•  Gilles Ortlieb est poète (Petit-Duché de Luxembourg, Meuse métal, etc., Le Temps qu'il fait, 1991 et 2005) et traducteur (Cavafy, Séféris, Solomos…), double activité qui signale une attention particulièrement aiguë portée à l'usage des mots. Appelé à séjourner dans des régions réputées peu riantes, il en a fait aussi le thème de textes en prose qui ne se rattachent à aucun « genre littéraire » bien établi (La Nuit de Moyeuvre, Le Temps qu’il fait, 2000, Tombeau des anges, L’Un et l’Autre/Gallimard, 2011).

     

    Ce goût de l’inclassable, ce souci de la langue suffiraient à rendre recommandable une œuvre marquée de plus par un art très sûr de capter l’essentiel dans ce qu’il y a de plus quotidien.

     

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    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     

    Comme tout le monde ou comme beaucoup, j’imagine. À l’adolescence, dans un internat dans la banlieue parisienne, des poèmes ou des petites proses, avec un souci assez taraudant de l’expression, si je me souviens bien. Comme si ce que je voulais dire finissait par se brouiller, s’effacer ou se perdre dans la façon de le dire. Rien que de très banal, en somme, et très « sous influence ».

     

    Le premier texte publié, dans les années soixante-dix, c’était le récit d’un voyage au mont Athos, en plein hiver. A suivi un petit livre de poèmes, Brouillard journalier, résultat des « macérations » des années parisiennes. Mais il a fallu partir pour que des livres soient vraiment possibles. Un des premiers, Soldats et autres récits (Le Temps qu’il fait, 1991, ndlr), a vu le jour peu après mon installation à Luxembourg pour raisons professionnelles. Comme son titre l’indique en partie, il y avait là-dedans des souvenirs de service militaire, quelques récits de voyages – dont certains immobiles – qui rendaient plutôt compte d’expériences passées. Ensuite, il a fallu m’accommoder, plus ou moins bien, d’une situation d’exilé, tâcher d’apprivoiser ce qui m’entourait, avec des résultats variables : car il arrive, ce faisant, qu’on se sente plus étranger encore. Cela a donné des livres délibérément peu ambitieux, faits de morceaux, de textes ponctuels, d’approches (Petit-Duché de Luxembourg, Gibraltar du Nord, chez le même éditeur, 1991 et 1995). Puis, une fois qu’on a à peu près trouvé ses marques, ou qu’on croit les avoir trouvées, on décide de s’aventurer un peu plus loin, d’élargir le cercle. D’où le livre sur le séjour de Baudelaire à Bruxelles dans la collection « L’Un et l’Autre », chez Gallimard (Au Grand Miroir, 2005, ndlr), qui m’a pas mal occupé, avec des séjours et recherches sur place. Sujet assez noir si on s’appuie sur la correspondance de Baudelaire pendant ces années-là, et qui voulait en somme répondre, en sous-main, à une question alors pour moi très actuelle – sur l’exil et l’impossibilité d’y mettre un terme… Des orphelins (L’Un et l’Autre, 2007), c’était un livre qui allait dans le sens inverse, en se penchant délibérément sur des écrivains peu connus (Joseph Breitbach, un auteur allemand qui a laissé quelques romans étonnants, deux auteurs grecs, un poète français oublié, Albert Glatigny) ou sur des versants méconnus d’écrivains célèbres. Il s’agissait toujours, décidément, de se promener dans des coins négligés, peu fréquentés, qu’il s’agisse de livres ou de lieux, comme les petites villes des anciennes vallées industrielles lorraines dont il est question dans Tombeau des anges.

     

     

    Comment écrivez-vous ?

     

    Le matériau de base, ce sont presque toujours des carnets, des notes prises à mesure. Après quoi vient la question de ce qu’on en fait. Pour schématiser beaucoup, disons qu’il y a deux chemins possibles : soit un travail d’évaporation, d’élagage, et cela ira vers le poème, soit un travail de dilatation, où l’on comble les vides, remplit les creux, et cela conduit à la prose. Mais au départ, condition indispensable, il doit toujours y avoir une situation d’étrangeté. C’est la réactivité vis-à-vis de la situation, ou de cette étrangeté, qui fait le texte.

     

     

    Ecrire, est-ce pour vous un travail ?

     

    Au stade de la finition, oui, puisqu’il s’agit de rendre cette étrangeté familière, pour soi-même d’abord, pour le lecteur ensuite. Si on n’est pas très sûr de son coup (jusqu’où peut-on aller, par quels moyens, quelle est la « vraie » destination ?) cela peut s’apparenter à une corvée dont on ne peut faire l’économie. Quand, en revanche, on s’en acquitte de façon à peu près satisfaisante, on retrouve quelque chose du plaisir initial, de sa gratuité. Le trajet est en quelque sorte circulaire : un point de départ peut-être arbitraire mais tenu pour nécessaire, un cheminement en liberté, puis la contrainte de la mise en forme – qui finit parfois par déboucher sur la liberté première.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

    J’ai longtemps beaucoup aimé Emmanuel Bove et les écrivains de cette « famille », Raymond Guérin, Henri Calet, Jean Forton, Henri Thomas, Georges Hyvernaud, Jacques Chauviré... Au point de leur consacrer un livre d’essais (Sept petites études, Le Temps qu’il fait, 2002), dans l’idée de circonscrire la place à part qu’ils occupent dans notre géographie mentale, littéraire, affective. Il y a eu aussi quelques autres affections définitives, comme August Strindberg – qu’il s’agisse de ses pièces, des écrits autobiographiques ou même de sa peinture. Maintenant, parmi les contemporains, j’ai plutôt l’impression de naviguer à vue, entre Jean-Claude Pirotte, Rolin (Jean), Jacques Réda, entre autres. Et puis il y a certains des auteurs que j’ai traduits du grec, comme Mikhaïl Mitsakis ou Thanassis Valtinos (Accoutumance à la nicotine, Finitude, 2007, ndlr), dont je me sentais évidemment très proche.

     

     

    Vos textes en prose sont ciselés comme des poèmes, tandis que votre poésie, faite de notations très quotidiennes, semble souvent proche de la prose. Quelle différence faites-vous entre les deux modes d’écriture ?

     

    Même si le matériau de départ est le même dans les deux cas – une  tentative d’appréhension du quotidien par la note ou le carnet – il y a une notion de durée, de linéarité dans les textes en prose, à quoi la poésie est plutôt étrangère. Horizontalité contre verticalité, en somme – la dilatation ou l’évaporation dont on parlait plus haut. Les deux genres ont besoin d’une colonne vertébrale, mais l’articulation n’est pas la même : il faut que les vertèbres soient visibles et dénombrables pour parvenir à une « histoire » en prose.  Le poème, lui, se construit différemment, avec des associations autres. Une chose est sûre, la « prose poétique », ou ce qu’on entend par là, serait le pire des genres...

     

     

    Vous êtes aussi traducteur, au sens strict ; la littérature en général est-elle à vos yeux de l’ordre de la traduction ?

     

    Pourquoi pas ? Quoique, en y réfléchissant… Il faut quand même être plus actif, y mettre davantage du sien : une forme de traduction active, si vous voulez.

     

     

    A propos des « petites villes dévastées, piétinées, désertées » que vous évoquez par exemple dans Tombeau des anges, vous dites : « je ne suis pas là chez moi (…) mais je suis chez moi dans cette non-domiciliation ». Le poète ou l’écrivain est-il pour vous par essence un homme de passage ?

     

    Disons plutôt que ce serait, idéalement, celui qui parvient à faire d’un lieu de passage une demeure. Quitte à la déserter ensuite.

     

     

    Un autre de vos thèmes, c’est le monde du travail, et Saxl, dont vous tentez le portrait dans La Nuit de Moyeuvre, n’est pas sans évoquer le Bartleby de Melville. Une certaine manière de ne pas jouer le jeu professionnel ou social est-elle à vos yeux un moyen nécessaire de se préserver ou constitue-t-elle, là encore, la condition nécessaire pour faire du quotidien l’objet d’une œuvre ?

    Si vous voulez, je peux répéter cette question un peu contournée…

     

    Non, je crois que j’ai à peu près compris… On ne passe pas impunément ses journées confiné dans un lieu et un travail. Dans mon cas, c’était la vie de bureau, découverte sur le tard, et dont il a fallu s’accommoder. Il fallait bien faire avec ce que j’avais sous les yeux, avec une sorte d’effet de loupe en plus, et c’était une façon de subvertir ce quotidien avec lequel je devais vivre au jour le jour, de le rendre plus supportable – quitte à ce qu’il apparaisse au bout du compte encore plus insupportable. En bref, il s’agissait d’introduire dans cette réalité-là, imposée, une distorsion qui permettait de s’y glisser, d’y trouver une place, aussi précaire fût-elle.

     

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

    Sur un petit volume d’adieu à cet exil qui aura quand même duré quelque vingt années. Et qui tâche de rendre compte des ambiguïtés que le temps passé finit inévitablement par glisser dans notre rapport à un lieu, à une ville, à un  pays. En fait je n’y travaille plus car ce livre doit paraître en mai aux éditions Finitude. Il s’intitulera Vraquier, du nom de ces bateaux qui transportent des marchandises en vrac, et se présente comme le journal d’une année, sous forme de notes sans lien apparent.

     

    Et puis il y a un projet beaucoup plus incertain autour d’un écrivain portugais, Ângelo de Lima, auteur de quarante-trois poèmes en tout et pour tout, qui fut publié par Pessoa. Je suis allé à Lisbonne et à Porto faire des recherches, consulter des archives, visiter l’ancien hôpital psychiatrique où il a été interné. Le livre était destiné à la collection « L’Un et l’Autre », mais celle-ci est sans doute amenée à disparaître puisque son fondateur n’est plus là. Du coup je ne sais pas ce qu’il adviendra de ce projet, ni même si je le mènerai à bien.

     

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    Photo0095.jpgSoyons sévères, mais justes : la presse spécialisée ne se trompe pas toujours. Elle avait porté aux nues Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c'était un peu exagéré peut-être mais pas sans fondement. Et ce n'est pas non plus parce qu'elle encense à présent le roman de Michael Kumpfmüller, La Splendeur de la vie, qu'il ne mérite pas ces éloges.

     

    On peut pourtant tout craindre en voyant le bandeau, qui annonce : « Le dernier amour de Kafka ». De fait, le livre de l'écrivain allemand se signale d'abord par tous les travers qu'il évite. Pas de lourds clins d'œil rétrospectifs adressés au lecteur actuel ; on apprend au détour d'un paragraphe, parce que les personnages en parlent, qu'à Munich « il y a eu une tentative de putsch qui a heureusement échoué », et c'est presque tout ; les événements vers lesquels le siècle se précipite dans ces années 1923-24, et au cours desquels les trois sœurs du personnage principal disparaîtront, restent à l'horizon, dans un écrasant silence. Pas davantage de tentative pour nous faire pénétrer le mécanisme de la création littéraire ou pour semer partout d'improbables correspondances entre l'écriture et la vie : « Elle n'a guère remarqué jusqu'à présent qu'il est écrivain. Il écrit des lettres, des cartes postales. Est-ce cela, être un écrivain ? » Enfin et surtout, pas de psychologie pour ainsi dire. Sur ce « pour ainsi dire » repose en grande partie l'intérêt du roman.

     

    Les titres des trois parties de longueur quasi égale annoncent la rigueur et la sobriété : « Arriver », « Rester », « Partir ». Elles parcourent la dernière année de Kafka, suivent les progrès de la maladie et l'histoire d'amour avec Dora Dymant (ou Diamant) — un amour évident, partagé, heureux, loin de l'image habituelle du perpétuel fiancé incapable de vivre une relation jusqu'au bout. Mais pas de fantasmes fusionnels : la narration fait alterner d'un chapitre à l'autre le point de vue de Dora et celui de Franz, dispositif qui, de ne pas craindre de sembler trop systématique, se révèle lui aussi d'une précision et d'une efficacité assez remarquables.

     

    Mais quand on parle de « point de vue » on retombe dans les « pour ainsi dire ». Car que trouve-t-on ici ? Des faits et gestes — déplacements, déménagements, affaires de costumes et de lampes. Et des réactions ou des pensées rapportées comme des faits et gestes : « Il a besoin de choses pour l'hiver, un manteau, des habits, du linge, une robe de chambre, peut-être une chancelière. Max pourra éventuellement lui apporter certaines affaires, ou alors il prendra le train et ira les chercher lui-même. Aux parents il a dit en partant qu'il ne s'absentait  que quelques jours, or cela remonte déjà à des semaines, il a mauvaise conscience, mais pas trop, du reste, s'il leur rendait visite, il redeviendrait instantanément le fils, et cela, il voudrait à tout prix l'éviter ». Le récit ne mentionne, en ce qui concerne les personnages principaux, aucun nom de famille : Kafka est d'abord « le docteur » (en droit) puis « Franz », Max Brod est « Max », Dora Dymant « Dora », et ainsi de suite. Ce procédé, ou cet indice, est à l'image du livre en son entier : tout est dit mais rien n'est dit, quelque chose qu'on pressent être l'essentiel est toujours là sans que cependant on en parle ; le lecteur a la sensation de se déplacer en permanence sur ses bords ou à sa surface. « Est-ce que c'est comme tu l'as rêvé ? » demandent les amies de Dora. « A ce sujet, il y aurait évidemment beaucoup à dire, mais elle se borne à hocher la tête, elle rayonne comme si elle se rappelait tout juste quelque chose… » Et Franz énumère ses craintes « dans une longue lettre à Max où il les cite en passant, comme s'il ne s'agissait que de détails : il faudrait que le sol sous ses pieds soit consolidé, que soit comblé l'abîme qui s'ouvre devant lui, chassés les vautours autour de sa tête, apaisée la tempête au-dessus de lui, eh bien, écrit-il, oui, si tout cela avait lieu, alors ça pourrait aller un peu ».

     

    « Il y aurait beaucoup à dire » mais on n'essaiera pas de préciser de quel abîme, de quelles tempêtes ou de quels bonheurs il est question. La mort même est rapportée comme « en passant », et ce refus de développer ou d'expliciter quoi que ce soit donne au texte sa densité et son intensité particulières, celles des récits de Kafka lui-même. Plutôt que de nous parler de Kafka, Kumpfmüller nous parle comme lui, nous convoquant ainsi dans son intimité d'autant plus sûrement que celle-ci nous échappe. Admirable phénomène d'empathie littéraire, qui atteint un tel degré que les citations et références dont le texte est tissé se font quasiment invisibles.

     

    Voilà qui pourrait constituer une méthode pour les nombreux auteurs qui veulent à tout prix mettre en roman de grands personnages. Mais n'est pas K. qui veut.

     

    P. A.

     

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    http- a395.idata.over-blog.com En parlant de Mégara dès la troisième phrase Claude Pujade-Renaud veut sans doute placer son livre sous le patronage de Flaubert. Et l’essentiel s’y passe bien à Carthage, mais c’est au temps de Saint-Augustin. L’inspirateur du jansénisme a la cote chez Actes Sud. Si un long passage du livre de Claude Pujade-Renaud est consacré au sermon sur la chute de Rome, rien à voir toutefois avec le roman de Jérôme Ferrari, qui se déroulait en Corse de nos jours. Avec Dans l’ombre de la lumière nous retrouvons la série « Vie des hommes illustres ». Car la narratrice, Elissa, a vécu près du saint avant qu’il ne le devienne. Elle est la mère de son fils. Répudiée, elle suit de loin sa carrière et, grâce à son amitié avec un copiste, son œuvre, à commencer par les Confessions. Son beau-frère, potier à Carthage, lui apprend le métier, elle égrène ses souvenirs en tournant. Les année passent, l’évêque d’Hippone périt, son décès coïncidant opportunément avec la chute de l’empire sous les coups des Vandales et autres Goths.

     

    Il y a beaucoup de noms en –us. Hippo Regius plutôt qu’Hippone, Ambrosius, Augustinus… Claude Pujade-Renaud trouve que c’est « plus chantant ». En  plus ça fait romain, comme les descriptions de mets, les thermes, les rouleaux, les codex… On apprend un tas de choses sur le manichéisme et sur les autres hérésies, c’est bien commode, ça évite de lire un « Que sais-je ? ». Pour ceux qui ne connaîtraient pas les Confessions nous tenons également un bon recueil de morceaux choisis — les plus connus : la férule, les poires, tolle, lege,… rien ne manque.

     

    Et pour nous rendre plus proche ce monde lointain Claude Pujade-Renaud fait parler penser et réagir tous ses personnages comme vous et moi, je veux dire comme des lecteurs de Télérama et de Marie-Claire. Aucune de ces vaines et fatigantes tentatives à la Quignard pour reconstituer ce qu’auraient pu être les façons de voir et de dire du passé. On a l’impression rassurante que tous ces gens étaient comme nous, et que l’auteur aurait aussi bien pu nous raconter l’histoire d’un dirigeant de grande institution internationale et de sa secrétaire. Bien sûr il aurait fallu renoncer à cette Antiquité si décorative, mais c’est tout. La dimension spirituelle, si aride, se réduit en effet ici à quelques questions insondables mais ponctuelles : « Pourquoi Dieu a-t-il permis ces atrocités ? — Je ne sais pas, Valeria. Demande à Silvanus ». On se concentre plutôt sur la psychologie, celle des magazines que j’évoquais plus haut. Augustinus a eu une mère possessive (Monnica), que travaillait « un désir de revanche à travers ce fils si brillant ». Sous son influence il a renoncé au sexe, et à en croire la narratrice ce n’était pas un petit sacrifice : les souvenirs d’Elissa sont pleins d’« étreintes tumultueuses », d’odeurs, de corps qu’on « fouille », au point qu’elle en vient à s’interroger, « l’assaut amoureux entre l’homme et la femme serait-il proche de l’étreinte mortelle entre la bête et l’homme, les spasmes de la jouissance et de la mise à mort se ressembleraient-ils ? »

     

    Seulement voilà : si les femmes sont sauf exception sensuelles et proches de l’originelle argile, les hommes sont arrivistes et portés sur l’abstraction. Et derrière les pères de l’Eglise se cachent des hommes comme les autres, l’homme éternel, celui de Femme actuelle. Claude Pujade-Renaud a le courage de le dire. Son écriture est parfaitement adaptée à ce travail de réduction des grandes aspirations aux réalités simples : style sobre, comme on dit, sans aspérité ni heurt, en un mot, radicalement plat. Ce qui ne l’empêche pas de risquer à l’occasion d’audacieuses mises en abyme. Ainsi, à propos d’une « motte de terre », elle fait dire à sa créatrice d’amphores : « Je la pétris doucement. Peu à peu, elle devrait changer d’odeur, de texture, chauffer, s’animer. Mes doigts sont morts…, rien ne naît ». On voit très bien de quoi elle parle.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 12 janvier 2013 sur le site du Salon littéraire : link

     

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    Photo0104.jpgIl y a des gens qui n'aiment pas beaucoup Semprun. Ils lui reprochent d'avoir été stalinien, de ne pas avoir assez souffert à Buchenwald, de célébrer narcissiquement ses exploits passés… Pour ma part je n'irais reprocher à personne de n'avoir pas fait comme il aurait fallu ce que je n'ai jamais eu à faire et dont j'aurais peut-être été incapable. Et que par ailleurs Semprun ait été sûr de lui, narcissique, bourré de mille défauts ou non, importe peu. Ce qui importe, c'est d'essayer de savoir d'où vient le plaisir particulier qu'on éprouve à lire ses livres : fascination, ou force littéraire de l'entreprise ?

     

    La fascination, après tout, pourquoi pas. On se demandera peut-être ce que j'ai contre cet état pas très éloigné de la jouissance. Rien du tout, répondrai-je, et même il me passionne. Seulement il ne permet ni de comprendre ni d'écrire, sauf à en sortir au moins un petit peu.

     

    La guerre d'Espagne, la résistance, le camp, la clandestinité, le bureau politique du PCE…, c'est fascinant. En tout cas moi ça me fascine. Mais cette fascination serait-elle aussi prégnante sans le dispositif littéraire qui l'induit ? Régis Debray, dans sa belle introduction à ces Exercices de survie, le dit bien : à la différence de Malraux, Semprun maintient ses souvenirs dans un ancrage individuel ; il est une voix qui dit « je ». Mais, serait-on tenté d’ajouter, rien de plus. On reste loin du « misérable petit tas de petits secrets » que dédaignait si fort l'auteur des Conquérants. Individuel mais pas personnel, le je qui parle ici est pure mémoire qui se souvient ; voix qui dit, doigt qui montre. D'où la construction spiralée au fil de laquelle surgissent des images qui s'imposent, s'effacent puis reviennent, en une lente boucle, du Lutetia, où commence le livre, au Lutetia : « J’étais dans la pénombre lambrissée, discrètement propice, du bar du Lutetia, quasiment désert. Mais ce n’était pas l’heure ».

     

    Ce début ne semble-t-il pas annoncer, autant qu’un exercice d’anamnèse, une séance de cinéma ? Comme tout réalisateur qui se respecte Semprun sait qu’il ne faut surtout pas vouloir tout montrer. A commencer par l’essentiel, l’expérience de la torture, cet « obscur et rayonnant secret de jeunesse » qui constitue le centre apparent du livre. Tout le texte tourne autour, sans que les séances effectivement subies soient jamais décrites, la spirale dont je parlais vient dessiner les bords de cette tache aveugle.

     

    Ce pourrait être une manière de préserver notre fascination, dont le dispositif choisi serait à la fois le moteur et la caution littéraire. En se retirant derrière le geste du « montreur », Semprun se ferait l’inventeur d’une forme particulièrement perverse d’archi-narcissisme.

     

    Sauf qu’il avoue lui-même sa tendance, « dans l’euphorie de la jeunesse », à considérer sa « vie clandestine », avec tous les risques qu’elle comportait, « comme un signe d’appartenance à une sorte de chevalerie, comme une singularité bienheureuse… » qu’il « savour[ait] dans le silence de [son] intimité ». Si ce n’est pas de la fascination, qu’est-ce ? Et l’état qui nous intéresse, et qui constitue peut-être le vrai sujet des livres de Semprun, ne s’agit-il pas, plutôt que de le susciter, de le mettre en scène ?

     

    « Quand je mets ces bribes de souvenirs bout à bout, ou les étale devant moi — je veux dire : dans le champ virtuel et conceptuel de mon travail de mémoire — comme les pièces désordonnées d’un puzzle »… En construisant ostensiblement son livre sur une pseudo-technique d’associations libres, l’auteur de L’Ecriture ou la vie fait sans cesse dévier notre regard de ce qui est montré (les rendez-vous clandestins, la villa de la Gestapo, la fumée du crématoire, les planques madrilènes sous le franquisme…) à la manière d’amener et de quitter les images, de les tirer du passé et de les y laisser redisparaître. Du coup c’est notre regard même qui devient le véritable centre et la tache aveugle au cœur du livre. Nous sommes renvoyés aux ambiguïtés de notre propre lecture, tandis que, derrière l’écran tendu par le rusé metteur en scène, l’énigme de l’action, de l’engagement physique, du courage et de la souffrance se dessine sans se résoudre.

     

    S’il y a une perversité de Semprun, elle est là. Elle a de quoi nous faire regretter qu’il soit mort trop tôt pour mener plus loin ses Exercices de survie.

     

    P. A.

     

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  • image.jpegJ’ai dit ici tout le bien que je pensais du livre de Claudie Hunzinger, La Survivance . Si l’auteur n’a jamais, à ma connaissance, été libraire comme les personnages de son roman, elle a bien vécu en montagne, « près de tout », c’est-à-dire dans l’inconfort et l’exaltation. En témoignent Bambois, la vie verte (Stock, 1973) ou Les Enfants de Grimm (Bernard Barrault, 1989). Parallèlement à l’écriture, elle mène une œuvre de plasticienne, qu’elle a exposée au Centre Pompidou, à Lausanne, à Londres, à Strasbourg… (voir sur son site : link) .

     

    La radicalité de l’entreprise, la beauté des récits de Claudie Hunzinger me donnaient très envie d’avoir avec elle un entretien. Mais son mode de vie la rend un peu difficile à rencontrer… Elle a bien voulu répondre par écrit aux questions que je lui ai fait parvenir.

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     

     J’ai été « élevé[e] par une bibliothèque »1. Quand j'étais petite, ma mère nous faisait apprendre des poèmes. Tout naturellement, vers six, sept ans, j'ai commencé à en écrire et à les illustrer. Puis c’est en internat, à douze ans, que je me souviens d’avoir découvert une issue de secours à l’abandon dans l’écriture d’une histoire inspirée par Sans famille d’Hector Malot. Ensuite, à treize ans, la poésie est revenue à moi. Elle m’a architecturée à jamais de rythmes, de rimes, de voyelles et concision. Adulte, je n’ai plus écrit de poèmes, mais des récits liés à ma vie « d’exploratrice ». Et c’est l’écriture du roman de la vie de ma mère Emma (Elles vivaient d’espoir, Grassert, 2010, ndlr) qui m’a fait prendre conscience de ce qu’est « la vérité romanesque »2. De son énergie. Et de l’abri qu’elle peut être aujourd’hui pour la poésie, sans abri.

     

    Comment écrivez-vous ?

     

    Quand je me mets à un nouveau livre, je commence un nouveau cahier, un grand cahier A4, un ZAP book de 300 pages, dans lequel je saisis tout ce qui passe : instantanés, scènes, bouts de conversation, idées, concepts, notes de lecture, titres, constructions, synthèses, reprises, modifications. Comme ça vient. Parallèlement, je travaille à l’ordinateur.

     

    Ecrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Non. Je dirais qu’écrire un roman me met dans une sorte d’état amoureux, mines de sel, cristallisations, transports, angoisses et doutes. Et addiction. 

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

     En ce moment : Roberto Bolano, un écrivain chilien de langue espagnole, qui a choisi le roman pour y cacher la poésie, sa langue natale. Du Fu, Chinois du VIIIe. Emily Dickinson, Américaine du XIXe

     

    A propos d’un des personnages de votre roman Elles vivaient d’espoir, vous dites : « Emma (…) avait voulu aller dans sa vie comme dans un roman. Elle avait deviné la relation entre l’existence, la narration et le roman ». Reprenez-vous à votre compte cette proximité étroite entre vivre et écrire ?

     

     Et lire. D’abord lire. Je voulais dire que ma mère Emma s’est inventée elle-même, grâce à la littérature. Le rayonnement de la littérature dans sa vie semble assez incroyable aujourd'hui. Elle était complètement "littératurisée", selon l'expression de Vila-Matas. A partir de là, à partir de la lecture comme activité de connaissance, émancipée grâce à la littérature, elle a pu s’affranchir de la société, s’avancer librement dans sa vie qui s’est écrite sous ses yeux comme un roman.

    Pour moi, quand je commence un roman,  j’ai remarqué que je deviens un aimant. Tout de ma vie vient alors se déposer sur la page, attiré là, en une sorte de grande marée. Tout prend sens. Un bout de conversation à la radio. Un souvenir. Un mot. Vos questions.

     

    Vos œuvres en tant que plasticienne, « Pages d’herbe », « Bibliothèques en cendre »… sont-elles un prolongement de votre écriture ? Est-ce l’écriture qui répète autrement le geste de l’artiste ?

     

     Oui, écriture et art sont deux langages qui se complètent en un seul. Les Chinois l’avaient bien compris. (Je vous ai envoyé l’ermitage d’un lettré chinois. On dirait Bambois, là où j’habite.) Pratiquer les deux élargit le champ magnétique. Il se trouve qu’on vient de me demander de participer à une exposition à la galerie des éditions Des femmes3, où je présenterai, en janvier 2013, des pages d’herbe et une bibliothèque en cendre. J'ai adoré me remettre à soupeser directement les sensations, les nuances, les textures, les dimensions, les rythmes, retrouver ce corps-à-corps tangible, concret. L’écriture, elle aussi, est un corps-à-corps sensible, mais on n’y voit rien. On avance à l’oreille seulement. A tâtons. On empoigne du vide. Et puis je ne montre rien à personne avant la fin. C’est secret. Il le faut. On ne sait pas ce qui va sortir et, au final, quelque chose vous aura échappé.

     

    La nature tient une grande place dans vos livres. Qu’est-ce qui se joue pour vous dans cette confrontation entre l’homme et le monde naturel ?

     

     Quelque chose de très particulier et de très ancien se joue entre une femme et la nature. Surtout ne pas se laisser dévorer. J’ai lu Lévi-Strauss et compris pourquoi je faisais « cuire » la nature dans un chaudron - ou dans l’écriture.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

     A un roman, encore. Il y a trois ans, quand Martine Boutang m’a ouvert la porte de Grasset pour mon premier roman, Elles vivaient d’espoir, j’ai vu devant moi une nouvelle vie, une vie vraiment neuve, vaste comme un paysage. Et je m’y suis avancée. Depuis, je n’ai plus lâché le roman. Ou plutôt, il ne m’a plus lâchée. Enfin, je pouvais m’y aventurer. C’est une aventure, un roman. L’énergie propre au roman est une question de lucidité face à « la défaite des illusions romantiques »2. 70 ans n’est donc pas trop tard. Plus tôt, je n’étais pas prête.    

     

     

    1Journal, Jules Renard

    2Mensonge romantique, vérité romanesque, René Girard

    3« Elles métamorphosent le livre », Des femmes, 35, rue Jacob, Paris

     

     

     

     

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     Un livre de foin, création de Claudie Hunzinger.
     
     

     

     

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