• Vivre ensemble, Émilie Frèche (Stock)

    www.ohmymag.comOn le sait depuis Flaubert, et je l’ai rappelé souvent : il n’y a ni beaux ni vilains sujets. Ou, pour parler comme le maître lui-même, « Yvetot vaut Constantinople ». À condition, sans doute, de parler de Constantinople comme s’il s’agissait d’Yvetot, et inversement.

     

    Le titre, le thème, annoncé par l’argumentaire, de la famille recomposée, laissaient le lecteur innocent que je suis imaginer un petit roman drôle et vachard, qui taillerait en pièces quelques bons sentiments. Et les premières lignes, dans lesquelles un jeune garçon, la première fois qu’il voit sa future belle-mère et le fils de celle-ci, s’empare d’un couteau et menace de les tuer, était prometteur.

     

    Scannons l’espace

     

    Mais l’innocent avait oublié Flaubert. Avec Émilie Frèche, on est à Yvetot, pas de doute, et c’est d’Yvetot qu’on parle, comme on parle à Yvetot. Notre Yvetot à nous, s’entend, situé dans un triangle approximatif gare du Nord-République-Bastille. On n’y prend jamais de taxis, toujours des Uber. On y ouvre des « pages Safari », car on y possède un iPhone. Il y a les attentats de Paris, après lesquels on se demande : « Comment font-ils, tous ces gens, pour marcher au même rythme que la semaine dernière ? ». Puis, ceux de Nice, après lesquels on n’a « plus goût à rien ». Deborah, qui est juive, a un fils de Driss, qui est musulman. Et ils l’ont laissé choisir sa religion (Leo a opté pour celle de sa mère). Elle réalise pour la télé des documentaires sur la radicalisation des jeunes ou la violence des enfants. Son nouveau compagnon, avec qui elle emménage, Pierre, est avocat, et s’implique beaucoup auprès des migrants, à Calais. Tous deux pensent des choses comme : « Les corps ne trichent pas », ou : « S’il est bien une chose dont les hommes ne pourront jamais se passer, c’est aimer et être aimés ».

     

    Pour dire les désirs et les craintes de ces personnes si comme-il-faut, il fallait une langue digne d’eux. Elle est bien là. Les situations, ici, sont « explosives » ; on est « dévasté », mais on essaie de « créer du lien » ; et, après avoir « scanné l’espace d’un rapide coup d’œil », on « passe à la vitesse supérieure » puis on va voir un film qui « fait un carton plein ». Et quelques abus de langage originaux viennent subtilement compenser ce que l’expression pourrait avoir parfois d’un tout petit peu trop prévisible : « un trousseau bourré de clefs », « le jet d’un sortilège », une femme qui « charrie du malheur »…

     

    Le bobo parisien a du souci

     

    On est tenté un temps de croire au second degré, mais non. Et il y a quelque chose d’assez fascinant dans une adhésion aussi systématique et privée de réserve au stéréotype sous toutes ses formes. En proie à cette fascination, on avance dans le récit.

     

    Celui-ci parle du vivre-ensemble. Gadget idéologique dont on nous fera l’histoire en marge d’une soirée élections garantie comme-si-vous-y-étiez. Il est question bien sûr des migrants, de l’intolérance, de l’incurie des pouvoir publics, c’est dur de vivre ensemble dans notre société. Et puis c’est dur aussi dans les familles, surtout quand elles sont recomposées. Il faut dire qu’avec Salomon, le fils de Pierre, Deborah et Léo sont assez mal tombés ; quoique gratifié d’un Q. I. d’exception, « il a des phobies qui le tétanisent, il ne veut pas lâcher son cartable même les jours où il ne va pas à l’école, il ne supporte pas la frustration, il n’a pas d’amis, il passe son temps à lire et il prétend qu’il aurait préféré ne pas exister ». Signalons à sa décharge que sa mère « ne support[e] pas les traces », compte les Kleenex usagés de son compagnon, « laiss[e] tout pourrir dans son frigo, ne [veut] rien jeter » et dort « avec une peluche cachée sous son oreiller ». Pour finir, le jeune génie perturbé, contrairement à ce qu’il avait annoncé à la première page, ne tuera cependant personne… sauf un petit chien tout mignon, nommé Peace. Sans rire : à part peut-être une soirée apocalyptique dans un restaurant chinois, tout ça est sérieux.

     

    Et le pire est que cette petite fable n’est pas si mal agencée, et qu’il ne lui manque peut-être qu’un peu d’ironie et de distance… Mais, pour manquer, elles manquent. Et c’est d’autant plus regrettable que tout dans ce livre s’éclaire dès qu’apparaissent les enfants. Ça, Émilie Frèche les a bien observés. Attitudes, façons de parler… Ah, si on entrait un peu plus souvent dans leur point de vue ! Mais, bien qu’on passe d’un personnage à l’autre sans trop de gêne, l’auteure évite prudemment de se glisser dans les pensées de Salomon. Dommage. En consultant sa biographie, on voit qu’elle a publié plusieurs romans pour la jeunesse. Voilà donc le domaine où, certainement, elle excelle. Pourquoi ne s’y est-elle pas tenue ?

     

    P. A.

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