• photo Pierre Ahnne« Je ne crois pas aux biographies, qui sont des reconstitutions figées de ce qui, en réalité, est insaisissable », disait Stéphane Lambert au cours de l'entretien qu’il a accordé, en 2014, à ce blog. Et d’ajouter : « C’est justement à cause de ma méfiance à l’égard des biographies que j’écris sur d’autres artistes ». Il annonçait aussi son intention de se lancer dans un cycle sur des écrivains, « en commençant par Nathaniel Hawthorne ». En fait, ç’aura d’abord été Beckett (Avant Godot, Arléa, 2016). Puis ce seront Hawthorne et Melville. Et, en fin de compte, plutôt Melville.

     

    Leur relation est un épisode bien connu dans l’histoire des lettres américaines. Quand ils se rencontrent, en 1850, celles-ci n’en sont qu’à leurs débuts. Le succès de La Lettre écarlate vient de placer Hawthorne en tête de ces écrivains qui commencent à donner aux  États-Unis leur indépendance littéraire par rapport à l’ancien colonisateur anglais. Melville, plus jeune de quinze ans, n’a publié que quelques récits d’aventures, très remarqués. Il a déjà en tête l’idée d’une histoire de baleine…

     

    Promenades croisées

     

    Même s’ils vont être voisins pendant un certain temps, ils ne se verront au total qu’assez peu. Leurs rapports gagneront en intensité par l’effet de la distance, de la correspondance, de l’exaltation du plus jeune, dont nous avons les lettres sans disposer de celles de l’aîné. Suivons les quatre parties du livre de Lambert… Été : nos deux héros escaladent de conserve Monument Moutain (Massachusetts) et font connaissance. Automne : ils devisent en se promenant autour d’un lac. Hiver : chacun reste chez soi ; neige ; Melville travaille à Moby Dick. Hors-saison (des années plus tard) : ils marchent ensemble le long de la mer et tirent, chacun à sa façon, le bilan d’une histoire manquée.

     

    La logique de la « déambulation », revendiquée, habite et anime un texte qui avance lui-même par circulation et approfondissement plutôt que selon une progression linéaire. Circulation d’abord d’un personnage à l’autre. « Au départ (…) c’était à Hawthorne que je m’identifiais », écrit l’auteur. Mais il glissera à Melville tandis que le trajet des deux carrières s’inverse : Hawthorne devenant écrivain officiel et oubliant un peu la fièvre créatrice qui l’animait, alors que l’échec de Moby Dick constitue pour Melville le début d’une descente dans la solitude et l’oubli, d’où ne le tirera qu’une gloire posthume.

     

    Vers l’essentiel

     

    C’est donc le croisement de deux itinéraires, inverses et symétriques sur les plans de la réussite artistique et sociale. Qu’est-ce qui rapproche ces deux hommes, « l’un [Melville], exalté, toujours prompt à se jeter dans le feu de l’action, et l’autre [Hawthorne], réservé, plutôt enclin à l’introspection » ? Sans gommer « l’ambivalence » d’une relation où, « à l’attirance intellectuelle se mêlait un attrait physique indéniable », l’auteur de Fraternelle mélancolie met plutôt l’accent sur la « fêlure secrète », « le fond sombre » et le sentiment d’essentielle « solitude » qu’ils ont en commun. Selon son habitude, Stéphane Lambert va donc au cœur des choses… L’écriture, pour lui, ne saurait être qu’ « exploration de l’être », « questionnement obsédant », « quête d’absolu », et ces formules qu’il prête à Melville caractériseraient aussi bien son propre projet littéraire : atteindre la région obscure où le destin personnel rejoint l’humaine condition.

     

    Rien d’étonnant, alors, que, par un mouvement en quelque sorte inverse, il en vienne à entrer lui-même dans le récit. Constatant que, dans l’enquête approfondie qu’il a menée sur les deux auteurs américains, il a cherché « partout, sauf en [lui]-même ». Et en venant, après avoir admis qu’il « [se] tromp[ait] de voie », à se mettre en jeu personnellement et à parler de sa relation, parallèle à l’écriture de l’ouvrage que nous découvrons, avec un garçon nommé « Ben », et de l’échec de cette autre ( ?) histoire.

     

    Bref, on l’aura compris, autant que par son propos, Fraternelle mélancolie vaut par sa singularité. D’abord, bien qu’évoquant de vraies personnes, et célèbres, ce n’est pas un roman, ce qui suffirait aujourd’hui à en faire un objet profondément atypique. Affrontant, du coup, sans détour les problèmes du biographique, Lambert ne cède pas pour autant aux pièges de la biographie. « Les études littéraires », écrit-il, « passent toujours un peu à côté du sujet qu’elles traitent ». En conséquence de quoi il n’hésite pas, parfois, à « se risquer à imaginer ce qui s’est passé ». Son livre se tient ainsi constamment sur une ligne de crête, en équilibre heureusement instable.

     

    Au bord de quoi ? Circulant entre Melville et Hawthorne, entre le couple Melville-Hawthorne et lui-même, entre Ben et lui, il vise, par-delà ces figures singulières, le point où elles fusionnent pour se lier à l’universel. Point toujours dérobé, à traquer de livre en livre, à l’image de cette baleine blanche qui apparaît, dans une très belle scène, à Hawthorne mourant, pour s’évanouir aussitôt « au fond des grandes eaux du mystère ».

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • photo Pierre Ahnne

     

    « De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle l’instant où je me suis retrouvé là-bas, devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Mon corps se souvient mieux que moi de ces pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges. »

     

    Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • https-_wir.skyrock.netOn aurait dû s’y attendre. Depuis maintenant des années, Gilles Sebhan traverse les genres romanesques, comme s’il était dans la nature même du projet qu’il poursuit obstinément, de livre en livre, de s’approfondir en se prêtant à chaque fois à un angle d’approche différent. Qu’il en vienne un jour au polar, c’était fatal. Voilà qu’il y vient. Et on se rend compte que cela faisait un moment qu’il tournait autour : en 2009, déjà, Fête des pères (Denoël) mettait en scène un tueur en série ; il y a trois ans, Salamandre (Le Dilettante) racontait un meurtre ; et les récits que Sebhan a consacrés à Duvert (Tony Duvert, l’enfant silencieux, Denoël, 2010) ou à Genet (Domodossola, Denoël, 2010) ne revêtaient-ils pas la forme de l’enquête, jamais éloignée de la quête tout court ?

     

    Donc, un polar. Mais un polar à la Gilles Sebhan, bien entendu. Qu’on en juge… Le fils de l’officier de police Dapper (oui, comme le musée) a disparu. Depuis un certain temps déjà se passaient dans la petite ville des événements bien étranges : un an plus tôt, vers Noël, n’avait-on pas retrouvé tous les animaux d’un cirque massacrés, « sur le flanc, du rouge barbouillé sur le pelage et se figeant sur la glace » ?... L’enquête conduit Dapper dans un centre de soins pour adolescents (très) perturbés, que dirige l’inquiétant docteur Tristan (oui, comme…), lequel prône l’ « immersion totale du médecin dans la folie de ses patients » et rêve du « grand remplacement » qui verra ces derniers l’emporter enfin sur les gens prétendus normaux. Le jeune Ilyas, qui fait partie de ces « petits insensés », et que d’étranges visions traversent parfois, guidera-t-il le policier jusqu’à son fils ?....

     

    « Des bouches qui s’ouvrent… »

     

    On aura reconnu certains des motifs et des thèmes chers à l’auteur : l’enfance, la violence, les rapports père-fils (l’image de l’homme soulevant un enfant dans ses bras scande le livre), la folie, envisagée comme ouverture sur un monde peut-être plus réel que l’autre, où le corps « [a] des bouches qui s’ouvr[ent] » et où l’on peut « deven[ir] les branches [d’un] lilas, l’air qui bru[it], la lumière sur tout cela ». Tout le roman baigne d’ailleurs dans une atmosphère de conte mi-terrifiant, mi-merveilleux, et le petit Théo semble « s’être perdu comme un petit Poucet maladif » dont « les cailloux en mie de pain [ont] été dévorés par [des] oiseaux maléfiques ».

     

    Mais on ne se plie pas à la discipline du roman noir sans en ressentir les effets. L’univers de Sebhan, nullement assagi, se montre cependant sous des angles inattendus ou à tout le moins inhabituels : le personnage principal est hétérosexuel, rationaliste, il représente la loi et c’est son point de vue, le point de vue d’un père, qui s’impose…

     

    C’est que, de façon générale, l’écrivain joue loyalement le jeu du genre qu’il a choisi d’adopter. Rebondissements, fausses pistes, échanges de coups de feu, tout y est — y compris les ouvertures ménagées çà et là vers des suites possibles. Et la construction du livre doit beaucoup, plutôt qu’à la tradition romanesque, à l’esthétique de la série, qui donne à présent, pour bien des amateurs, sa forme au récit policier : glissements d’un personnage à l’autre, points de vue alternés et entrelacés dessinant une sorte de labyrinthe, semé de chausse-trapes et plein de jeux de miroirs. Car le motif du double hante ce livre où l’enfant insensé rêve de prendre la place du fils disparu, et où le policier raisonnable se confronte au savant fou.

     

    Sous le signe de l’oxymore

     

    Labyrinthe, reflets, illusions, si l’on peut rattacher certains de ces motifs à la tradition du polar, comment ne pas y reconnaître aussi, soudain évidents sous l’éclairage que le roman leur prête, les thèmes caractéristiques du baroque ? Aussi bien tout le roman se place, dès son titre, sous le signe de l’oxymore, figure baroque s’il en est : « cirque mort », boucherie féerique, « âmes (…) perverses et humanistes » des éducateurs à l’ancienne, « erreur de langage » que l’appellation d’Homo sapiens appliquée à l’être humain.

     

    C’est donc une alchimie complexe que semble avoir déclenché cette rencontre entre Gilles Sebhan et le roman noir : si le genre a imposé à l’auteur un cadre et des exigences qui l’ont contraint à discipliner et à organiser autrement les fantasmes constitutifs de son univers, l’auteur semble en retour avoir tiré du genre certaines virtualités que celui-ci recelait et qui étaient demeurées latentes. Alors, Sebhan, explorateur d’un versant baroque du polar ? Ou peut-être la rencontre avec le polar, occasion pour Sebhan de se révéler un authentique écrivain baroque d’aujourd’hui ? Entre l’écrivain et son genre, tout un jeu d’échanges en tout cas s’opère, dont on aurait sans doute du mal à voir la fin. Et s’ils étaient faits l’un pour l’autre ?

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • https-_lamalleaconfettis.frMaux de tête ? Embarras gastriques ? Vague à l’âme post-réveillon ? Un bon bouquin ! Car la littérature est, nous dit-on, le meilleur de tous les remèdes à tous les maux.

     

    On en causait déjà depuis un certain temps. Mais voilà qu’un grand quotidien du soir vient d’y consacrer son dernier supplément littéraire de l’année dernière : la littérature « nous sauve », sa tâche est aujourd’hui de « réparer le monde ». Lola Lafon, Philippe Jaenada, Camille Laurens, d’autres encore, parlent chacun de « leur livre réparateur ». Et un long entretien avec Alexandre Gefen, auteur de Réparer le monde (Corti, 2017), justement, trône en pièce maîtresse dans cette trousse de secours (puisque réparer le monde, c’est, bien sûr, réparer « les vivants »).

     

    En ces jours qui suivent la Nativité, Gefen nous annonce une bonne nouvelle : c’est fini. Ouf. « Rompant avec (…) l’idéal d’une écriture autonome et esthétisante », « la littérature contemporaine sort de l’ornière formaliste ». Il était temps. La bête a la vie dure, depuis une bonne trentaine d’années qu’on se réjouit de son décès… D’ailleurs, elle bouge encore : certains « s’accrochent à l’image désuète d’une littérature agonisante, d’un auteur de plus en plus absent, n’écrivant plus que sur son impossibilité d’écrire » ; « aujourd’hui encore, [ils] s’obstin[ent] à publier le énième roman à la Perec ». Ça m’avait frappé aussi, tous ces romans à la Perec qui se publient…

     

    Il faut dire que pour trouver, dans l’histoire littéraire française, une conception plus saine https-_www.clubjouet.comdes choses, on doit remonter carrément à Montaigne ou Racine. Au XVIIIe, il semble ne s’être rien passé de notable. Mais « au moins depuis le XIXe siècle », la littérature a été considérée chez nous comme « un art pur ». Balzac, Stendhal, Zola, ces grand formalistes, adeptes de l’art pour l’art… Et même Hugo, nous dit Gefen, a dû, pour s’engager contre la peine de mort, cesser de « rester cantonné à ses hautes sphères littéraire », qu’illustrent sans doute Les Misérables ou La Légende des siècles. Ah Flaubert, évidemment, pauvre Gustave, tenant, comme chacun sait, d’une « littérature n’ayant d’autre but qu’elle-même ». Et auteur, si mes souvenirs sont bons, d’un Dictionnaire des idées reçues.

     

    De toute façon, peu importe. Romantisme, réalisme, naturalisme, on ne va pas s’embêter avec ces subtilités académiques, quoi que ce soit, l’important, c’est qu’on en est sorti. Nos auteurs ont enfin compris que la littérature « doit avant tout être considérée du point de vue des effets (…) qu’elle déclenche chez le lecteur », en un mot, qu’elle doit être « utile ». Pas trop tôt. Ça finissait par être scandaleux cette chose qui ne servait à rien sauf, dans le meilleur des cas, à échouer à dire ce qui se glisse entre les mots. À notre époque de chômage, de terrorisme, d’accidents de la route, chacun se doit de mettre, comme il se dit souvent avec tant d’élégance, les mains dans le cambouis. C’est comme l’augmentation de la CSG sans compensation pour les retraités dits aisés : une question de solidarité nationale.

     

    https-_images-na.ssl-images-amazon.comRetour « au réel », donc. Et qu’on ne vienne pas nous dire que c’est en se détournant de la réalité qu’on l’effleure peut-être. Assez de ces subterfuges déprimants. Car ces gens qui ne parlent de rien parlent, en plus, de choses désespérantes. Pour eux, la littérature « ne servirait qu’à vous "creuser", à vous faire du mal ». Gefen « n’aime guère cette vision aristocratique » ( ?). Non, « les sciences cognitives » nous l’apprennent, la littérature peut « adoucir les imperfections du monde ». Si ce sont les sciences qui le disent… Cela suppose, évidemment, d’aller « là où ça fait mal », comme Richard Millet, Pierre Michon ou Pierre Bergounioux, qui seront sûrement ravis d’apprendre qu’on doit voir en eux de grands peintres de « la déstructuration de la province et de sa campagne, des communautés vieillissantes et des paysages ravagés par les hypermarchés ». Et qui apprécieront beaucoup aussi, sans doute, de savoir qu’ils travaillent, en cela, « comme le journalisme ». Parce que ça commençait à bien faire cette autonomie de la littérature, halte aux privilèges ! Histoire, sociologie, journalisme, roman, tous au boulot ! « L’heure est aux écrivains de terrain ». Les seuls capables, c’est sûr, de nous tirer de l’ornière. Et de nous installer « enfin dans un rapport apaisé avec le grand roman américain, qui a cessé de représenter (…) un repoussoir » (comme c’était le cas, nul ne l’ignore, depuis Faulkner et Dos Passos). Voilà, c’est dit.

     

    Vous, je ne sais pas, mais quant à moi je suis convaincu. Et puisque voici le temps des résolutions, je prends celle de ne plus vous entretenir que de littérature réparatrice. Bon, dans les semaines qui viennent, vous aurez peut-être encore quelques nouvelles de Sebhan (Cirque mort), de Lambert (Fraternelle mélancolie) — voyez déjà un peu les titres ! — et de certains autres qui s’accrochent à l’idée d’une littérature qui creuse. Les articles sont déjà écrits, je ne vais pas les mettre à la poubelle. Mais dès que j’en aurai fini avec ces gens-là, c’est promis, je ne vous parle plus que de Bicarbonate, de Tricostéril et de tous leurs amis. On va passer une rudement bonne année.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires