• Les Garçons de la cité-jardin, Dan Nisand (Les Avrils)

    photo Pierre AhnneLes éditions Delcourt sont devenues, il y a quelque temps déjà, le groupe Delcourt, qui, si j’ai bien suivi, se ramifie en collections, dont l’une, Les Avrils, publie sous ce seul label, cet automne, un premier roman. À le lire, on ne peut s’empêcher de penser à Leurs enfants après eux (1), où Nicolas Mathieu racontait, sur fond de région en crise, la vie de plusieurs individus pris au sortir de l’adolescence. Mais, ici, si le milieu social est plus ou moins comparable, le titre renvoie à une double appartenance communautaire ; et à un double huis clos — la famille, le quartier.

     

    Ungemach et Hildenbrandt

     

    En bordure de Strasbourg, entre le plutôt chic Wacken et le vaste territoire des institutions européennes, s’étend une sorte de village dont les rues ont des noms de fleurs et les maisons de faux airs de campagne et de conte de fées. C’est la cité Ungemach. Elle fut édifiée entre les deux guerres, à l’époque où fleurissaient un peu partout d’autres cités-jardins, nées sous le signe du paternalisme, de l’hygiénisme ­— voire de l’eugénisme, comme pourrait le suggérer l’inscription figurant sur la stèle où le fondateur de celle-ci a résumé ses intentions : « Aider de jeunes ménages en bonne santé désireux d’avoir des enfants et de les élever dans de bonnes conditions d’hygiène et de moralité ».

     

    Le Strasbourgeois que je fus moi aussi a reconnu ces rues qui se croisent à angle droit autour d’une place carrée où, en fin de journée, la jeunesse vient s’ébattre. Je ne m’étais jamais dit que je parcourais « un de ces endroits où les enfants enseignent cruellement aux autres enfants à ne pas circuler seuls », mais je veux bien le croire. Dan Nisand ajoute, toujours à propos de sa cité à lui, transposée aux confins de Mulhouse et rebaptisée « cité Hildenbrandt » : « Être d’Hildenbrandt [est] une condition collective qui fin[it] toujours par se manifester, parce qu’elle [est] votre définition ». Nous voilà prévenus.

     

    Un curieux personnage d’intellectuel, fourvoyé dans ce quartier « où les rupins hésit[ent] à scolariser leurs enfants », prête sa voix à notre jeune auteur pour brosser, à grands traits précis, l’histoire de l’endroit. Et, à l’arrière-plan, c’est l’histoire de toute une région qui s’esquisse, dans laquelle Dan Nisand ancre résolument son propos : pas de personnes issues de l’immigration, ici, on s’appelle « Pfefferkopf », « Issler », « Moos », « Munkensturm », et on ponctue son discours de « Wie geht’s ? », de « langsam », voire de « v’r dammi ».

     

    « Le troisième fils »

     

    Au cœur de sa cité, l’auteur plante le monument aux morts réellement dressé au centre de Strasbourg, et qui représente la patrie en pieta pleurant ses deux fils. C’est qu’« il s’en faut de beaucoup que tous nos morts l’aient été pour la France », comme le rappelle un personnage. Mais l’image articule aussi, astucieusement, l’Histoire collective et l’histoire qu’on veut nous conter. « Et le troisième fils, où est-il ? » se demande en effet le héros du roman. Car, chez lui, ils sont trois : les Ischard, drôle de nom, qui suffit à les singulariser dans le contexte évoqué plus haut. La mère est morte prématurément d’un arrêt du cœur, ce qui est d’autant plus dommage qu’elle était la seule vraiment fréquentable dans la famille. Il nous reste donc : un père, catatonique ; un frère, Virgile, grosse brute dépressive, engagée dans la Légion pour cause d’amour contrarié (Nelly, « la voyoute en chef »), et de retour après un probable passage par la prison ; un autre frère, Jonas, semi-délinquant d’une méchanceté pathologique ; enfin, le petit dernier, Melvil, que ses frères surnomment « Caillette », voire, dans leurs grands jours, en hommage à ses talents de ménagère, « petite sœur ». C’est lui le héros.

     

    Le problème de Melvil, incapable de violence, c’est de savoir s’il est ou non un (vrai) Ischard. Il hésite entre la fascination qu’il éprouve pour ses frères, pour leur brutalité, pour la terreur que leur seul nom éveille dans la cité, et les autres horizons que lui ouvrent, chacun à sa manière, ses seuls amis : William, l’intello déjà mentionné, et Hippolyte, jeune handicapé méprisé de tous. Pas vraiment d’intrigue dans tout ça, mais, coupée de brefs et trompeurs retours d’espoir, une série de catastrophes prévisibles. Car le vrai sujet de ce roman, très sombre malgré sa tonalité occasionnellement truculente, c’est le destin. Les Ischard sont des sortes d’Atrides, et, pour les évoquer, la chronique familiale emprunte ses accents à la mythologie : « Tout est né du père, pour ainsi dire jamais né lui-même, mais plutôt apparu, à une date consignée comme celle de sa venue au monde, parmi la graine surnuméraire de l’Assistance » ;  lorsque les frères débarquent au bistrot du coin, « c’est comme si, à la manière dont la foudre se répand dans le ciel et élit au hasard un lieu pour frapper, le cœur battant du monde s’invitait par caprice entre les murs ». Virgile sent « son âme s’écoul[er] de lui comme une baignoire qui se vide » ; chez Jonas, tout est question « de nerfs » ; « Faut-il [leur] en vouloir d’être ce qu’ils [sont] ? » ; ils n’en sont « pas plus responsables que le granit d’être granit ». La citation de Thomas Mann, placée en exergue, nous avait avertis : « Certains êtres s’égarent nécessairement parce qu’il n’y a pas pour eux de vrai chemin ».

     

    Melvil le chroniqueur

     

    Évidemment, on frôle parfois de près le glauque, le mélo, et même à l’occasion l’emphatique. Mais c’est un peu la loi du thème, et celle du genre : après tout, Dickens aussi, grand patron des auteurs de drames sociaux, donne quelquefois dans le mélo. Comme, au cinéma, Fassbinder, auquel on songe aussi de temps à autre.

     

    Melvil ne s’appelle ni Rainer ni Charles, mais, enfin, il s’appelle Melvil. Il n’agit pas, il parle, il observe, et se raconte à lui-même, obsédé autant que révulsé, « la glorieuse chronique des Ischard »… Le regard juste assez distant d’un écrivain en devenir, l’hérédité, la classe sociale, l’Histoire, le tout habilement fondu dans un récit coloré et brutal : voilà un début qui ne manque ni de culot ni de panache. On attend la suite.

     

    P. A.

     

    (1) Actes Sud, 2018, voir ici

     

    Illustration : la cité Ungemach, à Strasbourg

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