• Motl fils du chantre, Sholem-Aleikhem, traduit du yiddish par Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg (L’Antilope)

    www.lemonde.fr« Je vous le dis, ce monde est moche et méchant, mais, par esprit de contradiction, il ne faut pas pleurer ! (…) Ne pas pleurer, exprès. Rire, exprès, seulement rire ! » Tel était le credo de Sholem-Aleikhem, cité par les deux traductrices dans leur avant-propos à ce roman, dont elles nous résument aussi l’histoire chaotique. Sa publication commença sous forme de feuilleton, en 1907, à New York, où son auteur avait émigré depuis son Ukraine natale, pour se poursuivre à Saint-Pétersbourg, à Vilna, et, enfin, de nouveau à New York. Sous forme de livre, il parut d’abord en russe, ensuite seulement dans sa version originale yiddish, en 1911. Mais uniquement pour ce qui est du premier tome, seul traduit et publié ici. Le second ne devait voir le jour que sept ans plus tard, après la mort de l’écrivain.

     

    « Parmi les nôtres… »

     

    J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer cette grande figure de la littérature yiddish lors de la parution d’Au fil des fêtes (Hermann, 2016, voir ici). Dans les nouvelles qui composaient ce recueil, le narrateur était souvent, remarquais-je, un enfant. Ici, c’est tout un roman qui s’écrit au point de vue et avec les mots du petit Motl — cinq ou six ans au début, sept ou huit plus tard, prétend-il, mais on est tenté de lui donner deux ou trois ans de plus. Le « chantre » du titre meurt dès les premières pages. Motl, sa mère, son grand frère Elyè, ainsi, bientôt, que l’épouse de celui-ci, s’efforcent de survivre par des moyens tous plus extravagants et inefficaces les uns que les autres. Cela se passe dans une bourgade d’Ukraine, autour d’eux une voisine et ses nombreux enfants, un ami, Pinyè, sa femme, toute une galerie de personnages hauts en couleur. Finalement, nos héros décident d’aller tenter leur chance en Amérique. Après s’être fait voler et presque assassiner en passant clandestinement la frontière, ils arrivent à Brody, en Galicie, dans l’empire austro-hongrois. C’est le point de départ d’un périple qui va les mener à Cracovie, Vienne, Anvers, enfin Londres, où ils sont encore à la fin de ce premier volume, espérant toujours un départ pour l’eldorado.

     

    On distingue tout de suite la valeur documentaire et historique que présente aussi ce tableau de la situation des juifs d’Europe centrale au début du XXe siècle. Contraints de fuir la misère et, parfois, les pogroms, en proie au rêve de l’Amérique, ils rencontrent les plus grandes difficultés pour le réaliser et ont mille démêlés avec les comités d’aide aux émigrants. Car le monde juif est divers : « À Lemberg (…), il y a des juifs, alors qu’à Cracovie, il n’y en a pas. Enfin, il y en a (…), mais ils sont très bizarres » ; à Vienne, si l’on en croit la mère du héros, « ce sont de vrais Allemands », tandis qu’à Anvers, ajoute-t-elle, « nous sommes parmi des gens comme il faut (…), parmi les nôtres. On entend parler yiddish ».

     

    « Exactement comme j’aime… »

     

    Bref, l’univers est compliqué, moche et méchant. Et, pourtant, il faut rire. Sholem-Aleikhem connaît les moyens littéraires d’atteindre malgré tout cet idéal : le choix de son narrateur lui rend possible la gaieté. Ce narrateur, c’est Motl. Écoutons-le, dès la première page, savourer une belle matinée de printemps : « J’ai levé mes deux bras, ouvert grand la bouche, aspiré autant que je pouvais la tiédeur de l’air nouveau, et j’ai eu l’impression de grandir, d’être tiré tout là-haut, au plus profond de la calotte d’azur, là où flottent, de loin en loin, des nuages vaporeux »… La misère ? « Dans les auberges où nous logeons (…), tout est normal. Boueux, je veux dire, enfumé, humide, glissant, étriqué, et c’est la foire, le tohu-bohu et le chahut. Un régal, cette animation, exactement comme j’aime ». L’émigration ? « Je ne pars pas, je m’envole. J’ai des ailes, comme une colombe, et je vole ». Les pogroms ? « Mais c’est quoi ? (…) Une foire ? »

     

    Notre ami est doté d’une vitalité débordante et d’un esprit d’observation acéré, qui trouve à s’exercer dans les dessins que, « depuis tout petit », il s’entête à tracer pour la grande fureur de son frère, lequel voudrait faire de lui un chantre à son tour. Mais les nombreux coups qu’il reçoit n’atteignent ni son moral ni son goût pour la caricature. Tel personnage « a un nez, un vrai phénomène de foire. Et son nez, c’est rien à côté de sa figure ». Tel autre est « immense et maigre, (…) a de longues oreilles, un cou de jars, et la vue courte par-dessus le marché ». « En plus il a tendance à sautiller en marchant et se fait lui-même des croche-pieds ».

     

    « Poissons frayés »

     

    Évidemment, vu son jeune âge, Motl commet parfois quelques erreurs d’interprétation. Comment son frère pourrait-il « tomber sur une mine d’or » « sans se faire mal » ? Qui est « Laide », à laquelle les émigrants vont demander du secours ? Pourquoi, en Angleterre, parle-t-on de poissons « frayés » ? (« Peut-être que les poissons sont effrayés quand on les fait frire »).

     

    Rendons hommage aux traductrices. Et remarquons dans quelle position singulière Sholem-Aleikhem place son lecteur : il en sait plus que Motl, et distingue, entre les lignes, derrière la gaieté, une réalité la plupart du temps désolante ; mais, miracle de la narration, il en sait, en même temps, juste autant que Motl, et se sent autorisé à rire avec lui de ce qui, vu par lui, tourne immanquablement à la comédie, si ce n’est à la farce ; enfin, troisième étage de cet édifice virtuose, le lecteur rit aussi des naïvetés de Motl lui-même.

     

    Un lecteur d’autant plus sûrement embarqué qu’il est à tout bout de champ interpellé et impliqué par un texte qui mime l’oralité et la faconde populaire : « Qu’est-ce que vous préférez ? Que je vous parle d’abord de Menashè le guérisseur et de sa femme la Menashette (…) ou que je vous dépeigne en premier lieu (…) leur jardin ? » ; « Alors, vous allez demander, si c’est comme ça, comment je fais pour entrer dans le jardin ? Écoutez donc, je vais vous le raconter » ; « N’ayez crainte, je vous la ferai courte »… On le suit à chaque fois, on l’écoute. Ce Motl, quel conteur !

     

    P. A.

     

    Illustration : photo de Roman Vishniac

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