•  

    www.first-tracks.fr.jpgElfriede Jelinek est une voix. Tous les écrivains en principe en ont une mais pour ce qui est d’en être une ils sont déjà bien moins nombreux. Les écrivains-voix se reconnaissent au fait que justement on les reconnaît tout de suite, à l’oreille, dès les premières lignes. Ainsi Céline, Beckett, Proust, tous ceux chez qui le sens est l’effet d’une musique.

     

    Ces voix sont parfois si singulières que quelque chose d’elles s’entend même dans les traductions. C’est le cas pour Thomas Bernhard, et pour sa compatriote, ici il est vrai remarquablement servie par Sophie Andrée Herr.

     

    La voix de Jelinek, autrichienne et pianiste, reprend les motifs des poèmes de Müller dont Schubert a fait un des sommets de la musique vocale. On les voit surgir et flotter un moment, puis disparaître, au fil des huit mouvements coupés de blancs qui composent le livre : les larmes gelées, le chapeau qui s’envole, le cor du postillon, les trois soleils… le joueur de vielle, devenu musicienne inaudible dans un monde voué au bruit et au sport : « Bien, donc me voilà avec ma vielle bien vieille, toujours la même. Qui veut entendre une chose pareille ? Personne ».

     

    Nous ne sommes plus dans le romantisme allemand, nous sommes chez Jelinek : le rôle du voyageur, dans ce livre sous-titré « Une pièce de théâtre », est confié successivement à différents intervenants qui sont plutôt autant de lieux de parole. Ce peut être aussi bien l’auteur, le père ou Natascha Kampusch. Car, comme toujours, les limites entre l’individuel et le collectif se brouillent. « Toujours la même vieille rengaine », dit la joueuse de vielle des dernières pages, « mais pourtant ce n’est pas toujours la même chanson ! Je le jure, c’est toujours une autre, même si ça n’en a pas l’air, quand parfois ça s’entremêle avec d’autres chansons on peut toujours encore entendre poindre la mienne, même quand les haut-parleurs des pistes grondent… » Conformément à ce programme, le texte brasse les éléments d’autobiographie (le vieillissement, le père, la mère, la situation de l’écrivain…) et les fragments d’actualité (scandales politico-financiers, amour sur Internet, stations de ski…), le tout reconstituant avec une effrayante exactitude le statut de l’individu contemporain traversé par les vociférations parasitaires de la rumeur publique. « Je ne sais plus qui est je. Quel je ? » dit le père, « dérangé ». Et la référence à la figure du Wanderer se charge de cette ironie que l’écrivaine autrichienne affectionne.

     

    Effacement des limites entre je et je, entre individu et société, glissement d’un mot à l’autre en des séries vertigineuses de calembours et de doubles sens, tendance à la personnification généralisée, tout, chez Elfriede Jelinek, contribue à mettre le lecteur en position de déséquilibre. Qu’une telle position manque parfois de confort, il faut l’avouer. Mais il y a tellement de livres confortables !… Et le texte de Jelinek, pour devenir jubilatoire, demande seulement qu’on le lise d’une certaine façon. Texte musical, il lui faut la (haute) voix. Fût-elle muette. Si on lui ouvre un théâtre intérieur où retentir, il révèle toute sa force comique et sa violence. Comme celui de Beckett, nous y revoilà. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas le seul point commun entre les deux Prix Nobel, et l’auteur de Fin de partie aurait pu dire lui aussi :

     « Mais le temps c’est ce que je suis moi-même ! Je ne peux pas me représenter autrement. Mais voyons, je me connais, pas besoin de me présenter à moi-même. C’est seulement comme temps que je peux m’imaginer, seulement comme une chose qui disparaît ».

     

    P. A.

     

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  • www.casimages.com.jpgLes éditions de Minuit republient dans leur collection de poche le cinquième roman de Christian Gailly, Les Fleurs. Le texte est suivi d’un article paru dans L’Humanité au moment de la sortie de l’ouvrage. L’idée est sans doute de bien expliquer au lecteur tout ce qu’il convient d’admirer dans ce qu’il vient de lire, c’est pratique. Surtout qu’il est très bien cet article, il résume très bien le roman, un très bon résumé, si le lecteur par exemple a été distrait ou si tout simplement il n’a pas envie de lire le roman, il peut lire l’article, c’est commode.

     

    Gailly lui-même a placé une petite citation de Joyce en exergue pour qu’on comprenne bien qu’en dépit des apparences on n’est pas là seulement pour rigoler. C’est utile. Même s’il apparaît assez nettement que Gailly a mis beaucoup de soin à faire ce livre, c’est un livre bien fait, en tout cas fait, on le voit tout de suite. Il est même assez facile de dresser la liste des procédés de fabrication utilisés :

       l’absence de guillemets (C’est à moi ? Ah bon. Je croyais que monsieur. Elle regarde le monsieur.) ;

       l’utilisation du monologue intérieur (Joyce…) ;

       le grossissement des détails, façon Robbe-Grillet (C’est une cartouche en métal jaune enfermée dans un tube en plastique dur mais peut-être est-ce du verre où sont inscrits dans le sens de la rondeur les mots Waterman, extra-fine sans trait d’union, made in France…) ;

       la dilatation des gestes quotidiens (Il ferme son sac. La fermeture se coince… Nouvel essai.) ;

       la phrase courte ;

       la quasi-absence d’intrigue ;

       l’autoréférence et la mise en abyme (c’est le nom d’un personnage dans un roman de Christian Gailly ; c’est toujours quand j’ai fini d’écrire que me viennent des idées intéressantes).

     

    Vous allez me dire et alors, et vous aurez bien raison car, n’ayons pas peur des grandes questions, qu’est-ce que la littérature, réponse, bien sûr : le procédé. Proust la phrase à méandres, Thomas Bernhard la répétition, Céline les trois points…

     

    Comment se fait-il alors que dans certains cas ça marche et pas dans d’autres ? Comment se fait-il que Gailly lui-même, deux ans plus tard, avec les mêmes moyens ou à peu près, ait si bien réussi l’admirable Be-Bop ? Dans quels cas le procédé apparaît-il comme un procédé ou au contraire comme une inimitable signature ? La réponse est évidemment différente à chaque fois mais il semble qu’ici Be-Bop nous ouvre une piste. Si la phrase, dans une parfaite homogénéité avec le sujet, y fait l’effet d’un solo de saxophone, c’est peut-être parce que « l’histoire » elle-même, avec ses va-et-vient et ses destins croisés, est musicale, ou du moins le semble. Pour que le procédé n’apparaisse pas comme un élément autonome qu’on aimerait écarter avec agacement (mais pour voir quoi ?), il faudrait, non pas qu’il s’abolisse dans un improbable « contenu », mais que ce dont il parle devienne soi-même forme. Enfin bah je crois, dirait sans doute un personnage de Christian Gailly.

     

    « Enfin il y a ce qui se passe (…) entre cette femme et cet homme », écrivait Jean-Claude Lebrun dans L’Humanité. Eh oui, tout le drame est là. Si « ce qui se passe » ne flottait pas, distinct du reste, dans le vaporeux arrière-plan des choses « intensément belles » (Lebrun), le reste, c’est-à-dire tout, n’aurait pas ces airs têtus d’enjolivures : des fleurs, en somme. Lisons plutôt Be-Bop.

     

    P. A.

     

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  •            Pierre Kretz a longtemps exercé à Strasbourg le métier d’avocat, tout en se livrant à d’autres activités théâtrales : jeu, mise en scène, écriture de nombreuses pièces en dialecte alsacien. Ses romans (Quand j’étais petit, j’étais catholique, Le Gardien des âmes, éditions de La Nuée bleue, 2005 et 2009) sont très lus, en français ou en traduction allemande, dans une aire géographique qui part des Vosges et s’étend au-delà du Rhin.

        Le destin d’une région singulière y est prétexte à une réflexion sur la mémoire, l’Histoire, la langue, le rapport de l’individu aux déterminations qu’elles lui imposent. Pierre Kretz aborde ces thèmes sur un ton où l’empathie se mêle curieusement à la distance suscitée par l’art de la phrase et le sens du comique.

     

    Entretien avec Pierre Kretz

     

         Pierre Kretz nous a fait parvenir cette photo avec la légende suivante :

     « La maison dans laquelle j’écris »

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

    Je suis venu à l’écriture au cours de ce que l'on appelle parfois avec un brin de nostalgie « nos années 70 ». Je faisais partie de cette catégorie d’Alsaciens dialectophones de naissance, devenus de parfaits étudiants francophones, et qui, à partir de 68, s’interrogeaient : que faire de cette valise qu’on trimballait avec soi et qui contenait la langue maternelle ? Cette question interférait bien sûr avec les interrogations de l’époque sur la culture et la mémoire populaires. Elle m’a conduit à une action militante dans le domaine du théâtre dialectal, comme il en existait alors dans d’autres régions de France (je pense au Théâtre de la Carriera en Occitanie). Il existait un répertoire abondant de pièces en alsacien, mais c’étaient des pièces de boulevard, qui ne correspondaient pas du tout à nos préoccupations. Il fallait donc écrire pour créer un théâtre en dialecte qui soit « le reflet du peuple », comme dit Brecht, que nous venions de découvrir.

     

    Comment écrivez-vous ?

    Le plus souvent, d’abord à la main, puis je reprends sur ordinateur avec des modifications. Ça « me lance ». Je continue alors à l’ordinateur.

    J’ai un lieu principal d’écriture qui est la maison que je possède dans les Vosges. Le voisin le plus proche est à un kilomètre. Mais j’écris aussi dans les lieux publics, les salons de thé (nombreux en Alsace, NDLR), les bars…, pourvu que les tables y soient assez grandes pour que je puisse étaler mes papiers, appuyer mes deux coudes, et qu’il n’y ait ni écran ni musique, ce qui hélas devient rare. Quand j’entre dans un tel lieu je sais immédiatement si je vais pouvoir y écrire ou non. Dans le dernier cas je ne vais pas plus loin que le seuil, je ressors tout de suite, en provoquant parfois l’étonnement des consommateurs et des serveurs.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Oui, mais un travail qui me procure beaucoup de plaisir. Un plaisir d’imbécile heureux. Quand je suis content de ce que j’ai écrit, j’éprouve une satisfaction béate à l’idée d’avoir fait « ce que j’avais à faire ». Le lendemain, évidemment, j’ai souvent envie de tout déchirer !

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    Souvent les derniers que j’ai lus. Quand j’ai aimé, je peux être sous influence assez longtemps.

    Et puis, quand même : Kafka et Proust, bien sûr, et aussi Raymond Carver, Joseph Roth…

     

    Vous avez beaucoup écrit pour le théâtre. Cela a-t-il eu une influence sur l’écriture de vos récits ?

    Je crois que ça m’a donné une certaine facilité pour les dialogues : quand on écrit pour le théâtre, on entend parler les personnages. Mais avec le théâtre j’avais l’impression qu’il y avait des directions où je ne pouvais pas aller. Le roman, pour moi, c’est la liberté absolue. Aucun autre art à mon avis ne peut aller là où le roman permet d’aller. Ce sentiment de liberté, je l’éprouve et le découvre en écrivant : je me dis souvent « mais oui, n’hésite pas, tu peux y aller… » ! Dans l’écriture théâtrale, les contraintes sont beaucoup plus fortes.

    En même temps, mon dernier roman, Le Gardien des âmes, vient d’être adapté au théâtre. Paradoxe.

     

    L’Histoire tient une place centrale dans votre œuvre. Elle connaît aussi en ce moment un retour en force dans le domaine romanesque. Pensez-vous que tout roman soit peu ou prou « historique » ?

    Le roman est, au minimum, un jalon dans l’Histoire, même si le romancier ne revendique pas cet aspect : on n’échappe pas à l’Histoire, et le roman, comme toutes les œuvres d’art, est le reflet d’une époque.

    Mais en ce qui concerne l’Histoire dont je parle, celle de l’Alsace, elle est déjà un roman en soi. Et il est d’autant plus difficile d’y échapper qu’elle recoupe la question de la langue, qui constitue le matériau sur lequel travaille l’écrivain. J’ai longtemps pensé que je ne pouvais pas écrire des romans parce que le français n’était pas ma langue maternelle. Ce sont les exemples de Beckett, de Nabokov, de Ionesco, qui m’ont encouragé, et surtout l’exemple des Antillais, comme Chamoiseau, et des Africains.

     

    Vous avez écrit en dialecte, en français, vous intervenez souvent dans le cadre de lectures publiques en Allemagne : êtes-vous un écrivain régional ou européen ?

    La question de la régionalité est une question douloureuse. Mon idée est la suivante : j’écris ici, je vis ici, je suis publié ici ; je pratique, pourrait-on dire, une « littérature de proximité ». Cette attitude suscite deux types de réactions : soit on me classe parmi les auteurs régionalistes et plus ou moins folkloriques, soit, voulant me faire ce qu’on imagine être le plus beau des compliments, on me dit « tu devrais publier à Paris ».

    Une telle problématique n’existe pas en Allemagne, qui est un pays décentralisé, également dans l’esprit des gens. Mon éditeur allemand est à Tübingen, ça ne m’a pas empêché d’avoir un article dans Die Zeit, qui est le grand journal de Hambourg, à l’autre bout du pays.

    Ce questionnement sur l'espace géographique dans lequel mes romans suscitent un intérêt auprès des éditeurs et des lecteurs me préoccupe beaucoup, sans que j'y trouve une réponse satisfaisante pour le moment. La version théâtrale du Gardien des Âmes au Théâtre de la Manufacture en Avignon ce mois de juillet m'aidera peut-être à y voir plus clair...

    Pour ce qui est d’être un écrivain européen, disons que le fait d’être traduit en allemand donne à ce que j’écris un certain rayonnement, notamment en Sarre, au pays de Bade et en Suisse allémanique. SWR, qui est un peu l’équivalent de France Culture au pays de Bade, a sollicité mon éditeur pour une adaptation radiophonique du Gardien des âmes (alors que le projet d’une adaptation a été refusé par France Culture). À la radio de Bâle on lit des extraits du roman...

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Je viens de terminer un roman dont j’ignore encore le titre (j’aimerais qu’il contienne le mot « dérobé »). En pareil cas je fais lire le texte à différentes personnes de mon entourage. En fonction de leurs réactions, je déciderai de soumettre ou non le texte à un éditeur.

    Mais comme, ayant le sentiment d’être arrivé au bout de quelque chose, j’ai senti un grand vide, je me suis précipité dans l’écriture d’un roman policier, dont l’action se situe en Alsace.

     

     

     

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  • miniatures medievalesC’est le printemps, parlons d’un poète. Aragon n’a pas bonne presse. Il est mal vu. Bien sûr il est bien vu de quelques obstinés et publié dans la Pléiade, mais beaucoup de gens quand on leur parle d’Aragon prennent l’air réticent et lointain de ceux qui n’ont pas lu mais ne comptent pas lire. En fait Aragon est dans l’ensemble bien vu des gens qui l’ont lu mais mal vu de ceux qui ont le sentiment que mieux vaut ne pas le lire  — pourquoi ?

     

    D’abord évidemment pour des raisons qui n’ont pas de rapport avec ce qu’Aragon a écrit. Déjà il était communiste, et c’est vilain. Surtout que dans ce domaine-là on doit bien reconnaître qu’Aragon n’a pas fait les choses à moitié, nous ne parlons pas de compagnon de route, de trotskiste, ou d’un de ces militants qui après avoir digéré sans sourciller le pacte germano-soviétique l’Allemagne de l’Est la Hongrie et Prague ouvrent soudain les yeux devant la guerre d’Afghanistan. Nous parlons d’un membre du Comité central qui n’a jamais battu sa coulpe. Si encore il avait été fasciste on pourrait discuter, on discute bien à propos de Céline, tous les deux ans, toujours avec le même emportement farouche. Ou si au pire il avait été chef de maquis dans la Résistance, comme Char. Mais dans la Résistance Aragon a encore trouvé moyen de risquer sa vie d’une manière sournoise et inintéressante.

     

    D’ailleurs il était antipathique. « Satisfait et cauteleux », dit par exemple Goldschmidt. Il ajoute même « rasé de près et sentant la violette ». La violette, ça passe encore, mais peut-on sérieusement envisager de lire un auteur rasé de près ?

     

    Enfin Aragon était c’est bien connu un homosexuel honteux complètement inféodé à Elsa, cette mégère. En un mot comme en cent il n’était pas libéré, ce qui est presque aussi mal que d’avoir été au Parti. Sauf après la mort d’Elsa, là il était trop libéré, ça ne va pas non plus.

     

    Aragon en fait est un vrai cas d’école, l’illustration la plus frappante de la fascination pour les personnes qui depuis des années s’est imposée en littérature comme partout. Quand on a le front de dire que les hommes ça n’est pas tellement intéressant et qu’on préfère parler des œuvres, on se fait traiter de structuraliste, par rapport à communiste et à trop ou trop peu libéré c’est quasiment pire.

     

    Pourtant il faut avouer que les non-lecteurs d’Aragon ont aussi des raisons littéraires de ne pas vouloir le lire. Ainsi ils savent bien par exemple que ses romans sont ennuyeux. Du réalisme socialiste, disent-ils avec un rictus. Dommage qu’ils n’aient pas lu au moins quelques premières phrases.

     

                « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » (Aurélien)

                « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa. » (Les Cloches de Bâle)

                « Dans une petite ville française, une rivière se meurt de chaud au-dessus d’un boulevard, où, vers le soir, des hommes jouent aux boules… » (Les Beaux Quartiers)

     

    Car à lire ces phrases on sent tout de suite quelle est la manière d’Aragon. On comprend qu’il déroule un fil dont lui-même ne sait pas où il va le conduire, et qui a donc toutes les chances, comme effectivement c’est le cas, de mener à des détours éblouissants où le réalisme socialiste a peu de chances de trouver sa place.

     

    Cependant ce fil nous conduit nous-mêmes à un autre soupçon qui plane sur l’œuvre d’Aragon : la nonchalance. Et c’est vrai que lorsqu’on écrit tout le temps, en voiture, pendant les séances du CC, on risque de laisser échapper des faiblesses. Mais est-ce que ce sont des faiblesses.

     

    On en arrive ainsi au cœur du sujet : la poésie d’Aragon. Parce que pour les romans les contempteurs-non-lecteurs veulent encore bien croire, mais la poésie vous ne leur ferez pas avaler que. Elle est boursouflée et pompeuse, un point c’est tout. Char, encore lui, l’a dit : « l’adjudant-chef des lettres françaises ». Il avait bien sûr dans l’esprit la terreur qu’Aragon faisait régner sur la littérature faute de pouvoir l’exercer dans les faits mais il pensait sûrement aussi à la poésie amoureuse et patriotique d’Aragon. Et c’est vrai que Char n’est pas pompeux. Char, plus tard Bonnefoy, Jaccottet, tous ces poètes, ça crève les yeux, sont ennemis de la boursouflure. La Fureur, le Mystère, la Présence, le Seuil, il faudrait être bien mal intentionné pour voir de la boursouflure dans toutes ces notions majuscules. Quant à la nonchalance on comprend immédiatement qu’il n’y a pas de risque non plus : ces gens-là sont bien trop sérieux.

     

    Aragon au contraire se laisse souvent aller, c’est indéniable. Allons au pire : Le Crève-cœur.

     

                 …Et je te les tendrai ma tendre ces jacinthes

                Ces lilas suburbains le bleu des véroniques

                Et le velours amande aux branchages qu’on vend

                Dans les foires de Mai comme les cloches blanches

                Du muguet que nous n’irons pas cueillir avant

                Avant ah tous les mots fleuris là-devant flanchent…

               

     

    On voit bien qu’à côté des « lilas suburbains » et du dernier vers avec son hiatus, il y a les « branchages qu’on vend » et « les cloches blanches du muguet », malignement soulignées de surcroît par un rejet. Mais précisément. Comment ne pas remarquer que les trouvailles et les prétendues facilités s’étayent, et que pour oser « je te les tendrai ma tendre » il faut vouloir bien indiquer que tout repose ici sur le jeu avec les formules et le vertige du signifiant.

     

    D’où le vers régulier, la rime. Là, Aragon s’est définitivement grillé. Le vers régulier, « c’est scolaire ». Heureusement son temps n’est plus, d’ailleurs personne ne sait plus très bien de quoi il s’agit. Fred Vargas fait parler un de ses personnages en alexandrins, tous faux mais personne ne le remarque, on applaudit au tour de force. Jeanne Moreau dit Le Condamné à mort comme s’il s’agissait de prose, extase générale, tant pis pour Genet, les rares personnes qui s’en aperçoivent trouvent ça très bien. Car la rime et ce qui va avec, e muet et autres diérèses, ont ce grand tort : montrer le jeu. Et on s’aperçoit que la raison principale de la méfiance avec laquelle bien des gens considèrent Aragon tient peut-être à des motifs inverses de ceux qu’ils avancent. L’adjudant-chef aimait jouer. Il n’avait pas écrit Le Menti-vrai pour rien. En choisissant des causes, Communisme, Patrie, Elsa, peut-être même déjà Surréalisme, bref, en mettant les majuscules hors du domaine de l’écriture, Aragon s’ouvrait des possibilités infinies : ce dont il parle, chacun le sait ; tout est donc dans les façons de dire. Ah bien sûr il ne s’agit pas de présence-au-monde ou de traverser-l’écran-des-mots. Il s’agirait seulement de mettre du jeu dans les mots et de faire bouger ainsi peut-être tout le reste. D’où une façon scandaleusement désinvolte d’user des clichés tout en les désignant, et le rapport un brin pervers d’Aragon à la chanson populaire ou faussement telle. « Un homme passe sous la fenêtre et chante », sans sourciller :

     

                Nous étions faits pour être libres

                Nous étions faits pour être heureux

                Comme la vitre pour le givre

                Et les vêpres pour les aveux

                Comme la grive pour être ivre

                Le printemps pour être amoureux…

               

    On a l’œil ou l’oreille attirés tout de suite par ces « vêpres » et ces « aveux » à propos desquels, confessionnal ou pas, on voit mal le rapport. Du coup on observe la vitre, le givre, et cette grive qui pour cause de quasi-anagramme ne peut être saoûle. Et on en conclut que nous ne sommes « faits pour être libres », « heureux » ou quoi que ce soit d’autre qu’en poésie ou en chanson. Insolence de la poésie d’Aragon qui tout en prétendant s’épanouir dans le ciel bleu des grands sentiments se niche dans un espace étroit entre les lettres. Est-ce bien honnête ? Non. Justement…

     

    P. A.

    photo http-//cizambert.canalblog.com/albums/miniatures_medievales

     

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  • Emmanuelle Pagano vit en Ardèche. Si la nature tient une grande place dans ses romans, elle y est toujours un lieu de travail pour des personnages qui la parcourent au volant de navettes scolaires, y consolident des falaises ou y élèvent des vers à soie (Les Adolescents troglodytes, P.O.L, 2007, Les Mains gamines, P.O.L, 2008). Le corps, ses gestes, ses sensations et ses désirs constituent l’autre grand thème des romans d’Emmanuelle Pagano. Entre réalisme extrême et poésie, elle y déploie un art de la narration qui fait parfois songer à Faulkner. Dans L’Absence d’oiseaux d’eau (P.O.L, 2010), elle renouvelle le roman épistolaire en tant qu’expression de la passion amoureuse.

    Son prochain livre, Un renard à mains nues (P.O.L) sera en librairie le 5 avril prochain.

     

    Entretien avec Emmanuelle Pagano

     

    Pour illustrer cet entretien, Emmanuelle Pagano a choisi une page du carnet où elle prend des notes pour son projet soie/soif (voir ci-dessous).

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

    Quand j’étais petite, je m’ennuyais. Alors je  m’isolais pour « penser », c’est-à-dire fabriquer de petites histoires. Quand j’ai su écrire ç’a été un grand soulagement de ne plus avoir besoin de les retenir. En fait je ne savais pas jouer, je ne savais pas être une petite fille, c’est pour ça que j’ai écrit.

    Adolescente, j’ai écrit un roman, qui bien sûr n’a pas été publié. Du coup j’ai décidé d’écrire dans le cadre de mes études en fac : je comptais faire une thèse. Mais je n’ai pas obtenu d’allocations de recherche, ce qui fait que j’ai dû passer un concours et devenir enseignante. À partir de ce moment-là, plus aucun temps disponible : adieu la thèse ! Voilà comment, pour continuer à écrire,  je me suis lancée dans la fiction.

     

    Comment écrivez-vous ?

    Quand je peux. Sur un ordinateur. Mais j’ai toujours sur moi des carnets de notes, un carnet « général » et plusieurs carnets thématiques.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

    Oui.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

    Trop. Je ne pourrais pas tous les citer. Ce sont surtout des contemporains. Des gens comme Pascale Kramer ou Mathieu Riboulet.

    Il y a aussi des auteurs dont je me dis : ah, si je pouvais écrire comme ça ! Joël Bastard, par exemple, ou certains auteurs de chez Minuit : Gailly, Oster, Mauvignier surtout. Des auteurs efficaces, qui font court. Chez moi je trouve souvent qu’il y a trop de mots.

     

    Dans vos romans, la nature est toujours présente, ou en tout cas peu éloignée. Pourriez-vous écrire une histoire se situant dans un cadre essentiellement urbain ?

    Oui. Il y en a dans les nouvelles qui vont paraître dans quelques jours. Ce n’est pas que je tienne particulièrement au thème de la nature, d’ailleurs il ne s’agit jamais d’une nature décorative ou embellie. Mais j’ai beaucoup vécu à la campagne et je ne serais pas capable d’écrire sur un environnement que je ne connaîtrais pas. Je vais tous les mois à Marseille, je pourrais très bien écrire une histoire qui se situerait là-bas.

     

    « J’en ai plein, des histoires sur mon corps », dit un des personnages de votre roman Les Mains gamines : le corps est-il pour vous le territoire de la fiction ?

    Maintenant je m’en libère. Je crois que j’ai fait le tour de cette thématique. Je suis à présent plus dans le paysage et moins dans le ressenti du corps. Cela dit, les fragments que j’écris en ce moment portent sur le couple, la vie à deux… donc le corps. Que fait-on d’autre, quand on écrit, que de donner une autre forme à ce que l’on perçoit ?

     

    Vous avez enseigné les arts plastiques ; dans ce que vous écrivez, les notations de couleurs sont nombreuses, et toujours très précises : quels rapports établissez-vous entre peinture et littérature ?

    Dans ce que j’écris il y a aussi pas mal de sons, d’odeurs… Par ailleurs, en fait d’arts visuels, je me suis plutôt intéressée au cinéma et à la photo. Je voulais passer le concours de l’IDHEC, mais j’ai abandonné, par manque d’argent et aussi pour des raisons pratiques : tout ce qu’il fallait mettre en place matériellement, ce poids organisationnel, c’était décourageant. Le livre est immédiat, facilement accessible pour tout le monde… Cependant le cinéma a eu une influence sur mon écriture : j’utilise certaines techniques de « raccord », d’ellipse, des flash-back, qui viennent du cinéma.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Je travaille toujours sur plusieurs projets simultanément.

     

    Il y a d’abord un gros roman que je traîne depuis des années et dont je viens à peine de percevoir dans quel milieu il pourrait se situer. Ce serait peut-être une fabrique, par exemple une entreprise de moulinage, ce travail qui consiste à préparer le fil des vers à soie pour qu’il puisse être tissé. Il y a dans ces endroits des poulies, de l’eau qui coule… un environnement qui conviendrait bien à l’idée du roman, dans lequel la narratrice a perdu son père très âgé et son petit garçon, tous deux morts de soif. Il y aurait un lien entre la soie et la soif, entre l’eau et la sécheresse. Ce devrait être un très gros roman, qui mettrait en scène plusieurs générations. Pour l’instant ce ne sont que des notes, je n’ai encore rien écrit. Si ça se trouve, je vais le traîner pendant des années encore.

     

    Et puis j’ai deux recueils de nouvelles en chantier, l’un portant sur les boîtes et les salles, l’autre sur les voies ferrées et les voies maritimes. Une soixantaine de nouvelles, dont les deux-tiers environ sont écrites.

     

    Enfin il y a des fragments auxquels je travaille et qui sont déjà plus avancés, que je vais rassembler sous le titre : Nouons-nous. Des situations de couple, parfois infimes, des choses de l’ordre d’une trace de buée sur une vitre. Je travaille à les réduire à l’essentiel.

     

     

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