• Tigre obscur, Gilles Sebhan (Rouergue noir)

    www.akg-images.fr« Cette fois-ci on dirait que c’est fini pour de bon », risquais-je, il y a un an, à propos de Noir diadème, le quatrième volume de la « série policière » publiée par Gilles Sebhan au Rouergue noir. J’avais tort. L’image du pont, qui dominait le roman, aurait dû m’avertir : il restait quelque chose à dire pour que se referme définitivement Le Royaume des insensés.

     

    « L’effarement d’être au monde »

     

    Voici donc Tigre obscur, cinquième et, cette fois, dernier tome. Une phrase, lâchée comme en passant au détour d’une page, attire l’œil : un des personnages, nous y dit-on, a toujours « jou[é] un rôle derrière lequel se cachait [son] effarement d’être au monde ». Rarement l’auteur aura désigné plus directement le point autour duquel tourne peut-être, policière ou pas, toute son œuvre. Cet « effarement », d’autres, ici, l’appellent « la vérité ». C’est elle que l’inspecteur Dapper, à présent commissaire, poursuit obsessionnellement ; comme le fait, à sa manière, « le gros journaliste », devenu écrivain à succès mais « persuadé de ne pas encore avoir écrit la première ligne du vrai livre, dont il ne [sait] même pas dire de quoi il ser[a] fait ». Certains personnages, comme Ilyas, l’ancien pensionnaire du « centre thérapeutique » tenu jadis par feu le docteur Tristan, sont liés à la zone secrète où gît la vérité « effarante » par des ondes mystérieuses échappant au commun des mortels. Pour d’autres encore, comme Théo, le fils de Dapper, jamais remis de l’enlèvement et de la séquestration dont il a été victime dans son enfance, la communication-communion passe par la violence et le crime : le centre « obscur » abrite un « tigre », réplique bien vivante de l’animal sacrifié sur la neige dans le cirque mort du début de la série.

     

    Violence et crime… Il y a quelque chose d’enfantin dans la jubilation qu’éprouve le narrateur (et peut-être l’auteur) à les décrire, tout au bord d’un second degré digne du Grand-Guignol. Mutilations, strangulations, égorgements divers, dans ce volume-ci il s’en donne vraiment à cœur joie. Mais les atrocités sont à prendre comme autant de figures, de signes marquant l’entrée dans un territoire qui excède le langage et déborde les frontières de l’univers quotidien, normé, normal, « reproduction infinie de la même illusion ».

     

    « Éternelle jeunesse »

     

    Il existe d’autres poteaux indicateurs, et moins sanglants. D’abord, tous ceux que Gilles Sebhan emprunte, comme toujours, au conte de fées. « Une brume se dissip[e] comme dans une féerie » pour dévoiler la maison où Théo a été séquestré enfant, lieu « fabuleux et sinistre » qui le renvoie au « vieux disque de son enfance » sur lequel ricanait « la fée Carabosse ». Autour de la petite ville s’étend, faut-il le rappeler, une forêt « qui couvr[e] des milliers d’hectares et constitu[e] comme le triangle des Bermudes de la région ». Ce sont cependant les motifs religieux, christiques, pour être précis, qui se multiplient dans ce cinquième tome d’un cycle romanesque placé dès le début sous le signe de l’arbre de Jessé, et qui se termine un soir de Noël avec l’image de l’enfant rédempteur.

     

    Des enfants rédempteurs, faudrait-il d’ailleurs dire. Les ex-« petits insensés » du centre thérapeutique, sur lesquels le temps n’a pas de prise car « leur folie (…) constitu[e] leur éternelle jeunesse », célèbrent dans les dernières pages leur paradoxale victoire, et rendent un culte au méphistophélique docteur Tristan, leur protecteur d’autrefois et le grand-père de Théo. En sa compagnie, c’est le triomphe des petits-fils qu’ils fêtent. Drôle de conception de la famille que celle de notre auteur… Chez lui, les mères n’ont pas trop la cote : Anna, l’ancienne femme de Dapper, et sa compagne, l’ambitieuse Hélène, restent prises dans leurs pulsions et leurs angoisses. Avec les pères, c’est compliqué : si Théo voudrait « pouvoir aimer [Dapper] dans la transparence », c’est chose impossible, et le commissaire lui-même « ne [voit] pas se profiler le moindre avenir » puisque « sa seule vérité résid[e] dans des événements qui [ont] eu lieu quinze années plus tôt ». Ce sont l’aïeul et le dernier de la lignée qui, réunis par-delà la mort dans une étrange boucle, représentent le futur.

     

    Et c’est l’enfant, décidément, qui tient toutes les promesses, dans cet ouvrage complexe et subtil, qui sait, comme les précédents, prendre les accents du roman-feuilleton (« À l’aube du même jour, une silhouette sombre se glissa dans un petit jardin de campagne »…). Deux logiques continuent de s’y mêler et de s’y combattre : celle du polar, avec ses rebondissements et sa progression linéaire, et celle du livre d’images — organisant une suite de tableaux où l’effroi s’allie au merveilleux. Tant il est vrai que « tout vient des images », nées, par exemple, dans le sommeil, lequel est peut-être « le règne de l’innocence . À moins qu’au contraire ce soit là que se fabriquent les pires monstruosités ». Mais, dans le monde de Gilles Sebhan, c’est un peu pareil.

     

    P. A.

     

    Illustration : gravure de Gustave Doré pour Le Petit Poucet, de Perrault

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