• http://e-cours-arts-plastiques.comCe n’est pas un hasard si tout commence dans les étoiles. Et s’il sera souvent à nouveau question, dans le livre de Philippe Videlier, d’astronomie, voire d’astrologie, ce n’est pas seulement parce que certains de ses héros s’entourent de mages et croient en l’horoscope. La mention, dès la première page, de la « planète minuscule » baptisée, cette année-là, 1932 PB, et de la « comète Brooks » convient bien à un récit où le carambolage de faits, minuscules ou non, invite à une réflexion sur le hasard et le destin. Surtout, elle annonce que, dans ce roman commencé du côté de Sirius, le jeu des points de vue va constituer l’armature de la narration.

     

     

    Cimes et bas-fonds

     

    En 1932, donc, dans un bal populaire de Villeurbanne, un certain Di Mauro, boxeur de son état et fasciste notoire, est exécuté de plusieurs balles de pistolet par des inconnus. L’enquête qui va s’ensuivre est l’occasion d’une double plongée : dans l’univers policier de l’époque, tant en France qu’en Italie mussolinienne, et dans le monde ouvrier immigré, italien surtout, souvent anarchiste ou communiste : « Les hautes cheminées de briques, les toits obliques, le vacarme, les puanteurs de Gerland, de Monplaisir, de Saint-Fons, de Vénissieux, de Vaulx-en-Velin et Villeurbanne, les foules brunes en casquettes du matin, tôt… »

     

    Mais, en alternance avec cette vision au ras du sol, le roman grimpe chez les puissants, pour nous conter la sinistre et grotesque épopée du fascisme, de cette année 1932 à la mort du Duce, en 1945. On retrouve la tension entre grands événements et détails anecdotiques qui était au cœur de Dernières nouvelles des bolcheviks (Gallimard, 2017, voir ici). Et pas uniquement parce que, d’un chapitre à l’autre, on passe du poste de commande de la grande machine à broyer (mussolinienne, nazie, stalinienne) aux recoins et sous-sols où se tapissent ses victimes : les chapitres mêmes consacrés aux « grands » du monde d’alors fourmillent de détails infimes et dérisoires. Si Philippe Videlier n’oublie pas la grandeur du « petit » (bouleversante lettre d’adieu d’Eusebio Giambone, dirigeant communiste clandestin fusillé en 1943), il excelle à montrer le petit du « grand » — ainsi apprend-on que Mussolini, avant ses (nombreux) rendez-vous galants, « se brossait les dents avec du dentifrice Euthymol, une pâte rose bonbon importée d’Angleterre, au tube rouge-blanc-vert ». « Forcément, cela aidait ».

     

    De façon générale, le comique, nécessairement grinçant, naît ici souvent de la profusion de détails, de l’excès de minutie, de l’avalanche de noms propres. Érudition étourdissante, bien sûr, mais jamais gratuite : notre auteur a le sens du comme-en-passant, et c’est sur ce ton-là qu’il révèle, par exemple, au détour d’une longue énumération des dons d’or faits à l’État fasciste par ses administrés enthousiastes, que « Luigi Pirandello donna sa médaille de prix Nobel de littérature ».

     

    De la Pieuvre à Fantômas

     

    Comme dans Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard, 2017, voir ici), le roman entre dans l’Histoire plutôt que l’Histoire dans le roman. Et après avoir joué, dans ce dernier titre, avec le roman d’aventures, après (Dernières nouvelles…) un détour par le récit bref, Videlier s’attaque au polar. À sa manière. En s’interdisant, fidèle à la technique qu’il a inventée et mise au point, tout recours à la fiction pure. On ne saura jamais qui a tué Di Mauro. Mais le genre policier et, avec lui, toutes les formes de la culture populaire, envahissent le texte, venant mêler leurs références à l’Histoire et à la politique. L’OVRA, la police de Mussolini, désignée par « quatre lettres menaçantes » dont personne ne sait exactement ce qu’elles signifient, a failli s’appeler, comme dans un magazine de quatre sous, PIOVRA (la pieuvre). Le jour où Di Mauro trouve la mort, il aurait pu, au lieu de se rendre au bal fatal, aller voir Après l’amour (avec Gaby Morlay), Le Démon des femmes (il s’agit de Raspoutine), La Bande à Bouboule (de Milton), mais aussi Fantômas. Un soir de réveillon, tandis que « les trimoteurs Caproni et Savoia-Marchetti [de Mussolini] bombard[ent] Madrid [encore aux mains des Républicains] », voilà que « les Saturniens attaqu[ent] la terre »… dans un magazine pour enfants ! À la fin, les Terriens gagnent ; conclusion d’un des héros : « L’Italie, berceau de la civilisation mondiale (…) donnera, comme toujours, l’exemple des miracles que permettent l’ordre et la discipline ».

     

    C’est l’imaginaire d’une époque, et d’un régime où le fantasme tient une place centrale. Car, en la matière, l’exemple vient de haut : Mussolini, nous révèle Videlier, fut aussi auteur de roman-feuilleton (La Maîtresse du cardinal, cinquante-sept épisodes) ; scénariste (Les Cent jours, avec pour héros Napoléon) ; et même… acteur, puisque le film Mussolini Speaks connut un triomphe aux États-Unis.

     

    On se souvient du goût de Hitler pour le cinéma ; on pense au dictateur de Chaplin, jouant avec son globe terrestre… Le totalitarisme est, sans doute, ce mélange baroque de folie criminelle, de puérilité, de passion pour la fiction allant jusqu’au désir d’imposer sa fiction au monde. Il fallait un romancier pour dire tout cela. Mais pas un romancier comme les autres. Philippe Videlier, de livre en livre, invente décidément une manière redoutablement efficace d’écrire l’Histoire. On ne demande qu’une chose : qu’il continue.

     

    P. A.

     

    Illustration : Gerardo Dottori, Mussolini, 1933

     

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  • www.retronews.frEt de trois. Deux ans exactement après Cirque mort (Rouergue noir, 2018), un an pile après La Folie Tristan (Rouergue noir, 2019), voici le troisième tome de la série policière de Gilles Sebhan, Le Royaume des insensés. Et, si la rumeur ne ment pas, ce n’est pas fini.

     

    Selon l’expression convenue, on ne résumera pas l’intrigue. D’abord pour ne pas vendre les différentes mèches, ensuite parce qu’on a du mal avec les intrigues ; ce n’est pas ce qu’on trouve le plus intéressant ; on s’y perd, du coup, toujours un peu, surtout dans les intrigues de polar ; raison, peut-être, pour laquelle, on l’a souvent dit sur ce blog, on n’en lit guère. Exception faite pour les polars de Gilles Sebhan.

     

    Feu Tristan

     

    Cela dit, on ne conseillera pas forcément au lecteur peu familier de l’œuvre de commencer par ce volume-ci. Le docteur Tristan, lointain avatar de Gaëtan Clairambault, s’étant suicidé à la fin du tome précédent, n’est plus là. Et il nous manque. Sa parenté avec l’étrange psychiatre qui intéressait tant Lacan, ses théories inquiétantes et biscornues, son bureau, sa pipe, le « Centre » où il appliquait à ses « petits insensés » des méthodes peu orthodoxes mais non dépourvues de toute efficacité thérapeutique, tout cela ouvrait dans les livres précédents une profondeur supplémentaire et ironique. La peinture, entre effroi et tendresse, des enfants eux-mêmes, de l’étrange langage qu’était leur corps, constituait une singularité captivante de plus.

     

    À présent, le Centre et ses pensionnaires n’ont pas (encore) disparu, mais ce n’est plus ça. Tristan a été remplacé par un psy conventionnel et un peu fade malgré son lourd secret, d’ailleurs on s’en débarrassera vite fait en cours de route. Et, si l’héritage de feu le docteur pèse sur tous, à commencer par le jeune Théo, son petit-fils et légataire, les jeunes patients et leur monde magique sont moins souvent évoqués.

     

    On les retrouve, cependant. On suit le destin d’Ilyas, affligé de visions prémonitoires, de Théo lui-même, frappé, depuis son enlèvement et sa séquestration, d’un traumatisme salvateur. Du lieutenant de police Dapper, son père, et de sa femme, Anna, partagée entre attachement pour son époux et attirance pour Hélène, l’institutrice de son fils ; de Marlène, ex-séquestrée elle aussi, délivrée par le lieutenant dans le roman d’avant. Tout ce monde-là ne va pas très bien : Anna ne sait pas ce qu’elle veut, Hélène est jalouse, Théo se tait, Dapper ne se remet pas de n’avoir pas su protéger assez efficacement son fils ; son collègue belge Litsky est, à plus de quarante ans, un « adolescent attardé » ; Marlène souffre, au-delà de son récent trauma, d’avoir un jour découvert qu’elle vit « dans un monde où Auschwitz [a] eu lieu » ; les insensés sont encore moins en forme que d’habitude, la petite ville est de plus en plus sinistre, et tout le monde partage plus ou moins le sentiment que « le monde n’est qu’un champ de foire barbare, un terrain de jeux pour pervers ».

     

    Par là-dessus, comme si les soucis habituels ne suffisaient pas, voilà que déboule, évadé de sa prison au prix de nombreux cadavres, Marcus Bauman, ancien de la bande des tueurs du Brabant (affaire réelle, personnage imaginaire). C’est un méchant extrêmement méchant. Presque un peu trop, pense-t-on d’abord, au récit de ses exploits frisant le Grand Guignol — avant de s’aviser que c’est peut-être cet excès qui désigne le sens du livre et en livre la clé secrète.

     

    Parmi les loups

     

    Bauman s’inspire du sympathique Joseph Vacher, criminel du XIXe siècle connu comme le tueur de bergers et auteur d’une trentaine d’assassinats. L’homme du Brabant a trouvé ce modèle dans « un gros ouvrage populaire sur les grands criminels, que sa grand-mère avait reçu en cadeau pour avoir accumulé des points en achetant des canevas à broder », et qui faisait ses délices dans son enfance. Ses contes de fées à lui. D’ailleurs, lui-même, dans les journaux ou sur les ondes, est « présenté comme une terreur digne des contes ». La prison d’où il s’est évadé « se trouvait au milieu d’une forêt humide », et c’est encore dans la forêt voisine qu’il se cache, en attendant de pouvoir se venger de Dapper, qui l’a fait arrêter jadis.

     

    Vacher, dit le narrateur, se jetait sur ses victimes « comme un loup ». Dapper marche parfois « à pas de loup » ce qui ne l’empêche pas d’avoir l’impression de se jeter « dans la gueule du loup ». L’ombre de l’animal mythique hante ce qui, décidément, n’est pas tant un polar que, on l’aura compris, un horrible conte merveilleux. Je le disais récemment ailleurs : notre conte de fées à nous, contemporains rationalistes, c’est le polar. Gilles Sebhan, avec sa radicalité coutumière, remonte aux origines cachées du genre. Et il n’ignore pas qu’aux origines de ces origines, on trouve tout un monde archaïque, savoirs obscurs et pulsions effrayantes que chacun abrite au fond de soi. Ilyas, l’enfant fou, le sait aussi, qui « se dédoubl[e] pour s’asseoir au centre de son cerveau comme dans une caverne ancestrale ».

     

    « D’une façon ou d’une autre, les origines vous rattrap[ent], le fantôme sort de la crypte et vous désign[e] du doigt », pense un autre personnage. Ce legs dont personne ne veut et auquel personne n’échappe, Gilles Sebhan ne cesse d’en suivre et d’en interroger la transmission, de père en fils, et de livre en livre. Est-ce que ce sont là des polars ? Peut-être, après tout. Tels que les polars, en tout cas, devraient être…

     

    P. A.

     

    Illustration : la Bête du Gévaudan, gravure du XVIIIe siècle

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  • www.montmartre-secret.comD’autres en auraient fait un de ces romans biographiques qui continuent de démontrer l’obstination de notre époque à vouloir changer la réalité en fiction — celle-ci étant apparemment devenue pour elle la seule manière tolérable de vivre la vie… Il est un vieil immeuble dans la rue Nicolet. En 1871, Paul Verlaine, récemment marié à Mathilde Mauté, y habitait avec ses beaux-parents. C’est là que Rimbaud, invité par lui à Paris, débarque un jour, Le Bateau ivre en poche. Le petit paysan aux joues roses et au regard magnétique fera vite scandale par ses frasques. Expulsion, errances, misère, amours intermittentes avec le poète de La Bonne Chanson… Celui-ci l’accompagne à la gare de l’Est quand, au bout d’un an à peine, il repart pour ses Ardennes natales. Mais Verlaine l’en fera vite revenir, et ce sera le départ pour Bruxelles, puis Londres.

     

    Il aurait été somme toute facile de s’en tenir à cet épisode, minutieusement reconstitué, en décors et costumes d’époque. Mais, comme on est chez Alain Blottière, il fallait un autre jeune homme. Un autre : on ne se met pas à la place de Rimbaud — comment approcher le génie, voilà d’ailleurs une des nombreuses questions que soulève ce livre subtil et labyrinthique. Un jeune homme : comme dans Le Tombeau de Tommy (2009), comme dans Rêveurs (2012), comme dans Comment Baptiste est mort (2016), tous chez Gallimard, et tous reposant de surcroît sur le principe du redoublement, si ce n’est du dédoublement proprement dit.

     

    D’un adolescent l’autre

     

    Ici, le jeune homme, c’est Léo. Il a seize ou dix-sept ans. Sa mère l’a opportunément laissé seul pour l’été dans l’appartement où tous deux se sont installés peu avant, justement à ce même numéro de la rue Nicolet où, quelque cent cinquante ans plus tôt… Notre adolescent d’aujourd’hui, qui ressemble fort aux adolescents d’autrefois, ayant aperçu un portrait de Rimbaud, puis appris qu’il avait habité son immeuble, se passionne pour le poète et se met à écrire des sonnets en alexandrins (où le véritable auteur a pris soin de glisser quelques fautes de métrique dans un souci de vraisemblance).

     

    Il y a plus. Dans l’appartement où, dès les premières pages, le craquement insistant du parquet annonçait la présence des fantômes, Léo est sujet aux visions : à peine aidé par de vieilles photos découvertes sur Internet, il voit Rimbaud et Verlaine déambuler dans le Paris de jadis ; il assiste même, plus étrange, à leurs rencontres nocturnes dans l’ancienne lingerie des Mauté, devenue entre-temps sa propre chambre. Parallèlement, une métamorphose s’opère en lui, « qui sembl[e] désormais le rendre irrésistible, magnétique comme un aimant même à distance » ; tel l’ange de Théorème, il attire et séduit tout le monde — sa voisine, son professeur de français, les touristes japonaises croisées dans la rue… Tout cela s’accompagnant de crises de « cécité hystérique » (c’est le nom de la chose), au cours desquelles l’univers disparaît « dans une eau trouble et foncée, une boue presque opaque (…), une vague noire ».

     

    Voyance et vision

     

    Possession ? Réincarnation ? Léo ressemble à Tirésias, alternativement homme et femme, condamné à perdre la vue mais gratifié du don de voyance. Il pense vivre la métamorphose annoncée par son illustre devancier dans les lettres à Izambard et à Demeny : devenir, « par le dérèglement de tous les sens », « non voyant au réel », et (par là même) « voir comme jamais les autres ne voient ». Cette lucidité d’un ordre supérieur lui fait d’ailleurs aussi pressentir les cataclysmes prêts à anéantir la planète, lesquels commencent à advenir dans les dernières pages, faisant basculer ce singulier roman d’éducation du semi-fantastique dans l’anticipation.

     

    Impossible d’explorer ici tous les motifs qu’Alain Blottière entrelace en virtuose, les pistes qu’il esquisse, les portes qu’il entrouvre, à l’image de celles, concrètes, menant aux caves et aux recoins de son vieil immeuble enchanté. Se gardant de les franchir toutes, en vrai romancier qu’il est. C’est là sa force et, peut-être, sa faiblesse : les hallucinations de Léo, en le transportant dans le passé ou l’avenir, ramènent en fin de compte la voyance rimbaldienne à la vision et à la capacité d’imagination d’un romancier. Mais c’est là gagner la partie autrement : à suivre ce personnage toujours sur le point de cesser d’y voir comme de basculer dans un autre monde, conscient à l’extrême d’une vie menacée individuellement par la mort et collectivement par la catastrophe, comment le lecteur n’éprouverait-il pas le caractère fragile et tout relatif de ce qu’on appelle réalité ? Habile traduction romanesque de l’expérience poétique que l’auteur des Illuminations appelait justement de ses vœux…

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne850 pages. Il n’entrait pas dans ma boîte aux lettres. Aussi fut-il, comme il arrive, déposé sur les boîtes par le coursier pressé, et disparut. Il y a des gens bien malfaisants. Et encore, s’ils s’appropriaient les livres pour les lire… Mais mon exemplaire du roman de Chris Kraus risque fort d’avoir été vendu au plus offrant.

     

    Cependant, certains envois doivent, sans doute, en vertu d’une nécessité qui nous échappe, atteindre leur destinataire. Les éditions Belfond ont eu l’amabilité de me faire parvenir une autre version, numérique, celle-là, de l’ouvrage. Je l’ai lu, plus tard que prévu, en marge des répétitions de ma pièce, La Cantatrice et le Gangster (voir ici). Il fallait bien ça pour m’abstraire de mes préoccupations du moment. Mais ça m’en a abstrait. Quand une lecture est aussi efficace, et ce, sur 850 pages, la moindre des choses est de se demander pourquoi.

     

    Totalitarisme et romanesque

     

    Impossible d’entrer dans le détail de l’intrigue, non seulement pour cause de longueur, mais aussi de sinuosités et rebondissements incessants. Disons que c’est l’histoire de deux frères, Konstantin (Koja) et Hubert (Hub) Solm, issus tous deux, au début du XXe siècle, de la minorité allemande de Riga (Lettonie). Et de leur sœur adoptive, Ev, juive, mais personne, au départ, ne le sait, qui sera alternativement, voire simultanément, l’épouse ou la compagne de l’un et de l’autre. Tout cela sent un peu l’allégorie. Comme c’est le cas aussi de la situation : en 1974, dans un hôpital de Munich, Koja, 70 ans, une balle coincée dans la tête, a pour voisin de chambre un « hippie » nettement plus jeune, amateur de bouddhisme, de paix et de hasch ; il lui raconte sa vie, de l’entre-deux- guerres au présent.

     

    Une vie de salaud. Membre, ainsi que son frère, de la SS, le jeune Koja participe à des massacres de juifs en Lettonie. Après la guerre, il sert de taupe au KGB dans les services secrets ouest-allemands, contrôlés par la CIA et peuplés d’anciens nazis comme lui-même. Plus tard, circoncis et caché sous l’identité d’un juif défunt, il sera introduit au Mossad. Il collaborera, directement ou non, à de nombreux meurtres, trahira chacun de ses employeurs pour l’autre, trahira Ev elle-même, l’amour de sa vie, et finira par recevoir la fameuse balle, on ne dira bien sûr pas comment.

     

    L’Ordre noir est-il romanesque ? On pense au remarquable ouvrage de Robert Merle, La Mort est mon métier(1). On pense, inévitablement, à Jonathan Littell et à ses Bienveillantes(2). Plus largement, le totalitarisme serait-il le grand sujet du roman contemporain ? « Parfois, il vaut sans doute mieux que les choses suivent leur cours », dit Koja au « hippie ». « Aller de l’avant coûte que coûte, se laisser porter par des forces plus puissantes, mais aussi meilleures que soi-même. Le moniteur de surveillance cardiaque, là-bas, n’est-il pas plus puissant et meilleur que nous-mêmes ? » La machine totalitaire, le confort paradoxal dans lequel elle broie les individus, seraient-ils la forme caricaturale et extrême de la vie moderne, telle que l’a dépeinte, par exemple, Kafka ? Est-ce ce reflet grimaçant qui nous fascine ?

     

    Forêt obscure et noirs secrets

     

    Il y a aussi le Mal, bien sûr, sous sa forme politique ultime. Ça ne met pas le lecteur à l’aise de céder, sous couvert de Koja, à la fascination bien connue pour le Mal. Et ce n’est pas seulement le ton qui l’embarrasse, cynique, drôle, porté par une écriture nerveuse, superbement rendue, comme toujours, par Rose Labourie. Les propos aussi provoquent de la gêne : « Les choses se faisaient d’elles-mêmes », dit Koja. « On ne peut pas sérieusement nous reprocher d’avoir été nazis. Il y a du sens à se projeter dans le futur, et on ne choisit pas toujours la tournure qu’il va prendre ». Le lecteur se dit que, même dans les années 1920, on pouvait ne pas avoir envie de se projeter dans certains futurs. Il est mal à l’aise.

     

    Ce n’est jamais une mauvaise chose, de mettre le lecteur mal à l’aise, en le plaçant devant ses propres ambiguïtés. Sans compter que c’est Koja qui parle, à un hippie de plus en plus effondré. Si on peut trouver le dispositif un peu lourd, il implique une conséquence que Kraus lui-même souligne dans une interview à Die Zeit : « Dans son souvenir, tout homme arrange son histoire ». Surtout quand c’est un menteur professionnel qui parle. On le sait, mais on l’oublie, et le sentiment qu’on a de partager, seul avec lui, un secret honteux ajoute encore au plaisir trouble que la lecture suscite.

     

    Ce thème du secret est au cœur du roman de Chris Kraus. C’est une de ses différences avec celui de Littell, qui s’achevait à la chute de Berlin. L’autre différence tient à l’usage du romanesque proprement dit. Si le point fort des Bienveillantes était de nous transporter au cœur de la machinerie nazie, l’histoire personnelle du héros y était nettement moins réussie. Dans La Fabrique…, le secret est aussi un secret de famille. D’abord, celle de l’auteur lui-même : d’origine balte lui aussi, Kraus découvrit sur le tard qu’un de ses grands-pères avait fait partie des Einsatzgruppen (3) ; d’où dix ans de recherche, ce livre, et son grand thème : le passé digéré, l’amnistie et la réutilisation, pendant la guerre froide, des « salauds ».

     

    Chris Kraus a voulu tendre un miroir déplaisant à l’Allemagne. Il a inventé, pour ce faire, une famille de mythe ou de conte : frères ennemis, quasi-inceste… L’horreur historique vue par Grimm : « Enfant, (…) j’avais le sentiment que chacun, à l’instar de Hänsel et Gretel, avait été abandonné dans une forêt obscure et devait se débrouiller pour rentrer chez soi. Sauf qu’une fois adulte, j’ai compris que personne ne sortait jamais de la forêt ».

     

    La forêt de Chris Kraus est vaste. Il y a des coins fort déplaisants. Cependant, on aime à s’y perdre. Et c’est la force de son livre que de nous contraindre à l’avouer.

     

    P. A.

     

    (1) Gallimard, 1952

    (2) Gallimard, 2006

    (3) Unités chargées de l’assassinat systématique des juifs et des opposants, notamment en Pologne et en Union soviétique.

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  • www.citroen.frAvec les mères, c’est rarement simple, mais avec les pères c’est souvent compliqué. Jauffret, avec le sien, n’a pas eu la tâche facile. C’est difficile, un père sourd. Allez vous étonner, après, que le fils écrive… Et quand, à l’enfermement de la surdité, s’ajoutent la dépression chronique et ses médicaments « qui empêch[ent] de penser », la coupe est pleine : « Alfred, tu n’étais même plus un homme, juste un organisme, avec au fond de la coquille un ego dévasté, piqué sur le cerveau comme un papillon sur un bouchon de liège ». « On ne traite pas un père de la sorte. Mais on a le droit d’injurier un donneur de sperme ».

     

    Et ce n’est pas tout. Ce « papa » quasiment manquant a laissé derrière lui une énigme pour tout héritage. Regardant, en 2018, un documentaire télévisé intitulé La Police de Vichy, le futur auteur de Papa reconnaît l’immeuble marseillais dans lequel il a passé son enfance et où la famille de son père vivait dès avant le mariage de celui-ci. Deux gestapistes en sortent, encadrant un homme menotté. C’est Alfred. Lequel n’avait jamais fait allusion à quoi que ce soit, personne dans la famille n’ayant entendu parler de rien non plus.

     

    « Ces sept secondes de film », dit l’écrivain, « ont réveillé l’enfant tapi dans les couches profondes de mon être, me donnant une inextinguible soif de père ». Et déclenchant l’écriture de ce livre, après de longues recherches parfaitement infructueuses : « Alfred, tu me laisses un mystère », avoue le fils, réduit à quia — pour quelqu’un qui a tant inventé « la vie des gens », un comble.

     

    Père réparé

     

    Mais, ici, il s’en tient maniaquement à la vérité, la tourne, la retourne, la fouille, à sa manière, rageuse et grinçante. Partant de la mort d’Alfred et du récit de ses obsèques, puis remontant à son mariage avec Madeleine au début des années 1950, et descendant jusqu’à sa propre naissance et son enfance. Avant de revenir à la fameuse séquence pour lui imaginer (quand même, mais explicitement) une explication aussi peu gratifiante que possible : Alfred aurait-il été embarqué pour être ensuite menacé, intimidé, et ainsi aussitôt amené à dénoncer un voisin qui cachait « un couple d’anarchistes espagnols » ? Hypothèse développée avec quelque complaisance pour être rejetée aussitôt après comme invraisemblable : « Alfred n’avait donné personne ». Et Régis d’interroger encore et encore l’image laissée par ce père singulier dans sa mémoire, avant, en quelques pages magnifiques, de créer de toutes pièces un faux souvenir lumineux dans lequel Alfred aurait été pour une fois papa.

     

    Car la tâche du fils est de réparer le père, « analysant le moindre fragment pour essayer de le rebâtir sans tous ces vices de construction qui l’ont empêché d’être lui ». Ou s’il s’agissait, au contraire, d’achever de le mettre en pièces et de le détruire une fois pour toutes ? Le livre entier est dans cette hésitation, cette oscillation, comme, peut-être, l’étaient déjà tous les livres précédents (« Je n’ai peut-être écrit tout au long de ma vie que le livre sans fin de tout ce que nous ne nous sommes jamais dit »).

     

    Passé recomposé

     

    Certes, on y retrouve aussi les images d’une époque, le magasin Aux Dames de France avec son « escalier roulant », les scooters Lambretta et les tanks en plastique. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans le combat acharné auquel se livrent, sur ses pages, la mémoire et l’imaginaire, l’amour et la honte. Jauffret le mène sur son terrain. Au début, on trouve un peu appuyés son cynisme et son goût de la provocation. Mais, très vite, l’excès et la brutalité mêmes révèlent leur efficacité particulière. Ce sont eux qui rendent possibles les évocations hallucinées des rapports entre mère et fils : « Il lui serait un prolongement, un corps et un cerveau supplémentaires (…), ils s’aimeraient comme des amants sans avoir besoin de se servir de ces imbéciles d’organes génitaux pour se connecter ». Ou qui permettent cette transgression majeure : raconter sa propre conception (« Alfred ruisselant de sueur m’éjacula en ahanant dans la vulve de Madeleine »).

     

    Et notre auteur ne va pas au bout des choses seulement dans le domaine du fantasme blasphématoire, il mène aussi le plus loin possible la réflexion où son entreprise le conduit sur la mémoire et l’écriture. Intimement liées, puisque « à chaque fois qu’on se souvient le souvenir se modifie » : ce passé, « vivant tant que nous le sommes encore nous aussi », « on est en droit de le jeter en vrac sur le tapis pour mieux le dépoussiérer, le ranger selon l’humeur sur les rayons de notre chronologie comme les livres sur ceux d’une bibliothèque ».

     

    Du coup, au fond, qu’est-ce que le vrai ? Le roman est-il plus trompeur que le souvenir, ou moins ? Plus, ou moins exact que la vie ? Mais alors, en somme, qu’est-ce qu’un père ? Et une mère, donc ? Et, par là-même, un fils ?... Ces questions énormes, la force et l’intelligence de Jauffret sont de ne pas les effleurer timidement, mais de les triturer et de les sonder sans précautions, avec l’instrument qu’il connaît : l’écriture. Et si on sort de l’examen un peu chaviré, c’est, comme pour les manèges de nos enfances, justement l’intérêt de la chose.

     

    P. A.

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