• Un lieu de justice, Jean-Paul Honoré (Arléa)

    declic1718.orgPour Pontée (Arléa, 2019, voir ici), il avait passé plusieurs semaines sur un porte-conteneurs. Avant d’en rapporter non un récit de voyage, mais une exploration du lieu, dans toute son étrangeté, tel qu’il s’offrait au regard d’un témoin venu d’ailleurs. C’est encore d’un lieu qu’il s’agit dans le nouveau livre de Jean-Paul Honoré. Bien différent, cependant : ouvert, même si circonscrit, et, surtout, aussi bien institution que bâtiment. C’est en effet le Tribunal de justice de Paris, dans le quartier des Batignolles, que notre auteur a longuement fréquenté et parcouru, son petit carnet de moleskine en main (1).

     

    La logique du kaléidoscope

     

    Le résultat, à nouveau, déjoue les attentes (et les craintes) : pas de plaidoiries, pas de réquisitoires ; pas de morale ni de sociologie. La tentative, faussement plus simple et tellement plus passionnante, d’épuiser le sujet envisagé dans sa matérialité pure, sous toutes ses facettes. Et il faut, comme à propos de Pontée, s’émerveiller de la construction à peine perceptible, qui glisse de l’extérieur à l’intérieur (couloirs, atrium, cafétéria, enfin salles), puis aux hommes (avocats, magistrats, mais aussi visiteurs ou gardes), et à leurs usages (langage, tenues, attitudes…). Tandis qu’en contrepoint de courts fragments d’audiences, où le dialogue précisément restitué tient une grande place, font alterner de petites affaires, navrantes ou grotesques, de délinquance quotidienne et le procès médiatisé du harcèlement moral dont une grande entreprise a fait, un temps, sa méthode de gestion des ressources humaines.

     

    La description plutôt que l’analyse, et la logique du kaléidoscope plutôt que celle du récit. Car c’est le regard qui joue le premier rôle. Pas tout à fait celui du Persan de Montesquieu, le visiteur ne feignant pas ici une naïveté complète qui resterait d’ailleurs invraisemblable. Il s’agit plutôt de tirer tout le parti comique aussi bien que poétique d’une attention exacerbée.

     

    Les choses et les mots

     

    Aux choses, bien sûr. Et l’ombre de Ponge plane toujours (« Les quatre-vingt-dix salles d’audience de ce tribunal présentent la beauté particulière des boîtes où se loge un produit de qualité ») sur certains passages d’un texte où passent aussi parfois les fantômes de vers réguliers (« La préposition s’y fait particule, et la finalité du meuble résonne comme un anoblissement » — à propos de « la table de justice »).

     

    Mais c’est surtout aux gens que s’attache cette fois le regard de l’observateur. À leurs tenues professionnelles, aux effets troublants ou cocasses qu’elles produisent. Voir cette minutieuse étude des chaussures révélant, sous l’uniforme robe noire, « un nouveau continent, riche en contrastes ». Ou ce croquis, construit comme une énigme de La Bruyère, où « la danse spectaculaire » d’un couple d’oiseaux « dont l’un se pare de couleurs éclatantes, tandis que son compagnon se contente d’une livrée sombre » se révèle en fin de compte n’être autre que le va-et-vient « d’un client en éclatant boubou vert pomme (…) et de son conseil dont la robe est un plumage noir, à peine marqué de quelques points blancs ».

     

    Sous les tenues ou sur leurs bords, les corps : « sous la manche relevée, le geste d’un bras nu » ; « des mèches blanches » dans des chevelures brunes, du coup « assorties à la toge et au triangle du rabat ». Ou les « mains de la Présidente », dont, pendant qu’elle parle, le « jeu est un spectacle vivant ». Inversant, là encore, les priorités attendues, l’observateur-locuteur centre son attention, et la nôtre, sur ce qui continue d’exister comme en parallèle, en marge de l’officiel, à la suture public / privé, institution / individu.

     

    Tandis que le langage poursuit son bruissement et son œuvre. Langage de spécialistes, avant tout, du langage, où la rhétorique, les humanités, sinon la littérature elle-même, semblent être venues se réfugier. Dans quel autre contexte citerait-on en latin (« Da mihi factum, tibi dabo jus ! ») ou emploierait-on « certaines formes du verbe seoir que Littré, déjà, trouvait désuètes » ? Où, sinon là, entendrait-on « ce cri » : « Allait-il s’amender ? Que nenni ! ». Où ouvrirait-on encore des dictionnaires pour « passer trente minutes à définir [un] mot » ?

     

    « Qu’est-ce que vous appeliez vie ? »

     

    Aucune ironie dans ce qui pourrait néanmoins s’apparenter à un conte philosophique. C’est ici l’humour qui, comme souvent, est philosophique. Sans commentaires, par le simple grossissement de détails magnifiquement saisis et habilement juxtaposés, il ouvre ce qu’on pourrait appeler des possibilités de méditation : sur les rapports entre l’individu et le social ou entre la chair et les mots, on l’a vu. Mais aussi, naturellement, sur le caractère problématique du juste. Encore une fois, pas de longs discours : de simples portes entrebâillées. Au lecteur de s’y glisser s’il le désire. Ainsi de cette question à un prévenu dans le cadre du procès pour harcèlement moral évoqué plus haut, à laquelle sa position en chute d’un passage donne son caractère significatif :

    « Vos mutations de personnel : vous dites dans le bassin d’emploi ou dans le bassin de vie. C’était quoi, pour vous, la différence ?

    « Qu’est-ce que vous appeliez vie ? »

     

    Mais, quelques pages plus loin, ayant vu un autre prévenu, dans la même affaire, s’indigner avec l’accent de la sincérité des accusations qui pèsent sur lui, cette réflexion du visiteur, qui, selon sa coutume, se désigne comme il s’adresserait à nous : « Vous ne voudriez pas avoir à juger ».

     

    P. A.

     

    (1) À propos de cet objet cher à Jean-Paul Honoré, voir ici.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :