• Une fille de province, Johanne Rigoulot (Les Avrils)

    www.meteocity.comUne fille…, dit le titre. Qui est la fille ? À première vue, c’est Sara, ancienne camarade de classe de la narratrice au début des années 1980. Issue d’un milieu défavorisé, psychologiquement fragile, battue, voire pire, par son père, elle devient, jeune adulte, pharmacodépendante. Bourrée de Tranxène, d’Halcion et de Normison, elle tue de trente-huit coups de couteau une antiquaire âgée qui l’avait embauchée comme auxiliaire de vie. Condamnée, elle se suicide peu après sa sortie de prison. Elle est le sujet le plus apparent du récit.

     

    Trois filles et une ville

     

    Cependant il y a aussi la narratrice elle-même, l’ex-« petite Jojo » en qui l’on devine sans peine Johanne (Rigoulot). Enfant de la moyenne bourgeoisie, elle n’a croisé la trajectoire de Sara que par un hasard de la géographie scolaire. Plus tard elle a quitté la province pour devenir une « crâneuse parisienne aux talons trop hauts et au parfum trop cher ». Mais elle revient enquêter sur les lieux de son enfance, lesquels sont aussi ceux du drame.

     

    Cette fille-là concurrence la précédente, dont elle veut retrouver la trace, et nous livre, de temps en temps, sans qu’on sache très bien pourquoi, des détails qui ne concernent qu’elle-même – son goût pour l’alcool, l’échec de son mariage, le deuxième homme de sa vie, les soins qu’elle prodigue à son père âgé…

     

    Peut-être faudrait-il compter de plus, en troisième position, Rachida Dati, qu’on suit de plus loin, mais sans jamais la perdre de vue : issue elle aussi d’une famille modeste, n’est-elle pas née et n’a-t-elle pas grandi dans la même ville que les deux autres ?

     

    Car pour ce qui est de la province, en tout cas, c’est clair : Chalon-sur-Saône, dont le livre se veut également (surtout ?) le portrait. Cette inscription dans un cadre collectif a pour but évident de donner aux destins individuels des trois potentielles héroïnes une dimension générale, donc exemplaire. Ces destins, l’idée était de les opposer pour faire de leurs évolutions contrastées un cas particulier de déterminisme social – battant ainsi en brèche la thèse, chère justement à Rachida Dati, selon laquelle chacun aurait « la capacité de saisir sa chance ».

     

    Enquête ou littérature ?...

     

    Le problème est précisément cette volonté de généralité. Laquelle des trois histoires Johanne Rigoulot veut-elle raconter ? Elle hésite. Mais raconte-t-elle ? Dès que l’occasion s’en présente, elle revient, comme à son mode d’expression fondamental et naturel, au discours, sociologique ou historique. Tous les prétextes sont bons. Il suffit d’un mot, béton, par exemple, pour que surgisse un chapitre documentaire sur l’histoire, les usages et les significations sociétales de la chose. Nous avons de même l’histoire détaillée de Chalon, le tableau de la France en 1981, l’histoire récente de la psychiatrie, le fait divers des origines à nos jours…

     

    « Une ville fonctionne à la manière d’une famille » ; « Le bouc émissaire permet l’union du groupe dans la défense des codes fondateurs »… L’explication fleurit partout, et remplace toujours la scène. Au lieu de raconter un souvenir d’enfance, notre auteure dira : « Pour mon père, le costume de chef de famille est trop large ». Tout cela ne fait pas réellement un récit. D’ailleurs la méfiance à l’égard du narratif transparaît, malgré le glissement de signification, dans le reproche fait plusieurs fois à l’ancienne ministre : « son sens narratif » lui permet d’« habilement masqu[er] » les « angles morts » de son « histoire personnelle ».

     

    « Une enquête littéraire », dit l’éditeur. Le modèle explicitement convoqué est Truman Capote – lequel racontait pourtant son fait divers comme un roman. On pense inévitablement à un autre modèle : Annie Ernaux – qui, ancrant toujours son propos dans l’expérience directe, n’est jamais analytique, quand Johanne Rigoulot l’est au contraire sans cesse.

     

    On en vient, du coup, à la question essentielle : est-ce bien de la littérature ? C’est compliqué. Et cette complexité fait l’intérêt d’un tel livre, comme de la discussion qu’il pourrait susciter. Car, enfin, on lit (en sautant un peu) jusqu’au bout, avec intérêt. Et c’est grâce à l’écriture, naturellement, à la phrase, ferme, nerveuse, quelquefois inventive. De là cependant à considérer qu’ici la manière de dire compte autant, si ce n’est plus, que ce qui est dit (définition peut-être la plus simple du fait littéraire), il y a un pas qu’il est difficile de franchir. Disons que nous sommes devant une forme actuelle d’expression comme il en émerge d’autres à mesure que le projet littéraire dans ce qu’il a de plus radical perd son sens aux yeux d’un nombre croissant de contemporains. Cette forme-ci, comme les autres, pour peu qu’elle soit utilisée, et c’est ici le cas, avec talent, vaut la peine d’être observée et suivie dans ses développements. À quelque distance…

     

    P. A.

     

    Illustration : Chalon-sur-Saône

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