• fr.123rf.comS’il n’avait pas déjà utilisé ce titre (Actes Sud, 2004), Andreï Guelassimov aurait pu intituler son roman La Soif. On est en effet impressionné par la quantité de boissons variées que Filippov, le héros, absorbe en 300 pages — sa préférence allant cependant à la vodka « premier prix », bue, si possible, dans un gobelet en plastique, à l’abri d’une cabine de camion « imprégnée de l’odeur du gazole »…

     

    Mais Le Froid, ça convient très bien aussi, pour un livre dont l’action se déroule en Sibérie, pays natal du personnage comme de son auteur. Le froid de là-bas ressemble, nous dit-il, à un chagrin d’enfant ou au récit d’un rêve : « S’embrouillant encore sous le coup de l’émotion, on essaie de partager quelque chose qui nous a presque ému aux larmes, mais en vain (…). Les mots ne parviennent pas à transmettre ce qui nous vient de par-delà la frontière des mots, ce qui nous saisit et nous subjugue dans la profondeur du silence ». Rude défi, annoncé dès les premières pages, pour un écrivain. Et il n’y a pas que le froid : « Ce coin de la planète n’[a] absolument aucun sens de la mesure. Tout ce qui se pass[e] ici (…) [est] excessif ».

     

    « Comme l’Union soviétique… »

     

    Dans cet endroit « énorme », Filippov, donc, revient après de longues années d’absence. Il est devenu un metteur en scène mondialement célèbre, vit entre Moscou et Paris, et « s’étonn[e] vraiment du manque d’indifférence des autres », lui qui tombe « d’accord à cent pour cent avec Macbeth (…) sur le fait que "la vie n'est qu'une histoire contée par un idiot, pleine de…" », etc. Aussi est-ce sans trop d’états d’âme qu’il s’apprête à ravir les travaux préparatoires de son prochain spectacle à Piotr, ami et scénographe resté en province, et que « les Français », avec lesquels lui, Filippov, vient de signer un contrat, refusent d’engager.

     

    À peine sorti de l’aéroport, pas équipé du tout pour une température inférieure à –40, notre héros est pris en charge par une certaine Zenaïda, rencontrée dans l’avion qui les a amenés de Moscou, et par son mari, Pavlik. Il monte dans leur voiture. À partir de là… ne me demandez pas de vous résumer l’histoire. Filippov n’émerge de cuites sévères et trouées d’absences que pour des gueules de bois pendant lesquelles il « se sen[t] comme l’Union soviétique en 1991 ». Ça ne contribue pas à simplifier l’intrigue, dont on ne découvrira que progressivement la rigueur parfaite. Pour l’instant, disons que le personnage va replonger dans les souvenirs de sa jeunesse à l’époque d’avant, retrouver un de ses amours d’alors, croiser le chemin d’un nombre invraisemblable de gens, rendus tous spécialement frénétiques par le chaos qu’a provoqué en ville la panne de la centrale thermique, dans les conditions climatiques évoquées plus haut.

     

    Hasard et destin

     

    Bref, on retrouve l’entrecroisement de fils narratifs qui était un des charmes des Dieux de la steppe (Actes Sud, 2016, voir ici). On retrouve aussi l’impression de mouvement incessant, que le narrateur, en l’occurrence, réussit à rendre à la fois trépidant et lent — comme de qui s’évertue à marcher sur la glace. Et, de la glace, il y en a. Autour de la ville, c’est un paysage « insensible aux désirs et aux fantaisies des hommes, et le ciel gris (…) reflèt[e] une indifférence (…) infinie et sans appel ». On circule sur un fleuve gelé, lequel « accept[e] avec condescendance qu’on le nomme ainsi » mais est si large qu’il semble lui manquer « ce qui fait un fleuve dans la perception que s’en font les hommes » : la rive opposée.

     

    Filippov erre dans cet enfer glacé, qui est peut-être l’enfer tout court. Il est possible en effet qu’il ait la fièvre et soit toujours évanoui dans les toilettes de l’avion, où il avait perdu conscience ; mais il est tout aussi possible qu’il soit mort. C’est en tout cas ce que lui suggère son démon, après l’avoir entraîné, par un dédale de couloirs et d’escaliers, dans un théâtre souterrain, où il assiste à une mise en scène d’un épisode de sa jeunesse sibérienne. Parce qu’il y a également des démons, oui. Comme chez Boulgakov et Gogol. À leur exemple, Guelassimov pratique le mélange halluciné des genres et des tons, mêlant sans fausse note le fantastique au réalisme dans la peinture des rapports sociaux en Russie actuelle, ou la farce truculente à la réflexion virtuose sur le hasard et le destin.

     

    Merci les démons

     

    La traversée de ce monde si réel, qui est peut-être, malgré tout, un autre monde, va en effet transformer le cynique Filippov. « Pour la première fois depuis très longtemps », le voilà « absolument sincère » dans ses tentatives obstinées pour sauver d’abord un chien, avatar possible de celui qu’il a fait pendre jadis pendant un de ses spectacles. Puis, c’est un enfant qu’il veut absolument ramener chez sa grand-mère. Tout cela, comme on le comprendra peu à peu, pour expier la mort de Nina, sa jeune première épouse, qu’il a abandonnée, un jour, endormie dans une datcha au poêle défectueux…

     

    Mais les démons sont les véritables metteurs en scène, qui arrangent parfois bien des choses. Et à peu près tout peut arriver, dans le monde d’Andreï Guelassimov. Un grand écrivain russe, décidément. Si russe…

     

    P. A.

     

    Illustration :Irkoutsk en hiver

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • Pendant la troisième semaine de novembre, ma pièce, La Cantatrice et le Gangster, sera jouée au Théâtre de l’Île-Saint-Louis par Marion Hérold et Markus Fisher, dans une mise en scène de Marie-Pierre Pêcheur.

     

    Je serais heureux de compter parmi mes spectateurs tous les lecteurs de ce blog qui seraient disponibles et tentés.

     

    Toutes les indications figurent dans le programme du théâtre ( https://www.theatre-ilesaintlouis.com/ ) et sur l’affichette ci-dessous.

     

    Bientôt ma pièce

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.rtl.fr/actu/futurLe trou noir du roman continue à tout aspirer : la biographie après l’autobiographie, l’essai, la poésie elle-même… Ce pantagruélisme, en anéantissant toutes les particularités possibles d’un genre déjà peu dessiné, autorise les tentatives les plus hybrides. Ainsi, Aurore Lachaux, dans ce premier roman, sous-titré comme tel, propose une chimère assez radicalement originale : le pamphlet-récit-de-deuil-elliptique.

     

    Le deuil, c’est le deuil du père, ingénieur amoureux du travail bien fait (« Il aurait pu être un sacré trou de balle mon père, avec ses diplômes (…), mais je crois qu’il avait trop d’admiration pour le geste »), qui, licencié tardivement pour cause de compression, se retrouve « recasé sans une grande boîte internationale » où il découvre les joies de l’entretien d’ « évaluation » : « Il allait être noté, (…) on allait éplucher son travail, (…) lui balancer des courbes, des chiffres, des plus plus, des moins là parce que racine carrée de sa mère la pute sur un diagramme ». Quelques mois après qu’on lui a signifié l’impossibilité de lui accorder une augmentation, vu son grand âge (« Comme ça. Dans ta face de crouton »), il meurt.

     

    Non-dire

     

    « L’ellipse n’est pas le flou », nous dit l’auteure dans une curieuse note en fin de volume, « elle aurait plutôt à faire avec le dire du non-dit ». Belle formule, qui souligne, s’il en était besoin, que le temps qui suit le décès est consacré par sa narratrice à dire non. Non, on l’a vu, au monde de l’entreprise et à ses exigences de rentabilité. Mais aussi au monde de l’école, qu’elle expérimente d’abord, en banlieue parisienne, comme maître auxiliaire (« En gros, prof qui n’a pas le concours payé à 1350 euros net pour dix-huit heures ») ; puis, ayant passé le fameux concours, la voilà « balancée » dans « une ville merdique, enfin, pauvre », et, chose curieuse, dans « un bahut catho », où la prof d’anglais (et « y a pas qu’elle ») a « une croix en strass autour du cou et une chemise en polyester fin avec des croix en motif ».

     

    Autre refus, celui de la maternité : « Satisfaction mince (…), celle de savoir que personne n’aura à me veiller (…). Faire le choix de ne pas avoir d’enfant (…), c’est faire le cadeau d’un non-deuil à quelqu’un qui n’existe pas ». Et de se réjouir de ne pas avoir à s’intéresser à « toutes les merdes qu’on aime quand on est enfant, et qu’on délaisse à mesure que l’alcool, le cul, la littérature et le rock’n’roll vous sauvent de ce petit paradis miniature ».

     

    Les dangers de l’ellipse

     

    Les voisins du père, les habitants du village où se trouve la maison de famille, bien d’autres gens encore en prennent pour leur grade. Et il y a quelque chose de revigorant et de sympathique dans cette colère née d’une perte, ou qui trouve en elle la possibilité de se déchaîner sans réserve. D’autant que, pour la dire, Aurore Lachaux, qui, comme le père de son héroïne, laquelle s’appelle aussi Aurore, a le goût des belles machines polies en atelier, forge l’instrument nécessaire : une écriture trouée, chaotique, éructante, emportant tout sur son passage, lecteur compris.

     

    Jusqu’à ce que l’usage qu’elle fait de l’ellipse, du « non-dit », de l’à-peine indiqué, finisse par se retourner contre elle. Qu’ont fait exactement ces méchants voisins, à propos desquels elle esquisse une histoire de cartons pas très claire ? Et ces villageois, coupables de quelque méfait en rapport avec une sombre affaire de parking ? Ce chef d’établissement, quel est son tort, à part d’avoir dû annoncer à l’héroïne que, « contractuelle », elle allait être remplacée à son poste par un titulaire ?...

     

    On se lasse un peu, à mesure, de ce qui finit par apparaître comme une vindicte universelle et sans ironie, n’épargnant, en gros, que la sœur, les parents, les élèves (bien entendu), et la narratrice. Car on peut, et comment, traîner tout le monde dans la boue, mais encore faut-il s’y rouler un petit peu aussi soi-même. En le faisant, Aurore Lachaux aurait donné encore plus d’authentique vigueur à un petit livre qui, déjà, n’en manque pas. Ce sera pour la prochaine fois. On s’en réjouit à l’avance.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • artdesigntendance.comIl faut quand même que, de temps en temps, je parle des livres dont tout le monde parle. Et vers lequel de ces livres-là me tourner, sinon le rituel Nothomb ? J'ai déjà dit, à l’étonnement vaguement réprobateur de certains d’entre mes lecteurs, que la dame aux chapeaux était loin, à mes yeux, de mériter le mépris où beaucoup croient devoir la tenir. Langue à peu près impeccable, humour, classicisme de bon aloi, fait d’élégance et de rapidité… : de quoi se plaint-on ?

     

    Seulement, ici, ce n’est pas tout à fait le livre rituel. Celui-ci est spécial, la critique le dit. Et elle le confirme. « C’est le livre de ma vie », déclare-t-elle dans La Vie, hebdomadaire catholique auquel elle a accordé un long entretien. Jésus, en effet, lui a toujours parlé (depuis l’âge de deux ans, précise-t-elle). Il était donc temps, dans son vingt-septième roman publié, qu’elle le fît parler à son tour.

     

    « Une bévue »

     

    Ce qui est bien, c’est qu’on n’a pas besoin d’entrer dans les détails de l’intrigue… Jésus parle, donc, à la première personne, comme vous et moi, et raconte, au présent de l’immédiateté. Quoi ? Sa dernière nuit, alors que, contrairement à ce qu’affirment les Évangiles, il a déjà été condamné à mort ; son supplice, le lendemain ; sa mort et sa résurrection — « Lorsque le caveau n’a plus suffi à contenir mon exultation, je suis sorti ». Et puis voilà.

     

    On me pardonnera une expression un brin familière : c’est gonflé. Non pas, comme le suggère La Vie, parce que, à notre époque déchristianisée, choisir un tel sujet serait braver courageusement le ridicule. La croyance, me semble-t-il, se porte au contraire assez bien. À cela près que chacun aujourd’hui veut avoir la sienne. Et Amélie Nothomb ne fait pas exception, qui reconnaît ingénument, toujours dans le même entretien, avoir voulu « trouver une version de la passion du Christ qui, [elle], ne [la] choque pas ». Ça donne en gros ceci : Jésus avait un corps, contrairement à Dieu ; c’est ce qui lui a permis de connaître la « soif » du titre, sous toutes ses formes, à commencer par celle du désir (Marie-Madeleine) ; ignorant ces bonheurs, le Père avait conçu le « projet » que l’on sait, aboutissant à la crucifixion ; « une bévue », dit le Fils, qui rejette, comme celle qui le fait parler, la nécessité du sacrifice et de la souffrance qu’il suppose.

     

    « Avant l’incarnation »

     

    Non, pas plus que dans le choix du sujet, l’audace ne réside pas dans ces charmants blasphèmes. Elle n’est pas d’ordre théologique, mais linguistique. Car Amélie Nothomb a raison sur un point : « Nous n’en sommes pas sortis », de cette histoire. C’est-à-dire : de ce récit. Et le réécrire à la première personne, voilà une transgression véritable. Non seulement parce qu’on redécouvre, sous un angle totalement inhabituel, les épisodes que le Texte avait fixés, croyait-on, pour toujours (Noces de Cana, figuier stérile, marchands du Temple…). Non seulement parce que l’humour-Nothomb, dans un tel contexte, prend une résonance singulièrement subversive : (« Mon Père n’a jamais eu de corps. Pour un ignorant, je trouve qu’il s’en est fabuleusement bien tiré » ; ou encore : « Moi qui ai accès aux œuvres d’art du monde entier et des siècles des siècles, j’aime regarder les descentes de croix »). L’audace et la paisible violence du roman tient en ceci surtout qu’il nous installe dans l’esprit de celui qui devrait demeurer, d’un strict point de vue (onto)logique, impénétrable. D’où nous parle-t-il ? D’où nous dit-il des choses comme : « Avant l’incarnation, j’ai peu de souvenirs » ? C’est en imaginant et en ouvrant l’espace de semblables questions que ce livre de Nothomb s’aventure effectivement plus loin que les autres.

     

    Alors, on passe par-dessus les sentences (« L’état amoureux ne guette pas les êtres étrangers au mal »), les discours — sur l’amour, le corps, la soif, etc. Amélie Nothomb n’aime pas le Père, elle aime mieux le Fils ; elle a la foi, mais, dit-elle, « en quoi exactement, je ne pourrais pas très bien vous dire ». Elle est de son temps, ce qui n’est pas original. Elle n’est ni théologienne, ni mystique, ni sans doute chrétienne à proprement parler. Mais elle est écrivain. C’est déjà quelque chose. Et peut-être, par là, est-elle aussi un peu tout le reste.

     

    P. A.

     

    Illustration : Matthias Grünewald, retable d'Issenheim (1516) – détail

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    4 commentaires
  • pauldjibouti.weebly.comC’est le grand retour du moi. Était-il d’ailleurs jamais parti ?... Quoi qu’il en soit, en cette rentrée littéraire, il est bien là. Le roman biographique marque le pas, la réparation du monde prend du retard, mais toutes les variétés de l’autoquelquechose se portent bien. Sans revenir sur certains exemples qui ont fait grand bruit, il n’est que de voir les ouvrages dont, souvent avec bonheur, je parle, en toute modestie, depuis quelques semaines : François Armanet raconte son adolescence et sa prime jeunesse chez les minets et les maos ; Gilles Rozier narre un souvenir de ses treize ans ; Michaël Ferrier évoque son enfance au Tchad ; Aurore Lachaux, dont il sera question sous peu, parle de son père… Parmi ces livres, (qui sont, tous, cela va sans dire, des romans), plusieurs figurent dans les premières sélections des différents prix.

     

    Mer Rouge, savon de Marseille et croix de Lorraine

     

    C’est le cas aussi du livre d’Abdourahman A. Waberi. Certes, dans ses pages, il s’appelle Aden Robleh. Mais l’enfance et l’adolescence de ce narrateur, dans ce qui s’appelait encore le Territoire français des Afars et des Issas (TFAI), ressemblent sûrement beaucoup à celles de l’auteur lui-même. Tandis qu’il la conduit à son école parisienne, Béa, sa fille, lui pose un jour la question du titre. Pour lui répondre, « Aden » se mue en conteur oriental : « Je vais te raconter le pays de mon enfance (…). Je te parlerai du désert mouvant autour de Djibouti, ma ville natale. Je te parlerai de la mer Rouge. Je te parlerai de mon quartier et de ses maisonnettes au toit en tôles d’aluminium ».

     

    Ce ton apparemment émerveillé, qui mêle vision de l’enfant d’autrefois, adresse à la fillette d’aujourd’hui, et confiance traditionnelle dans les pouvoirs invocateurs de la parole, confère au récit ce qu’on pourrait appeler une indéniable fraîcheur. Elle est sensible dans les images de la France vue depuis son lointain empire : « Paris la capitale aux mille lumières, (…) Marseille d’où nous vient le merveilleux savon ». « Le paysage de mon enfance », dit le narrateur, « est parsemé de croix de Lorraine, de képis de légionnaires. Il a pour arrière-fond les voix du général de Gaulle ainsi que celles de ses lieutenants (…) Messmer, Malraux, Debré ou Peyrefitte ».

     

    Fraîcheur, aussi, des songes que poursuit un enfant rêveur, dont l’imaginaire s’exalte aux « exploits des prophètes Ibrahim, Moussa et Issa, appelés dans les Évangiles Abraham, Moïse et Jésus », avant de passer à Nous Deux et Paris Match, via Blek le Roc, Rahan et Tarzan. Sans parler de Loïs Lane, la compagne de Superman, qu’il voit réincarnée en la personne de Ladane, la jeune bonne (« Quand elle se penchait pour ranger les assiettes, je balayais du regard son dos, ses mollets et surtout ses fesses »).

     

    Fraîcheur trompeuse

     

    C’est charmant, toute cette fraîcheur, mais, quelquefois, ça lasse un peu. On n’est pas toujours très sûr que ce soit une bonne idée d’avoir semé le texte de petits poèmes tels que celui-ci : « Nul besoin d’encouragement. / Je danse en marchant. / Je marche en dansant. / Ça dure depuis plus de trente-huit ans… ». Si, cependant, on finit par tout accepter de ce petit livre, c’est que la fraîcheur y est aussi pour une part de la fausse fraîcheur — ou, disons, l’antidote faussement innocent à des souvenirs parfaitement sinistres.

     

    « Pourquoi maman me détestait-elle autant ? », se demande, tout uniment, notre jeune héros. Lequel ajoute : « Je passais le plus clair de mon temps à penser à la mort ». C’est que l’enfance d’Aden ou de son créateur est placée tout entière sous le signe de la souffrance et de la maladie : fièvres, puis poliomyélite (« Personne ne l’avait dit. Aucun diagnostic n’avait été établi à l’époque »). La démarche « dansante » dont Béa s’étonnait vient de là, cette démarche qui l’« a tenu loin des gamins de [son] âge », lesquels l’accablaient de leurs sarcasmes (« Ce n’est pas avec ton pied bot que tu marqueras des penaltys »).

     

    Tandis que les catastrophes se succèdent (naissance d’un frère, circoncision, cyclone, suicide par le feu de Ladane…), notre héros s’efforce d’éviter ses pairs, fuyant dans l’imaginaire et la lecture (voir plus haut), avant que ses talents pour la rédaction ne finissent par lui valoir la protection des « caïds », dont il fait les devoirs. C’est, plus tard, le lycée qui lui permettra de partir pour de bon (« J’étais égoïste. Je voulais sauver ma peau »).

     

    Pour ceux qui en douteraient encore : l’exotisme n’est pas forcément le paradis. Le livre d’Abdourahman A. Waberi nous le rappelle, ce livre qui avance en claudiquant, entre tendresse inexpiable pour son enfance africaine en morceaux et besoin d’exorciser les souvenirs qu’il en garde. Mais claudiquer, dit-il, c’est danser. Et, à sa manière, il le prouve.

     

    P. A.

     

    Illustration : le désert près de Djibouti

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire