• Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Dans l’entretien qu’elle a accordé à ce blog, elle mettait en rapport son « amour de la peinture » et l’importance qu’ont dans ses romans les lieux et les décors. Plage, (2010), La Maison-Guerre (2015, voir ici), La Maison de Bretagne (2021, voir ici)… Marie Sizun, qui, à ses heures, peint aussi, est bien avant tout une grande écrivaine des atmosphères, des lumières, et de leurs effets quasi impalpables sur ce qu’on pourrait appeler, d’un mot heideggérien, l’humeur des personnages. Toute en glissements subtils, son œuvre, jamais bien loin de l’autobiographie (La Femme de l’Allemand, 2007, prix des lectrices de ELLE 2008) ou de l’histoire familiale (La Gouvernante suédoise, 2017, voir ici) compte une douzaine de livres, romans ou recueils de nouvelles. Elle est publiée intégralement par Arléa.

     

     

    Marie Sizun, aimez-vous parler de vos livres ?

     

     

    Aimez-vous parler de vos livres ?

    Voilà une question bien embarrassante. J'adore parler de ce que j'écris. J'adore qu'on me pose des questions. Qu'on ait l'air de s'intéresser tellement aux histoires que je raconte, à la façon dont je les raconte. J'ai l'impression alors d'être follement intelligente et je me prends à mon propre verbe, j'ai toutes sortes d'idées sur la question, je découvre même des aspects de mon livre qui m'avaient échappé en l'écrivant. Je trouve une grande satisfaction à éprouver l'attention de celui qui m'écoute ; il me devient même extrêmement sympathique et, ma logorrhée terminée, mon estime pour moi-même a grandi de quelques pouces. Me semble-t-il.

    Mais trêve de griserie. Si, un temps après ce brillant (?) exercice, je pense à ce que j'ai dit, à ce que je n'ai pas dit, à ce que j'ai mal dit : le pénible examen ! j'ai bafouillé, j'ai dû être confuse, je me suis ridiculement exaltée : on a dû me prendre pour une folle, ce que j'ai dit n'ajoute rien, au contraire, à ce que j'ai écrit, on aurait préféré peut-être en rester à ce qu'on avait lu : j'ai tout gâché. Et me voilà plongée dans le doute sinon dans la désolation et la détestation de moi-même. C'était vraiment plus facile d'écrire. Quelle imprudence d'oser parler de ce qu'on a écrit !

     "Vous parlez si bien de vos livres ! " Mais non, ce n'est pas vrai, cette gentille personne se trompe, je sais bien que mes élucubrations narcissiques ne valent rien, que je me suis laissée aller, comme beaucoup, à un plaisir fallacieux, répréhensible sur le plan de la morale comme du bon goût. On ne m'y prendra plus !

    En revanche, qu'il est délicieux que d'autres le fassent pour moi ! Le doux miel d'entendre une analyse intelligente de ce que l'on a écrit avec tant de soin ! Comme il est merveilleux d'être si bien compris ! Et quel plaisir qu'on vous fasse les compliments qu'on n'aurait jamais osé s'adresser ! Il n'est pas jusqu'à la critique qu'il ne soit plaisant quelquefois d''entendre — quand elle est justifiée, et nous savons toujours, dans le fond de nous-mêmes, quand elle l'est... 

    Je pense que l'écriture est l'ouverture d'un dialogue. La recherche d'un regard, d'une écoute. Il y a là une démarche humaine profondément émouvante : l'attente d'une rencontre. Si elle a atteint son but c'est à un autre de nous le dire et à nous de l'entendre plutôt que de nous enfermer dans le solipsisme d'un discours auto-satisfait.

    J'ajouterai pour conclure que parler des livres des autres est pour moi un immense plaisir : parce que j'aime passionnément lire et que ma faculté d'admiration est à ce jour restée intacte, autant que celle de dénigrement quand le succès d'un livre auprès du public me paraît usurpé. Mais dire ce qui m'a émue et pourquoi, souligner l'intelligence d'un texte, tenter l'analyse d'une écriture, c'est une joie généreuse, et même un geste d'amour autrement satisfaisant que l'indiscret repli sur soi, ou plutôt l'analyse répétitive de soi quand on a déjà tout dit dans son livre.

     

    Marie Sizun

                                                                                

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    En 2017, j’avais été enthousiasmé par Volia Volnaïa, magnifique roman des grands espaces sibériens en même temps que portrait très sombre de la Russie contemporaine (Belfond, traduction Luba Jurgenson, voir ici). Aussi avais-je saisi l’occasion qui m’était donnée de rencontrer l’auteur, de passage à Paris, et de lui demander un entretien. Cet homme qui se place sous le patronage de Tolstoï y disait sa volonté de parler de la vie dans son pays aujourd’hui, « une source de grand chagrin », qu’il opposait à la « source de joie pure » représentée pour lui par la nature sauvage ; il évoquait aussi son usage subtil des points de vue narratifs.

     

    En 2019, Belfond publiait le deuxième roman de Victor Remizov, Devouchki (traduction Jean-Baptiste Godon, voir ici). Il mettait en scène deux jeunes filles venues, là encore, de leur lointaine Sibérie, et découvrant la violence et la corruption régnant dans la capitale. L’une d’elles, Katia, était une de ces âmes pures comme seuls osent et savent en créer les grands auteurs de l’ancienne et de la nouvelle Russie.

     

    Depuis, Victor Remizov a publié, en 2020, un troisième roman, qui vient de recevoir, à Moscou, le prix d’État du Livre de l’année. Son titre : Вечная мерзлота, ce qui signifie : Permafrost. On aimerait tant pouvoir le lire en français…

     

    En attendant, notre auteur a accepté de répondre à ma question. Son texte a été aimablement traduit par Tatiana Riccio, qui avait déjà été l’interprète de notre entretien.

     

     

    ©Victor Remizov

     

     

    Aimez-vous parler de vos livres ?

    Oui et non. C’est, bien sûr, toujours très intéressant avec un interlocuteur intelligent, qui voit dans le livre plus de choses que je n’en vois moi-même, et des choses différentes. Ce que je n’aime pas, ce sont les débats publics qui suivent inévitablement la sortie du livre. Les questions sont presque toujours les mêmes, et je suis contraint de répéter les mêmes choses. Il y a aussi des questions que l’on pose toujours, mais auxquelles je ne suis jamais prêt. Par exemple : « Pourquoi avez-vous choisi ce titre pour votre roman ? » D’habitude, c’est la question de ceux qui ne l’ont pas lu. On peut beaucoup parler des titres, mais ça n’a pas beaucoup de sens. Par exemple, si vous avez devant vous un livre dont vous ne savez rien et qui a pour titre Guerre et paix, a priori ça ne vous dit pas grand-chose. Tandis qu’après la lecture vous vous rendez compte que c’est un bon titre. Très bon, même. Mon dernier roman s’intitule Gel éternel (Permafrost, voir plus haut, P. A.). Il y est question des dernières années de l’époque stalinienne (1949-1953) sur l’énorme chantier d’un chemin de fer long de 1 500 kilomètres, au-delà du cercle polaire. C’est la saga de plusieurs familles, en 850 pages. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, le titre n’évoque pas grand-chose. Pour ceux qui l’ont lu, le titre est très bien choisi.

     

    Cher Pierre, je voudrais vous remercier pour votre travail, si indispensable pour nous. Pour vos articles à propos de mes livres parus en France, pour vos questions intéressantes au cours de nos interviews. Je souhaite à votre blog un nombre d’abonnés de plus en plus grand, et à vous- même une bonne santé et beaucoup de force pour continuer toujours de la même façon. J’espère bien parler avec vous encore plusieurs fois en buvant un bon café parisien. Et sans masques !

     

    Victor Remizov (traduction Tatiana Riccio)

     


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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Hélène Veyssier est l’auteure de deux romans, Jardin d’été (2019) et Comme une ombre portée (2020), parus tous deux chez Arléa (voir ici et ici). Ces récits apparemment solaires recèlent en leur centre une zone d’ombre qui en est la part essentielle. D’où l’atmosphère un peu magique qui les baigne : échos, coïncidences, objets qu’on sent chargés d’un sens métonymique et mystérieux ne sont pas sans rappeler le romantisme allemand. Tout cela dans une langue musicale et subtile.

     

     

    Hélène Veyssier, aimez-vous parler de vos livres ?

     

     

    Je relis le mail, la proposition, je regarde la table sur laquelle est posé mon ordinateur, bois patiné, quelques veines à peine visibles, une ou deux taches sombres que le rénovateur n’a pas réussi à faire disparaître, je regarde la fenêtre, le ciel comme s’il pouvait m’inspirer, les mésanges viennent, se posent sur la barre d’appui, elles ont couvé dans le nichoir que nous avons accroché dans l’angle.

     

    « Ceci me dis-je, ceci est beau, quel cadeau elles nous font ! » Et je voudrais, oui je voudrais moi aussi faire, du beau, trouver à dire sur ce sujet que Pierre Ahnne propose, et que ce soit juste. Hélas, l’expression est appropriée : « ça ne me dit rien », ou plus moderne et plus intello mais calqué : « ça ne me parle pas », bref ça ne m’inspire pas, ou ne m’inspire que de la peur d’y être impuissante.  Soudain les taches qui maculent la table me sautent au visage, les nuages au ciel s’assombrissent, les mésanges s’envolent. Mais, courage Hélène.  Pour être au vrai, au plus près de moi-même, je dois le dire, je n’aime pas parler de mes livres. Sans doute pourrais-je si c’était vraiment nécessaire, mais je n’aime pas. D’abord je suis timide, (ridicule à mon âge !) et puis quoi ! dire que c’est autobiographique et que ça ne l’est pas ?  Dire d’où l’idée de l’histoire m’est venue, ou d’autres choses encore ? Non, c’est écrit, c’est fait, c’est fixé après moultes lectures, parfois hésitations sur un mot, une virgule, une intonation même, car bien sûr on lit à haute voix pour que le texte engendre sa suite dans le rythme qu’il doit.  Comme dit Marie Hélène Lafon on a « remis sur le chantier ». J’ai remis, tant de fois, et que dire alors qui pourrait enrichir, expliquer, accompagner. Le texte ne s’accompagne pas, on le lâche, il va seul, nu, et il chante ou il meurt.

     

    D’autres en parlent, dans des articles, et que de mercis sont dus à tous ceux qui le font, certains si doués, avec la distance qu’il faut, autorisés, écoutés, qualifiés pour cela, pour appeler les lecteurs à lire nos romans, pour les faire connaitre, après coup.  Si la critique est bonne, encouragements, applaudissements, et c’est souvent le cas, pour l’auteur qui la lit, alors là quel bonheur ! et si quelque reproche, alors infinie tristesse. Je n’aime pas parler de mes livres, ces mots, les vôtres, Pierre Ahnne, et ceux des autres critiques et blogueurs je ne saurais pas les trouver, je n’ai pas la distance nécessaire.

     

    Très bon anniversaire à votre blog magnifique.

     

    Hélène Veyssier

     

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    « J’aime les écrivains qui ne sont pas situables », disait Stéphane Lambert au cours de l’entretien que nous eûmes, il y a déjà sept ans. On pourrait sans hésiter lui appliquer cette formule. Pour la diversité de son œuvre déjà abondante, où la poésie (Écriture première, La Lettre volée, 2020) coexiste avec le roman (Paris Nécropole, L’Âge d’homme, 2014) et l’autobiographie (Mon corps mis à nu, Les Impressions Nouvelles, 2013). Plus sûrement, parce qu’il invente, dans ses livres consacrés à des écrivains, tels Hawthorne et Melville (voir ici) ou, surtout, à des peintres, comme Goya, Spilliaert ou, dernièrement, Klee (voir iciici et ici), une manière singulière de parler de l’art. Transgressant les règles et les frontières de l’essai, de la biographie, de l’autobiographie, Lambert cherche, comme il le dit encore, à « comprendre pourquoi certaines peintures [ou certains livres] lui font cet effet ». Atteindre un point de rencontre possible avec l’artiste, donc. Et, au-delà, le lieu d’une « humanité commune » où les destins individuels s’estompent dans le mystère de la présence au monde.

     

    Mais ce souci exigeant est au cœur de tous les  livres de Stéphane Lambert, quelle que soit la forme qu’ils adoptent : il l’oblige à les traverser toutes, et à en créer de nouvelles.

     

     

    (c) Bruno Dewaele

     

     

    L’Écho de tes livres

     

    Longtemps tu erres

    Tu crois pouvoir te passer de tout signal extérieur

    Tu te répètes « je n’ai besoin d’aucun regard, toute réussite est un échec quand elle dépend d’autres yeux »

    Dans les livres spirites, tu soulignes ce qui exhorte à ne plus rien attendre

    Ta seule voie passe par ton intériorité

    Tu fais tienne cette loi : la vraie joie est ascèse et manque

    Dans l’écriture, tu plonges au fond du puits solitaire

    D’abord l’isolement te pèse au point de presque t’anéantir

    Les premières heures tu luttes pour ne pas sombrer

    Puis s’ouvre la porte d’une seconde vie où tu perds le fil des jours

    Pendant des semaines tu baignes dans une fertile autarcie où le soleil du texte en train de se former t’éclaire

    Plus tu grimpes, plus une énergie te pousse

    Dans la broussaille de l’existence tu avances en traçant un chemin

    Au sommet de la montée la lourdeur est devenue si légère que l’air t’entraîne dans son élan

    Tu dévales la pente comme l’on pourrait s’envoler

    Et lorsque la course des mots touche à sa fin, tu remets difficilement pied à terre

    Tu titubes comme un nouveau-né

    Le soulagement de l’accompli n’est pas assez grand pour absorber le vide qui s’impose alors

    Tu patauges des journées entières dans une écœurante inertie

    De ton expédition intérieure tu commences à douter

    Tu ne connais plus la valeur de ce que tu as ramené

     

    Lentement tu reprends goût à la vie

    Tu as hâte de partager ce que tu as récolté

    Tu ne peux t’empêcher d’imaginer ce que tu t’interdis

    L’espoir que cela fructifie

    Puis tu repenses au livre des morts

    Vanité des vanités tout n’est que vanité

    Illusion et mirage le succès est un leurre

    Seule compte la bataille contre ce qui t’empêche

    Écrire c’est vaincre le mur de la peur

    Dehors tu joues les distanciés, les modestes

    Mais secrètement la lueur d’espoir se précise

    Tu n’as pas renoncé à l’ambition salvatrice

    S’annonce enfin la sortie des ténèbres

    Les premiers échos t’enivrent du plaisir de ressusciter

    Voilà que ton nom s’imprime çà et là

    Que d’autres le prononcent

    Mais en ces lointains propos tu as du mal à te reconnaître

    Celui qui circule dans la parole d’autrui ne se confond pas avec celui qui entend ce qui se dit

    Il y a toujours une césure qui fait que moi c’est « tu »

    D’où vient cet écho aux mots que tu as patiemment agencés

    Qui a écrit ce livre dont le monde disserte

    Après avoir forcé ses portes l’inconnu serait-il redevenu impénétrable

     

    Mais soudain, alors que le lien semblait coupé, la source se réactive

    C’est à ton tour de parler

    Les mots que tu prononces pour évoquer ceux que tu as écrits te replongent dans le bouillonnement de l’écriture

    Le profond puits solitaire

    Comme s’il y avait en toi un autre toi à l’origine de tes livres

    Une sorte de démon voué à cette ingrate tâche d’écrire

    Que tu réveillerais chaque fois que le besoin de formuler t’anime

    Tel un impératif endormi dans l’ombre de toi-même

     

    Stéphane Lambert

     

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Dans l’entretien qu’il a accordé à ce blog, Éric Faye révélait que, vers l’âge de 20 ans, il voulait être compositeur. Devenu, en fin de compte, écrivain, il fait entendre à son lecteur une musique singulière, sans cuivres sonnants ni grosse caisse, mais reconnaissable tout de suite à sa trompeuse et séduisante transparence. On la retrouve aussi bien dans les quelque vingt romans et recueils de nouvelles dont il est l’auteur que dans ses récits de voyage (dont certains écrits en collaboration avec Christian Garcin, voir ici et, tout récemment, ici). D’ailleurs, les deux types d’ouvrages et d’inspiration échangent volontiers leurs caractéristiques, quand ils ne convergent pas franchement (comme dans le remarquable Éclipses japonaises [Seuil, 2016, voir ici]). Rien d’étonnant pour qui pratique volontiers le fantastique en mode insidieux. Réalité ou fiction, dépaysement géographique ou sentiment d’étrangeté, c’est le fait d’être au monde que cet écrivain prolifique et secret sait, sous tous les cieux, nous rendre étonnant.

     

     

    Éric Faye, aimez-vous parler de vos livres ?

     

     

                Il y a bien longtemps (quinze ans déjà ?), j’ai fait revivre dans un roman (L’Homme sans empreintes [Stock, 2008]) la figure du mystérieux écrivain B. Traven, qui vécut sous de multiples identités, n’accorda jamais d’interviews et fit tout pour effacer ses traces, au point qu’aujourd’hui encore, un demi-siècle après sa disparition, on ignore jusqu’à la langue dans laquelle il a écrit certaines de ses œuvres : anglais ? allemand ?, où il naquit et sous quelle identité. Par son attitude comme dans ses écrits, B. Traven professait une chose capitale : l’écrivain n’a pas à expliciter ses textes, il n’a pas à donner d’éléments biographiques susceptibles d’aider la critique à plaquer dessus une lecture particulière. Les textes doivent parler d’eux-mêmes, et l’écrivain lui-même n’a pas à apparaître en chair et en os. Il est déjà partout dans ses textes. Il est ses textes.

                « Nous abritons un sauvage en nous, et nous portons peut-être un nom sauvage enregistré quelque part comme le nôtre », écrivait notre écrivain mystère. Le fait d’être connu, identifié, est en soi un commentaire de notre œuvre. Universitaires et journalistes aiment s’emparer des données biographiques pour expliquer, malgré vous, vos livres. Aussi Traven a-t-il réussi là où Gary avait fini par échouer dans l’expérience Ajar : ne pas parler de son œuvre, en restant sauvage et en ne commentant jamais ses livres.

                On l’aura compris, je n’aime pas parler des miens. Tout d’abord parce que je ne sais pas le faire ; un écrivain n’est pas plus doué pour parler de ce qu’il écrit qu’un oiseau ne sait parler d’ornithologie. Et pourtant, je le fais, dira-t-on justement. Oui, mais le moins possible et, quoi qu’il en soit, la plupart des journalistes ne vous sollicitent guère que pour que vous racontiez, paraphrasiez sans avoir à expliquer, ce qui, au fond, ne dénature pas les textes.

                Les commentaires que peut faire un écrivain de ses livres n’apportent rien. Ils orientent une lecture qui aurait pour vocation de rester elle aussi sauvage, libre de tout garde-fou. Un livre doit rester une auberge espagnole, on doit pouvoir y entrer comme dans un moulin ; mais voilà, l’époque, les éditeurs, les libraires font le siège des écrivains pour qu’ils parlent de leurs livres, deviennent de bons VRP d’eux-mêmes, aussi s’y plie-t-on plus ou moins de bonne grâce, car, dans la cacophonie de la surproduction littéraire, on veut tout de même signaler la présence d’un livre qui vient de paraître. Parler de mes livres, à mes yeux, n’a pas d’autre vocation que de signaler leur existence dans l’océan des parutions. Les aider un peu à exister. Ce n’est pas rien, et en même temps, c’est tout.

     

    L’œuvre parfaite serait l’œuvre sans auteur, ou sous pseudo. L’expérience Ajar avait fini par tourner court ; celle de Traven a marché, et rien n’a été éventé de ce mystère.

     

    Éric Faye

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