• Rombo, Esther Kinsky, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay (Bourgois)

    avouslefrioul.comDe livre en livre, Esther Kinsky s’affirme comme une grande écrivaine des paysages et des lieux, véritables héros de ses récits méditatifs et inclassables. Et s’approfondit aussi, pour nous, de livre en livre, son compagnonnage avec Olivier Le Lay, comme une œuvre dans l’œuvre de cet admirable traducteur.

     

    Dans La Rivière (1), il était question d’un quartier de Londres, et d’une rivière qui le traversait, réveillant chez la narratrice le souvenir d’autres cours d’eau et d’un père. Dans Le Bosquet (2), trois types de paysages italiens disaient successivement le deuil où une autre narratrice, ou la même, était plongée par la perte de son compagnon. Ici, on retrouve l’Italie, mais en ses confins : le Frioul, un village montagnard niché dans une vallée proche de la frontière slovène, et dont les habitants parlent un dialecte slave. L’événement placé au cœur du récit est, cette fois, d’ordre naturel : il s’agit du tremblement de terre du 6 mai 1976, et de celui, moins intense, qui suivit en septembre.

     

    Ruban et fragments

     

    La narratrice, jamais présente en tant que personnage, nous le raconte d’abord en reprenant à son compte la parole des témoins. Cependant, très vite, les propos au style direct de sept locuteurs qu’on devine inspirés de personnes ayant réellement vécu la catastrophe alternent, au fil des brefs chapitres, avec la parole de celle qui a sans doute recueilli ces témoignages et intervient en contrepoint pour des descriptions des lieux ou des notes documentaires, de types scientifique, ethnographique, historique…

     

    Le tout divisé en sept parties subtilement agencées et fortes d’une cohérence thématique sous-jacente, jusqu’à une conclusion en forme de mise en abyme : dans la cathédrale, voisine, de Venzone, détruite par le cataclysme et reconstruite pierre à pierre, on peut voir un fragment de mur couvert d’inscriptions par les pèlerins passés là au cours des siècles – « Un ruban de signes indéchiffrables, un récit fragmentaire formé d’images allusives que le temps a cryptées, et qui toutes nous parlent du souvenir comme devoir ». Tout le livre est admirablement condensé dans cette phrase, avec la dialectique qui l’anime, entre continuité et rupture, « ruban » et « fragments ». Car si les fragments, débris, blocs rocheux, ruines, sont nécessairement omniprésents dans le récit et dictent par mimétisme sa construction par subdivisions multiples, il y a aussi le ruban, le rombo, grondement sourd qui annonce le séisme et dont l’écho court de page en page – comme le flot du temps et le flux de la mémoire.

     

    Le langage du monde

     

    D’une partie à l’autre, on s’éloigne en effet du tremblement de terre en lui-même pour s’enfoncer dans les souvenirs de ceux qui l’ont vécu. Et ce sont peu à peu des portraits qui se dessinent, des récits de vie qui s’élaborent : celui qui avait grandi en Allemagne et venait d’arriver au village ; celle dont le père était rémouleur et possédait un vélomoteur ; celle dont la mère avait perdu l’esprit ; celui qui ne s’occupait que des chèvres… Les mêmes incidents reviennent, racontés de différents points de vue. Nous voyons se construire toute l’histoire d’un lieu et de la manière de l’habiter – avant et après le séisme. Car celui-ci a « modifi[é] en profondeur la vie des habitants de la vallée », marquant le point de départ d’un exode, d’une « ruée vers l’étranger », dans une région où, déjà, depuis la fermeture des mines de bitume, « quiconque cherch[ait] du travail [devait] partir ».

     

    Les secousses du 6 mai 1976 « partagèrent la vie et le paysage en un avant et un après », résume la narratrice. « L’avant donna matière à des souvenirs, à des récits, à un feuilletage permanent de la mémoire par le souffle des mots »… Rupture dans la croûte terrestre, dans les existences, dans la matière même du temps. Ce récit d’une catastrophe doublé de la chronique d’une communauté villageoise est également et avant tout une réflexion sur le temps et la mémoire. Celle des hommes, comparée par Olga à une toile « si grande qu’elle pourrait couvrir toute la surface de la vallée », par Silvia à « un monceau de débris » formant « une très fine poussière » ; celle de la nature, « où le passé, les mouvements de terrain et les déplacements de matériaux ont inventé leur propre langage », où « les étendues de calcaire nues et les cicatrices rocheuses blanchâtres (…) se donnent à lire (…) comme les linéaments d’une écriture ». Rupture introduite par le séisme dans les vies, mais permanence du souvenir qui en restitue la continuité. Discontinuité et contraste entre l’indifférence brutale de l’univers naturel et la fragilité de l’être humain, mais, les deux pôles échangeant leurs caractéristiques, continuité simultanée d’un monde habité de part en part par la mémoire et le langage.

     

    Ce langage de la nature, la narratrice ne cesse, en marge de la polyphonie des voix villageoises, de l’interroger. Il est porté par les éléments, parmi lesquels dominent la roche et l’eau, par la lumière, par les animaux, serpents et oiseaux tout spécialement, par les plantes. Et il se lit dans une alternance de tableaux fixes et de promenades, lointain héritage du romantisme allemand, mais sans promeneur. « Le terrain va s’ensauvageant », « la liberté des chemins est entravée par de récents éboulements », « le sentier chemine au flanc de parois rocheuses gris-blanc »… Esther Kinsky installe une dramaturgie de la promenade, selon laquelle la nature n’est plus objet d’observation, mais être animé. Autre manière, en lui conférant une vie inquiétante, d’effacer et d’accentuer la distance et la parenté tragiques entre elle et l’homme.

     

    P. A.

     

    (1) Gallimard, 2017, voir ici

    (2) Grasset, 2020, voir ici

     

    Illustration : dans le Frioul

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