• Raconter la nuit, François Emmanuel (Seuil)

    photo Pierre AhnnePierre est critique d’art. Par hasard, dans un aéroport, il retrouve Vera, qu’il a connue lorsqu’ils étaient adolescents. C’est cependant de Jelena, sa jumelle, qu’il a été épris. Toutes deux sont les filles du peintre serbe Jero Mitsič, à présent mort. Vera demande à Pierre d’agir pour faire redécouvrir son œuvre. Le voilà donc de retour dans la maison de Bretagne où vivent les deux sœurs, et où il examine les tableaux, les classe, organise une exposition à Rennes. En même temps, le voilà repris par son amour pour Jelena. Mais Jelena est en proie à une mystérieuse folie depuis que, photographe à Sarajevo pendant le siège, elle y a connu et aimé une certaine Slava, tuée dans un bombardement.

     

    « Je voudrais que tu écrives le livre de ma vie », demande Jelena à Pierre. « Comme s’il y avait eu », commente celui-ci, « une nuit dont elle était ressortie hagarde, et que raconter la nuit pouvait être comme caresser la dormeuse et tout à la fois traverser le mur de la nuit d’une voix remémorative et chantante ». Ce travail de « remémoration » les entraînera tous deux en Bosnie, où Jelena trouvera, semble-t-il, une forme d’apaisement.

     

    Amours fous

     

    À entrer ainsi un peu longuement dans le détail, on reste très loin d’indiquer toutes les pistes qu’ouvre cet étrange roman. Mais peut-être aura-t-on fait entrevoir au lecteur l’ambition et la complexité qui, à travers de multiples thèmes et personnages, au risque quelquefois de perdre le lecteur, s’y déploient.

     

    C’est un roman d’amours, le s n’étant pas une coquille. Car si le « rapport d’amour fou » où Pierre s’engage avec Jelena s’impose d’emblée, on distingue aussi, comme en filigrane, d’autres amours possibles — entre Jelena et Slava, mais aussi entre Vera et Pierre ou entre le père et les deux jumelles, qu’il a tant peintes enfants. C’est presque un roman gothique à l’anglo-saxonne, où, la nuit, dans la maison isolée près de la mer, « le vent cogn[e] contre la vitre » tandis que, dans le demi-sommeil, Pierre, le narrateur, a « la sensation que quelqu’un entr[e] et [sort] de [s]a chambre ». Mais c’est aussi un roman contemporain sur lequel, l’actualité de la guerre d’Irak venant se superposer aux souvenirs de celle de Bosnie, l’Histoire étend partout son ombre.

     

    « Ce qui se dresse dans la vision… »

     

    Avant tout, c’est cependant un roman du regard. Regard du peintre mort, dont on voit se succéder les différentes manières, et qui, faute de parvenir toujours à « projet[er] vers la lumière » les corps et les choses, en est venu à répéter obstinément, de feuille en feuille, « une espèce de bloc noir, rageur (…), imprimant dans l’œil quelque chose de viscéral, charbonneux, effroyable ». Regard de Jelena, qui, ayant renoncé à la photo, recouvre à présent les esquisses paternelles sous « des sépias sombres, bleu marine, bleu cobalt ». Mais regard également de Jelena photographe, dont les clichés tragiques de Sarajevo nous sont décrits.

     

    Et enfin regard du narrateur sur toutes ces images, et sur les paysages, ceux de la Bosnie, ceux, surtout, de la Bretagne, « barre de mer marron gris qui surg[it] de loin en loin entre deux collines », « striures de sable mouillé qui rosis[sent] au couchant ». Le personnage principal, ici, est cet œil du narrateur, guettant et traquant partout un secret qui se dérobe. Que s’est-il passé exactement avec le père ? Avec Slava ? Que cache « ce noir, ce fatras, ce ramassis de réel » que le peintre ne pouvait s’empêcher de déposer dans un coin de tous ses tableaux ? Qu’est-ce qui se joue, sur chacun d’eux, « entre ce qui se voit et ce qui est derrière ce qui se voit » ? Ou encore, c’est la même question, dans quel monde s’enfonce Jelena, où Pierre, « convié », se dit « incapable de voir ce qu’elle [voit] » ? « Il y aura toujours un lieu de la perte des mots », constate-t-il. Et c’est en vain que Jero Mitsič « cherchait à peindre la lumière », « aimanté non par la vision mais par ce qui se dressait dans la vision (…), ce dont la vision n’était qu’une tentative de mise en forme ».

     

    Tout le livre tourne ainsi autour d’un point insaisissable, en longues phrases souples, incantatoires, insoucieuses des modes, qui s’acharnent sur les gestes, les voix, les éclairages, comme pour en tirer une vérité qui se refuse. Des phrases qui, dans le récit en train de se dérouler, semblent toujours tisser une sorte de « récit caché » qui s’efforcerait de mettre des mots « sur ce qui demeur[e] un lieu sans lieu, un lieu d’échouement de toutes [les] questions ». Seule manière, peut-être, de « raconter la nuit ».

     

    P. A.

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