• Porca miseria, Tonino Benacquista (Gallimard)

    hrosny.overblog.comTonino Benacquista, vous connaissez, bien sûr… Les romans, noirs (La Maldonne des sleepings, La Commedia des ratés, Gallimard, 1989 et 1991) ou pas (Malavita, Gallimard, 1997) ; les scénarios, de bande dessinée (Lucky Luke) ou de cinéma (Sur mes lèvres, De battre mon cœur s’est arrêté, de Jacques Audiard, pour ne citer que ce qu’on a vu)… Eh bien, voilà que cet écrivain à succès sacrifie lui aussi à un rituel désormais quasi imposé : le récit des origines, avec famille, enfance et vocation naissante.

     

    Ça donne un drôle de livre. Au début, on croit s’aventurer sur un terrain connu, voire un peu prévisible. Une histoire d’émigration, depuis le Latium et ses fermes. Voici la banlieue d’accueil (Vitry), rouge, où l’on vend dans la rue « L’Huma et Pif Gadget ». Voici la fratrie (un grand frère, trois sœurs, et le petit dernier, notre héros). Voici l’enfance dans les années 1960 : De Funès, Astérix, Spider-man et les fumetti érotiques. Avant que, plus tard, lors de vacances en Italie, le cinéma ne prenne la relève, de Scorsese au Colosse de Rhodes. Souvenirs d’école, recettes de cuisine, jeux dans le quartier, il y a de la tendresse dans l’air et, ma foi, on s’ennuie un tout petit peu (mais poliment).

     

    Le dernier verre

     

    Jusqu’à ce qu’on découvre les deux fils conducteurs ou, si l’on préfère, les deux vrais sujets. Ils étaient pourtant annoncés dès la première page, où l’on voit Cesare, le père, boire son dernier verre vespéral avant de tituber jusqu’à son lit en éructant « Porca miseria ! » « Délivrés de sa présence, nous retrouvons l’usage de la parole », commente l’auteur-narrateur, qui met ses pas dans ceux de Chateaubriand pour aborder une thématique fort éloignée des Mémoires d’outre-tombe. L’alcoolisme paternel, sans violence ni drame, n’en est que plus énigmatique : « À ce jour, nul n’a élucidé le mystère du vice originel de Cesare » ; et cette question irrésolue est tout ce qu’il laissera à son fils (« Je ne tiens de lui aucune parole de sagesse, aucune recommandation sur l’avenir, aucun cadeau de son expérience »). Ce fils sans héritage n’aura d’autre possibilité que d’inventer, dans quatre « nouvelles » dont il propose l’esquisse vers la fin de son récit, des explications possibles, puisées dans une vie semée de malheurs et d’échecs : mort de la première épouse, guerre mondiale, émigration en France et non, comme les cousins plus chanceux, en Amérique.

     

    Auprès du géniteur alcoolique, une mère mélancolique, qui « pleure (…) son paradis perdu » dans le vieux pays et restera toujours plus ou moins incapable de s’intégrer dans le nouveau. Le frère aîné est un peu voyou sur les bords, les sœurs souffriront de pathologies diverses, et l’une d’elles laissera, avant de mourir, une lettre dans laquelle elle avoue : « J’ai regardé ma vie sans la vivre ». Quant à notre auteur, il se verra tardivement frappé par une agoraphobie sévère lui rendant tout déplacement et toute intervention publique quasi impossibles. Pour combattre les symptômes, il lui arrive de boire un coup (« Pendant vingt ans, j’ai soigné la pathologie de ma mère par l’addiction de mon père »).

     

    Cherchant, là aussi, des raisons, il avance celle-ci : « J’ai déjoué, et trop tôt, une fatalité (…). J’ai trahi ma classe, j’ai ri aux préceptes religieux de ma paroisse, j’ai échappé à un destin tout tracé ». Pourtant, plutôt que les mémoires, devenus classiques, d’un transfuge de classe, nous avons là l’histoire, plus originale, d’une transmission bloquée. Les confrères de l’écrivain, tout en le surnommant « le rital », « s’étonnent [qu’il] ne revendique pas plus [son] italianité ». Que faire, en effet, de cette famille, de cette ascendance, qui restent suspendues dans une espèce de vide ?

     

    « Un fardeau »

     

    Un roman, bien sûr (ce sera La Commedia des ratés). Mais, comme on le découvre à suivre le second fil conducteur, qui vient se tresser au précédent, là non plus, et, sans doute, pour les mêmes raisons, ça ne va pas de soi. Notre futur romancier souffre, en effet, tout au long de son enfance et de son adolescence, d’une radicale impossibilité à lire. « La lecture n’est pas un refuge mais un fardeau ». Voir le chapitre drolatique qui nous conte ses démêlés avec le premier paragraphe de La Guerre du feu, de Rosny aîné. Il échouera aussi lamentablement face à La Maison du Chat-qui-pelote, de Balzac (en sixième… Là, quand même, on le comprend un peu). C’est à peine si quelques trouées de lumière (Bradbury, Cyrano de Bergerac, Les Mots) viendront éclairer très fugitivement la nuit d’un tunnel qui ne prendra vraiment fin, bien tard, qu’avec Une Vie, de Maupassant.

     

    Ce rapport torturé à la lecture va de pair avec des rapports singuliers avec l’école (quoique cancre, dit-il, il en parle tout le temps). Et, plus encore, avec la littérature. Car, non content de vouloir et de ne pouvoir lire, notre héros rêve d’écrire. Au point de se lancer, à un âge encore tendre, sur la vieille machine de ses sœurs, dans la rédaction d’un roman (« les aventures intergalactiques d’un repris de justice à qui l’on donne le choix entre le peloton d’exécution et une mission spatiale à haut risque »). Le projet, on s’en doute, tournera court. Mais le livre que nous avons en main devient le récit des détours qui feront de Benacquista un écrivain, de l’itinéraire détourné qu’il va devoir inventer pour y parvenir. Celui-ci passera par la Série Noire, révélée, au lycée, par un surveillant — « Je peux m’insinuer dans ce roman-là par effraction, en forçant un soupirail ». La suite est connue…

     

    Moralité : « Lire, c’est un patriarche qui vous veut du bien. Écrire, c’est une petite traînée qui n’en fait qu’à sa tête »… Ce n’est pas si simple, à l’évidence. Benacquista nous a conté l’histoire d’une vocation d’autant plus douloureuse qu’elle naît non tant d’un sentiment d’exclusion sociale que d’un étrange flottement identitaire, fruit d’une structure familiale édictant simultanément l’injonction d’écrire et l’impossibilité de s’y conformer. Même si la fin est heureuse, ça reste un récit assez noir. Porca miseria, aurait dit Cesare.

     

    P. A.

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