité des habitants, mais Harout, peut-être épris d’elle, la protège. Elle met au monde deux jumelles. Celles-ci grandissent, l’une meurt. Nakhchoun elle-même fait ériger, en mémoire de sa famille massacrée, une pierre tombale. Laquelle attirera l’attention des soldats chargés de garder les prisonniers allemands condamnés à travailler « pour expier les crimes d’Hitler ». Le village, du même coup, sera découvert.

     

    Mythe et roman

     

    Dans un subtil jeu d’équilibre et de ruptures infimes, le roman se construit ici malgré la logique du mythe. La narratrice et le lecteur ne renoncent à cette logique qu’à regret, mais l’histoire et l’Histoire travaillent souterrainement contre elle. On n’échappe ni au réalisme ni au tragique, semble nous dire cette fable historico-politique. Le tragique, ce sont d’abord les souffrances, tout au long du XXe siècle, du peuple arménien. Si elles ne sont présentes ici que dans les souvenirs des anciens ou nouveaux « arrivants », ces souvenirs sont pleins de gens décapités, brûlés vifs, crucifiés, de tortures, de viols… « Qu’a pu penser le Céleste, quand il imposa de telles épreuves à l’homme ? » Il n’est cependant pas interdit d’entendre aussi une allusion à d’autres malheurs plus récents dans l’évocation de cet abri toujours ouvert à ceux qui fuient « une situation difficile » et qu’on accueille sans rien leur demander (« Quand un monde s’écroule, on ne pose pas de questions »).

     

    Oui, le lecteur s’attriste de voir le village secret révélé, et de devoir retomber du mythe dans l’Histoire. Cependant le mythe ne s’efface pas complètement. Il reste vivant dans ce qui constitue le fond permanent du récit et l’arrière-plan immuable des aventures humaines : le monde naturel. Celui-ci se réduit pratiquement à deux éléments : le ciel, avec la montagne « pareille à une main [le] soutenant (…) par le menton », et l’eau – celle d’un lac jamais nommé, bien sûr, mais qui ressemble au lac Sevan, près duquel naquit l’auteure, au cœur de cette Arménie dont elle est une des grandes écrivaines. Entre lac et ciel, il y a le vent, un des personnages importants du récit. Le vent « souffl[e] un chagrin glacé à travers le lac », il « travers[e] le ciel comme un nerf tendu ». Il « s’enroul[e] et s’agit[e] sauvagement, se coll[e] aux rochers et au sol, rong[e] la pierre et les buissons, les égratignant de ses doigts sans ongles, attrapant sa propre queue et l’avalant tandis qu’il gliss[e] »… Voilà pour la personnification, et pour la mythologie qu’elle esquisse. Ou alors, on pourrait parler de symbolisme, et voir là une image des convulsions de l’Histoire… À moins que ce ne soit de la permanence des choses.

     

    P. A.

     

    Illustration : sur les bords du lac Sevan

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