• Trio, William Boyd, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin (Seuil)

    www.piccadilly-time.comÉté 1968 : on tourne un film à Brighton. Anny, la vedette, venue des États-Unis, entame avec l’acteur principal, Troy, une liaison qu’elle devra cacher à son amant officiel, Jacques, philosophe français et « radical ». Mais elle est relancée par Cornell, terroriste évadé de prison et un peu allumé, son ancien mari, qui lui réclame de l’argent. Elfrida, romancière considérée un temps comme « la nouvelle Virginia Woolf », est en panne d’inspiration et alcoolique depuis des années. Les infidélités de son époux, Reggie, le réalisateur, n’arrangent rien. Elle envisage de se relancer avec un roman dont elle a déjà le titre : « Le Dernier Jour de Virginia Woolf », mais personne, ni agent ni éditeur, n’est intéressé. Talbot, le producteur, doit faire face aux innombrables difficultés et contretemps du tournage. Ce père de famille, ancien combattant sexagénaire, s’efforce en même temps, assez mal, de dissimuler son homosexualité. Cependant son activité professionnelle « s’effrit[e] », et son associé essaie de l’arnaquer.

     

    Anny, Elfrida et Talbot constituent Le Trio. On adopte alternativement le point de vue de chacun d’eux, partageant leurs déboires et les efforts qu’ils font pour s’y soustraire, au gré d’intrigues multiples, sinueuses et entrelacées et au contact de nombreux autres personnages. Les Anglais savent faire ça (1). Et William Boyd, qui a du métier, excelle dans l’art de la construction virtuose, s’en amusant lui-même en fignolant des chutes pleines de suspense à chaque fin de chapitre.

     

    « Cacher son jeu »

     

    Bien sûr, il y a de la satire sociale. C’est l’histoire d’un tournage, le monde du cinéma en prend pour son grade. Et ce roman bourré de citations, de références et de pastiches n’épargne pas complètement la vie littéraire non plus. Bien sûr aussi, c’est très drôle. L’écrivain britannique tire des obsessions et des addictions de ses héros des ressources comiques inépuisables. Ainsi d’Elfrida, qui remplit de vodka des bouteilles de vinaigre blanc préalablement vidées (marque Sarson’s) et pour qui la nécessité de prendre un verre est de l’ordre de l’idée fixe. Quoique la tendance soit assez générale, et que personne n’hésite à se servir un whisky « pour s’aider à atteindre » un « état mental d’indifférence sereine ». Là aussi, on sent que William Boyd connaît son sujet.

     

    On le sent également quand cet homme qui vit entre Londres et la France évoque Paris. En août 1968, on n’y perçoit déjà plus guère l’impact des événements, dont c’est tout juste si, en Grande-Bretagne, on a entendu parler. Certains y sont plus sensibles au changement de législation qui, depuis 1967, laisse enfin les homosexuels libres de vivre au grand jour leur préférence. Ce récit qui est aussi le tableau d’une époque comprend trois volets, dont le premier, le plus important, s’intitule Duplicité. Faut-il en conclure, avec la quatrième de couverture, que là est le grand sujet du livre ? Il est de fait que chacun dissimule quelque chose, et que l’homosexualité, qui a longtemps obligé Talbot à « cacher [son] jeu », a ici une valeur emblématique. Le même Talbot admire d’ailleurs les Japonais d’avoir « un terme pour désigner le moi de la sphère privée et un autre, complètement différent, pour le moi qui existe dans le monde ».

     

    « Lisez donc un roman ! »

     

    C’est pourtant peut-être Elfrida qui touche à l’essentiel, quand elle déclare : « Les gens sont opaques, complètement mystérieux. Même ceux qui nous sont le plus chers sont des livres fermés. Si vous voulez savoir à quoi ressemblent vraiment les êtres humains, ce qui se passe dans leur tête derrière ce masque que nous portons tous, alors lisez donc un roman ! » Dans le roman de William Boyd, qui se termine par un happy end dans deux cas sur trois seulement, il y a, plutôt qu’un vrai trio, deux héros et demi. La vedette de cinéma reste en retrait. Les véritables protagonistes, ce sont Elfrida, l’écrivaine, qui cherche à tuer le fantôme de Virginia Woolf et y arrive si bien qu’elle finira par renoncer à écrire, et Talbot, le producteur… qui est peut-être aussi le vrai romancier. Ce personnage, un peu en marge malgré l’importance de son rôle, voit tout et tout le monde à une certaine distance, et quelqu’un le compare à Dirk Bogarde parce que, comme lui, il semble « perc[er] tout le monde à jour » (« Comme si vous saviez distinguer la vérité du mensonge »).

     

    Le rectangle « d’un doré acide » ou « jaune citron » que le soleil matinal revient à plusieurs reprises dessiner sur les murs des chambres renvoie, évidemment, à l’écran de cinéma mais aussi, et peut-être surtout, à la page de livre. William Boyd, lequel est aussi scénariste et réalisateur (2), semble prendre ici le cinéma et son univers comme métaphore de la superficialité et de l’éphémère. Sans que ce soit jamais dit explicitement, son livre constitue, au contraire, un vibrant éloge des pouvoirs de la littérature. Et le bonheur de lecture qu’il apporte est, en soi, le meilleur argument.

     

    P. A.

     

    (1) Voir, par exemple, Joseph Connoly, Vacances anglaises, traduction Alain Defossé (L’Olivier, 2000)

     (2) La Tranchée, 1999

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