• Un automne en peinture

    Les éditions Arléa font leur rentrée sous le signe de l’art pictural, avec deux livres (1), l’un rassemblant certains écrits d’un peintre, l’autre consacré à une peinture.

     

    photo Pierre AhnneLe Voyage au Maroc, Nicolas de Staël

     

    Alors que vient de s’ouvrir l’exposition rétrospective du musée d’Art moderne de Paris, voici les textes qu’inspira à un Nicolas de Staël âgé de vingt-trois ans sa découverte du Maroc…

     

    Marie du Bouchet, sa petite-fille, parle dans une introduction de « voyage initiatique » à propos du périple que l’artiste accomplit de juin 1936 à octobre 1937 entre Marrakech, Mogador et l’Atlas. Trois parties : Les Gueux de l’Atlas, sorte de reportage, qui parut en partie dans Bloc en 1937, mais dont plusieurs chapitres inédits ont été retrouvés en 2016 et sont publiés pour la première fois ; quinze lettres, écrites essentiellement par le peintre à ses parents adoptifs ; un Cahier du Maroc rassemblant notes et croquis. Des reproductions accompagnent l’ensemble, ainsi que de nombreux fac-similés de pages dessinées ou écrites.

     

    Dans tous ces textes s’affirme une fascination pour « le grand peuple berbère » et la critique des colonisateurs (« On n’a rien fait, ou plutôt beaucoup de mal, un peu de bien »). Les Gueux…, en particulier, fait une large place aux observations de type ethnographique, où s’exprime un intérêt particulièrement marqué pour la musique.

     

    L’essentiel, on s’en doute, est pourtant ailleurs. Celui qui, dès ces débuts, déclare : « Je suis triste quand je peins et sais d’avance ne pas être compris » affirme également : « Il m’a fallu six mois d’Afrique pour savoir de quoi il s’agit en peinture exactement ». Et d’ajouter ailleurs, dans un magnifique paradoxe : « Je vois plus clair », mais aussi : « Mes yeux ne doivent pas regarder au-dehors (…). Tout doit se passer en moi ».

     

    Ces réflexions figurent dans les lettres, lesquelles constituent la partie la plus émouvante du recueil. Cependant elles trouvent leur illustration partout, et pas seulement dans les reproductions de croquis. Cet homme, en effet, écrit comme il croque – ou comme il peindra.

     

    « La terre était terne et ce blanc du linge, ce vert et ce rouge vivement éclairés au soleil. Un nuage a passé, il a fait plus sombre, je suis parti ». « Devant un mur doré, un âne blanc, mystique »… Rapidité, précision, intensité de la formule répondant à celle de la lumière ou de la couleur. Le texte, quelquefois, tourne au quasi-poème :

    « Le toit vert du marabout scintille au sommet des montagnes bleues.

       La nuit une lune énorme lentement se lève. Paysage rouge-bleu.

       Les grillons semblables au cristal. Un homme passe, une lanterne à la main »…

     

    Deux enseignements ressortent de cette lecture : Nicolas de Staël était un peintre profond et habité, ce que l’on savait déjà ; mais on découvre qu’il était aussi un écrivain.

     

     

    Ravissement, Sur un tableau du Caravage, Martine Reidwww.rtbf.be

     

    Sous le patronage revendiqué de Stendhal, l’essayiste Martine Reid, ou sa narratrice, nous emmène à Rome. Employant, comme le héros de Butor faisant le même voyage, la deuxième personne du pluriel, s’adresse-t-elle directement à nous, ou se parle-t-elle à elle-même ? En tout cas, c’est nous qu’elle prend par la main, au sortir de l’avion, pour nous embarquer dans le train, direction Roma-Termini, puis la galerie Doria-Pamphili, où nous allons (re)découvrir le tableau du sous-titre.

     

    En chemin, on se sera rendu compte que l’on n’est pas exactement dans les genres très balisés de la promenade littéraire ou du voyage en Italie. Stendhal est évoqué pour une autre raison. Il prétend, nous indique la locutrice, « avoir passé mille cinq cents heures à contempler La Transfiguration, de Raphaël ». Et de commenter : « On aimerait beaucoup savoir ce qu’il peut bien y voir, et pourquoi il en fait le signe de la perfection picturale ».

     

    Ici, c’est du Repos pendant la fuite en Égypte, du Caravage, qu’il s’agit. « Le plus beau tableau qui ait jamais été peint », aux yeux de celle qui ajoute à propos de sa propre formule, toujours en se vouvoyant : « Vous aimeriez inventer quelque chose de plus original et de plus senti ».

     

    Voilà donc de quoi il sera vraiment question : du mystère d’un tableau, et, au-delà, de tous les tableaux. Comment, dans « un entre-deux entre connaissance et expérience sensible », les regarder ? Qu’est-ce qui se joue au fond du plaisir esthétique ?

     

    Pour tenter de répondre, l’auteure imagine une mise en scène digne des peintures baroques qu’elle évoque. Pour approcher de l’œuvre et de la question, elle procède par cercles concentriques et resserrement progressif, dans l’espace, on l’a vu, mais aussi dans le propos. Avant d’en venir au Repos… du Caravage, elle évoque d’autres tableaux exposés dans les salles du palais Doria-Pamphili ; puis résume la vie de Michelangelo Merisi, dit le Caravage – une vie mouvementée, qu’elle n’a pas la naïveté de confondre avec une œuvre dont elle n’est « ni le revers ni la doublure » ; ensuite, après avoir évoqué d’autres toiles du maître, elle en vient au sujet de celle-ci, à ses sources bibliques et à ses métamorphoses légendaires ; à sa représentation, enfin, notamment par le Cavalier d’Arpin, Carrache et le Dominiquin… Ce n’est qu’à la page 102 (sur 120) qu’on lit : « Vous vous placez devant le tableau du Caravage, droit devant lui… » – et devant, dans ce tableau, l’ange qui en est le centre énigmatique.

     

    Arrivé là, on pourrait être déçu. Les pages où Martine Reid fait de l’œuvre adorée « un signe crypté », « hiéroglyphe » ou « idéogramme » d’un souvenir d’enfance, restent rapides et vagues. Mais cette déception est justement le cœur même du livre et la seule réponse possible à la question qu’il annonçait. Peut-on vraiment dire ce que les yeux voient ? Peut-on dire ce qu’ils voient vraiment ? Comment formuler le pourquoi d’une émotion inexplicable, voire, tant pis pour le mot, ineffable ?... Tout ce qui est possible, c’est de dessiner et de cerner au plus près l’espace d’un blanc. Ce qu’a précisément fait notre auteure : les détours élégants et colorés qu’elle a pris pour en venir à son sujet étaient ce sujet-même. Ils font la paradoxale profondeur de ce petit livre – et son charme.

     

    P. A.

     

    (1) L’éditeur remet de plus en vente, dans sa collection Arléa-Poche, l’ouvrage de Stéphane Lambert Nicolas de Staël, Le vertige et la foi.

     

    Illustrations :

    une page du manuscrit des Gueux de l'Atlas

    Le Caravage, Le Repos pendant la fuite en Égypte,  1596 ou  1597, détail

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