• Souvenirs du rivage des morts, Michaël Prazan (Rivages)

    www.larevuedesressources.orgMichaël Prazan est un spécialiste des extrêmes et des fanatismes. Il n’est que de rappeler quelques titres, tels Einsatzgruppen (Seuil, 2010), Frères musulmans : enquête sur la dernière idéologie totalitaire (Grasset, 2014) ou Les Fanatiques. Histoire de l’Armée rouge japonaise (2002, Seuil). Des livres sous-titrés « essai » ou « enquête historique ». Ici, cependant, c’est d’un roman, le troisième de l’auteur, qu’il s’agit. Là est d’ailleurs peut-être le problème.

     

    Yasukazu (enfin, c’est le plus souvent employé de ses noms, dans un récit où les noms, de façon générale, pullulent) est un vieux monsieur japonais, veuf, qui passe quelques jours de vacances en Thaïlande avec sa belle-fille, Hironi, et ses petits-enfants, en attendant que son fils les rejoigne. À l’hôtel, il aperçoit « l’Allemand », perdu de vue depuis longtemps, et dont la rencontre vient raviver les souvenirs du titre — ceux de l’époque où tous deux étaient des terroristes, l’un membre de la Fraction armée rouge, l’autre de l’Armée rouge japonaise.

     

    Bise et zombies

     

    Après « quarante ans de paix », « de sommeil sans cauchemar », « ou presque », les « zombies qui [ont] établi leur campement dans son cerveau » recommencent à se manifester. D’autant que sa belle-fille, constatant son trouble, a senti elle-même renaître les soupçons qu’elle nourrissait depuis longtemps. Sommé de s’expliquer, Yasu va le faire, s’adressant successivement à Hironi, à Rosalie, prostituée au grand cœur, à l’Allemand lui-même. Les plongées dans le passé, des années 1960 au milieu des années 1970, époque où il a rompu avec ses camarades et réussi à disparaître, alternent avec des retours au présent de Bangkok, où souffle, et par deux fois, la « bise », ce qui est un peu insolite…

     

    Enfin, le climat du Sud-Est asiatique n’est pas le sujet. Le sujet, qu’est-ce que c’est ?... Notre héros s’est engagé dans le mouvement étudiant nippon puis, à l’échec de celui-ci, dans un groupuscule qui prônait la lutte armée et dont on se rappelle sans doute les dérives sanglantes, et l’élimination d’une moitié de ses membres par l’autre dans un repaire de la montagne japonaise, en 1972. Ayant fui à temps pour éviter l’assassinat ou l’arrestation, Yasu rejoint, au Liban, « la branche arabe », laquelle organise des « actions » pour le compte du FPLP. Après bien des péripéties, à Paris, il croise Carlos, auquel il n’échappera que de justesse.

     

    Galeries et glaise

     

    Tout est détaillé, minutieux, exact — on l’a dit, Michaël Prazan s’y connaît, lequel précise ses sources et rappelle son travail sur le terrain en fin de volume. On peut, malgré tout, s’étonner de certaines imprécisions. Que des tenants « des préceptes maoïstes » passent leur temps à se traiter mutuellement et hargneusement de « staliniens », voilà qui mériterait au moins un commentaire explicatif… Mais les fondements théoriques des mouvements évoqués, réduits à quelques slogans, ne constituent pas non plus, à l’évidence, le sujet de Prazan. Peut-être veut-il dire que ces fondements étaient flous.

     

    Le sujet, c’est sans doute alors la psychologie du terroriste ? Comment devient-on terroriste ? Comment cesse-t-on d’en être un ? Voilà qui aurait fait un excellent sujet — de roman, s’entend. Hélas, il faut se contenter de photos traumatisantes du sac de Nankin découvertes par Yazu jeune dans les affaires de son père, et de formules que leur caractère rebattu condamne à une forme d’abstraction : « La frontière entre le bien et le mal a disparu » ; plus tard : « Il y a (…) des mots qu’il préfère oublier ou ne pas entendre » ; enfin : « Il lui semble voir clairement (…) ce ver qui creuse patiemment la galerie du doute dans la glaise de ses certitudes »… Tout cela fait écran, nous empêche d’entrer vraiment dans la conscience du héros, sans parler de sa prise de conscience. Et chaque fois que le narrateur esquisse une piste qui risquerait d’être originale — ainsi de cette découverte tardive d’une « mécanique subtile » du capitalisme, « à cheval sur la nature humaine et les abstractions économiques » — il l’abandonne sitôt frayée.

     

    Noirs secrets

     

    Il ne faut donc pas chercher non plus le sujet dans les états d’âme d’un tueur par conviction. Quel est-il, en fin de compte ? Il se résumerait en deux phrases : 1) ces gens-là étaient très méchants (ce que démontrent ad nauseam de multiples évocations de torture et de massacres) ; 2) ils étaient aussi très organisés (et leur toile internationale courait de l’IRA aux services secrets des pays de l’Est, en passant par le Moyen-Orient, l’Amérique du Sud, etc.). Ce qui, quoique sans doute pas faux, limite sérieusement l’entreprise, condamnée aux faits purs et à leur classique double effet : excitation du récit de guerre/espionnage d’un côté, fascination inévitablement trouble de l’autre, avec en prime l’impression, toujours gratifiante, de partager avec quelques initiés de noirs secrets.

     

    Et ça marche ! Scènes d’action, suspense haletant, renversements imprévisibles, pour ce qui est de mener un récit excitant aussi notre auteur semble spécialiste. On veut savoir comment s’en tirera Yasu, on ne lâche pas l’affaire… Vous me direz que c’est déjà ça.

     

    P. A.

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