• photo Pierre Ahnne

     

     

    Dans sa collection Le Petit Mercure, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, le Mercure publie en ce mois de janvier Le Goût de l’hiver. Trente-cinq textes, répartis en quatre parties aux limites assez incertaines, mais qui vont dans l’ensemble du plus simple au plus ambitieux.

     

    Le plus simple : des paysages, en prose ou en vers (Verlaine : « Dans l’interminable / Ennui de la plaine, / La neige incertaine / Luit comme du sable »), parmi lesquels se détachent particulièrement quelques morceaux singuliers, comme l’évocation par George Sand d’un hiver à Majorque ou celle, par William Henry Hudson, d’une chute de neige au mois d’août… en Patagonie. La palme de la fantaisie inquiétante revenant à Gustav Meyrink : « À la manière de régiments, les étoiles de neige, minuscules soldats en uniformes blancs ébouriffés, se donnaient la chasse, toujours dans la même direction, comme emportés dans une fuite générale devant quelque adversaire particulièrement féroce »…

     

    Il arrive cependant que l’hiver ne soit pas seulement un objet de contemplation mais le ressort même d’une fiction, comme dans la nouvelle de Maupassant Première neige, où tout tourne autour de l’installation, ou non, d’un calorifère dans un vieux manoir normand. Ou dans l’admirable récit de Pouchkine, reproduit ici en grande partie, La Tempête de neige. Au point de vue de la littérature, l’hiver, « saison de l’art serein, de l’art lucide », comme disait Mallarmé, qui ne figure pas dans le recueil, offre aussi l’occasion d’explorer l’opposition dehors/dedans, qui met en scène et en abyme la figure de l’écrivain au travail. Et Thomas de Quincey va droit au but, qui proclame : « Je suis surpris de voir que les gens, quand ils se félicitent de ce que l’hiver vient ou s’en va, sont satisfaits de ce qu’il a été ou sera probablement doux. Je pétitionne, au contraire, tous les ans, pour qu’il y ait le plus possible de neige, de grêle, de gelée, d’ouragan de toute sorte ». Chacun en effet « connaît les divins plaisirs qui vous attendent au coin du feu » — et qui naissent du contraste entre le monde intérieur symbolisé par la chambre et celui, dehors, des tourmentes « de toute sorte ».

     

    Mais le plus beau de l’hiver, c’est, tout le monde le sait, la neige. Et la neige découverte au matin, c’est la surprise, émotion à la fois poétique et métaphysique. « Il n’y a plus de rose des vents. Vous ne savez plus qui vous êtes et vous n’êtes jamais né. Vous avez poussé une porte et vous êtes tombé dans un pays qui n’existe pas. L’horloge s’est endormie »… Laissons à Gilles Lapouge le mot de la fin, comme il l’a aussi dans ce charmant petit livre.

     

    http-_artifexinopere.com

     

    Le même éditeur fait paraître, dans la même collection, Le Goût de l’écriture. Les quelque trente textes qu’a choisis et présentés Laurence Blava parlent d’abord, par la plume de Barthes, Pérec, Pennac et quelques autres, de l’écriture comme usage du langage, sous un angle tant social ou philosophique que littéraire. Ils traitent ensuite des motifs qui ont pu pousser certains à user de l’écriture à des fins personnelles et à définir autant d’arts poétiques. Tels Boileau, bien sûr, mais également Semprun, saint Augustin, Flaubert… Ou Jules Renard : « Me répéter que la littérature est un sport, que tout y dépend de la méthode, qu’on appelle aujourd’hui l’entraînement ».

     

    Enfin, sous le titre mystérieux de Transcender l’écriture se trouvent rassemblés des extraits qui, dirait-on, s’interrogent sur le sens du geste : Sartre (« Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s’introduisaient dans la salle à manger »), Duras, Vallès, Camille Laurens…

     

    Le mot de la fin, cette fois, laissons-le à Merleau-Ponty, dans une très belle page tirée de Le Visible et l’invisible. « C’est l’erreur des philosophes sémantiques de fermer le langage comme s’il ne parlait que de soi : il ne vit que du silence ; tout ce que nous jetons aux autres a germé dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas ».

     

    ©Les Moments littéraires

     

    L’hiver favorise l’écriture et c’est la saison de l’intime. Aussi faut-il saisir ici l’occasion d’évoquer aussi le numéro 47 des Moments littéraires, revue consacrée à l’écriture de soi. Après les Suisses (voir ici) et les Belges (voir ici), voici les diaristes (francophones) du Luxembourg.

     

    Frank Wilhelm, professeur émérite de l’Université du Grand-Duché, connaît son sujet, et déplie savamment, en introduction, le rapport historiquement complexe entre les Luxembourgeois et la langue française. Ensuite, c’est un choix de textes où se manifeste une fois de plus l’étonnante diversité d’un genre qui parfois (Pierre Joris) croise le poème, qui souvent (Paul Mathieu, Ian De Toffoli) tient du récit de voyage, et qui presque toujours est le Journal de bord (Jean Portante) d’autres écrits en cours. Comme d’habitude, au centre du petit volume, un cahier photo. L’on y rencontre cette fois Cristina Dias de Magalhães et ses étonnants autoportraits de dos.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    1 commentaire
  • hrosny.overblog.comTonino Benacquista, vous connaissez, bien sûr… Les romans, noirs (La Maldonne des sleepings, La Commedia des ratés, Gallimard, 1989 et 1991) ou pas (Malavita, Gallimard, 1997) ; les scénarios, de bande dessinée (Lucky Luke) ou de cinéma (Sur mes lèvres, De battre mon cœur s’est arrêté, de Jacques Audiard, pour ne citer que ce qu’on a vu)… Eh bien, voilà que cet écrivain à succès sacrifie lui aussi à un rituel désormais quasi imposé : le récit des origines, avec famille, enfance et vocation naissante.

     

    Ça donne un drôle de livre. Au début, on croit s’aventurer sur un terrain connu, voire un peu prévisible. Une histoire d’émigration, depuis le Latium et ses fermes. Voici la banlieue d’accueil (Vitry), rouge, où l’on vend dans la rue « L’Huma et Pif Gadget ». Voici la fratrie (un grand frère, trois sœurs, et le petit dernier, notre héros). Voici l’enfance dans les années 1960 : De Funès, Astérix, Spider-man et les fumetti érotiques. Avant que, plus tard, lors de vacances en Italie, le cinéma ne prenne la relève, de Scorsese au Colosse de Rhodes. Souvenirs d’école, recettes de cuisine, jeux dans le quartier, il y a de la tendresse dans l’air et, ma foi, on s’ennuie un tout petit peu (mais poliment).

     

    Le dernier verre

     

    Jusqu’à ce qu’on découvre les deux fils conducteurs ou, si l’on préfère, les deux vrais sujets. Ils étaient pourtant annoncés dès la première page, où l’on voit Cesare, le père, boire son dernier verre vespéral avant de tituber jusqu’à son lit en éructant « Porca miseria ! » « Délivrés de sa présence, nous retrouvons l’usage de la parole », commente l’auteur-narrateur, qui met ses pas dans ceux de Chateaubriand pour aborder une thématique fort éloignée des Mémoires d’outre-tombe. L’alcoolisme paternel, sans violence ni drame, n’en est que plus énigmatique : « À ce jour, nul n’a élucidé le mystère du vice originel de Cesare » ; et cette question irrésolue est tout ce qu’il laissera à son fils (« Je ne tiens de lui aucune parole de sagesse, aucune recommandation sur l’avenir, aucun cadeau de son expérience »). Ce fils sans héritage n’aura d’autre possibilité que d’inventer, dans quatre « nouvelles » dont il propose l’esquisse vers la fin de son récit, des explications possibles, puisées dans une vie semée de malheurs et d’échecs : mort de la première épouse, guerre mondiale, émigration en France et non, comme les cousins plus chanceux, en Amérique.

     

    Auprès du géniteur alcoolique, une mère mélancolique, qui « pleure (…) son paradis perdu » dans le vieux pays et restera toujours plus ou moins incapable de s’intégrer dans le nouveau. Le frère aîné est un peu voyou sur les bords, les sœurs souffriront de pathologies diverses, et l’une d’elles laissera, avant de mourir, une lettre dans laquelle elle avoue : « J’ai regardé ma vie sans la vivre ». Quant à notre auteur, il se verra tardivement frappé par une agoraphobie sévère lui rendant tout déplacement et toute intervention publique quasi impossibles. Pour combattre les symptômes, il lui arrive de boire un coup (« Pendant vingt ans, j’ai soigné la pathologie de ma mère par l’addiction de mon père »).

     

    Cherchant, là aussi, des raisons, il avance celle-ci : « J’ai déjoué, et trop tôt, une fatalité (…). J’ai trahi ma classe, j’ai ri aux préceptes religieux de ma paroisse, j’ai échappé à un destin tout tracé ». Pourtant, plutôt que les mémoires, devenus classiques, d’un transfuge de classe, nous avons là l’histoire, plus originale, d’une transmission bloquée. Les confrères de l’écrivain, tout en le surnommant « le rital », « s’étonnent [qu’il] ne revendique pas plus [son] italianité ». Que faire, en effet, de cette famille, de cette ascendance, qui restent suspendues dans une espèce de vide ?

     

    « Un fardeau »

     

    Un roman, bien sûr (ce sera La Commedia des ratés). Mais, comme on le découvre à suivre le second fil conducteur, qui vient se tresser au précédent, là non plus, et, sans doute, pour les mêmes raisons, ça ne va pas de soi. Notre futur romancier souffre, en effet, tout au long de son enfance et de son adolescence, d’une radicale impossibilité à lire. « La lecture n’est pas un refuge mais un fardeau ». Voir le chapitre drolatique qui nous conte ses démêlés avec le premier paragraphe de La Guerre du feu, de Rosny aîné. Il échouera aussi lamentablement face à La Maison du Chat-qui-pelote, de Balzac (en sixième… Là, quand même, on le comprend un peu). C’est à peine si quelques trouées de lumière (Bradbury, Cyrano de Bergerac, Les Mots) viendront éclairer très fugitivement la nuit d’un tunnel qui ne prendra vraiment fin, bien tard, qu’avec Une Vie, de Maupassant.

     

    Ce rapport torturé à la lecture va de pair avec des rapports singuliers avec l’école (quoique cancre, dit-il, il en parle tout le temps). Et, plus encore, avec la littérature. Car, non content de vouloir et de ne pouvoir lire, notre héros rêve d’écrire. Au point de se lancer, à un âge encore tendre, sur la vieille machine de ses sœurs, dans la rédaction d’un roman (« les aventures intergalactiques d’un repris de justice à qui l’on donne le choix entre le peloton d’exécution et une mission spatiale à haut risque »). Le projet, on s’en doute, tournera court. Mais le livre que nous avons en main devient le récit des détours qui feront de Benacquista un écrivain, de l’itinéraire détourné qu’il va devoir inventer pour y parvenir. Celui-ci passera par la Série Noire, révélée, au lycée, par un surveillant — « Je peux m’insinuer dans ce roman-là par effraction, en forçant un soupirail ». La suite est connue…

     

    Moralité : « Lire, c’est un patriarche qui vous veut du bien. Écrire, c’est une petite traînée qui n’en fait qu’à sa tête »… Ce n’est pas si simple, à l’évidence. Benacquista nous a conté l’histoire d’une vocation d’autant plus douloureuse qu’elle naît non tant d’un sentiment d’exclusion sociale que d’un étrange flottement identitaire, fruit d’une structure familiale édictant simultanément l’injonction d’écrire et l’impossibilité de s’y conformer. Même si la fin est heureuse, ça reste un récit assez noir. Porca miseria, aurait dit Cesare.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.easyvoyage.comDepuis des années déjà, Stéphane Lambert invente une manière spéciale de parler de la peinture (1). Comment s’étonner que, dans ce livre où il annonce revenir « sur les dégâts occasionnés par le silence de [ses] parents et leur séparation », il inaugure une manière spéciale de parler de soi ?

     

    Elle se caractérise d’abord par un choix radical : ne pas raconter. Ou, en tout cas, ne pas se laisser porter et emporter par le flux du récit. Le « silence », c’est celui que ses parents ont gardé lorsque furent révélés les abus qu’il avait subis, enfant, de la part d’un ami de la famille — événement à l’origine d’un premier roman, Charlot aime monsieur (republié en 2015 par Espace Nord). À la différence de Christine Angot, qui ne cesse d’interroger et de fouiller le souvenir des moindres gestes (2), le narrateur installe ici dans les premières pages le traumatisme inaugural comme un trou noir autour duquel toute la vie se déploie dans un enchevêtrement qui défie la chronologie. Plutôt que les étapes d’une narration, nous avons des blocs de discours où la construction d’ensemble se dérobe, pour n’apparaître qu’après coup.

     

    Cataclysmes

     

    Une première partie, centrée sur la figure maternelle, est structurée selon un va-et-vient entre deux pôles, l’un ancré dans le passé, l’autre appartenant à la vie adulte : se rendant régulièrement chez un « thérapeute », celui qui parle ici se voit ramené dans le quartier où il habitait avec ses parents, et, hasard encore plus incroyable, dans l’immeuble même où vivait et vit peut-être encore le prédateur de son enfance ; en contrepoint à l’évocation de ces visites revient obsessionnellement l’image du « camion de déménagement » faisant « marche arrière » pour emporter le jeune Stéphane, son frère et sa mère loin d’un père désespéré. De ces allers-retours entre passé et présent émergent les images fragmentaires d’une enfance en morceaux et d’une adolescence chaotique.

     

    La seconde partie s’organise autour d’un récit du déclin puis de la mort du père, avec, en alternance, les images d’un séjour solitaire à Amorgos, dans les Cyclades, où l’auteur (ou son double) croira surmonter, grâce à la rencontre d’un certain Juan, la rupture en train de s’accomplir avec Jan, son compagnon de longue date. Une triple crise (le père, le nouvel amour, la séparation), vient se superposer à la triple crise de jadis (les viols, le divorce des parents, les troubles de l’adolescence). Tout cela sur les lieux d’anciens cataclysmes, où saint Jean, prétend-on, aurait écrit son Apocalypse.

     

    Entre le monde et soi

     

    On le voit, une structure rigoureuse, complexe et savante. Maintenue dans l’ombre par la première place laissée à ce qu’il faut bien appeler d’un mot emprunté au vocabulaire de la psychanalyse : le travail. Travail, d’abord, de la mémoire, tendue dans un impressionnant effort pour y voir clair — distinguer, ou construire, un sens (« Je vais me rapprocher enfin de ce que je suis et que je fuis depuis toujours »). Effort qui ne s’apparente en rien à une reconstitution rationalisante : ce que nous voyons s’accomplir, c’est un cheminement à l’intérieur de soi (« Au rythme de la traversée, la pesanteur de l’ombre s’estompait »), où l’écriture elle-même devient thérapie, avec ses tâtonnements, ses répétitions, ses quasi-maladresses voulues.

     

    Car il s’agit de rien de moins que l’inversion d’un certain rapport à soi et au monde. « Dès lors que le non-sens de l’existence m’était apparu, le quotidien avait pris la forme d’une comédie à laquelle il fallait faire semblant de croire »… « Le non-sens de l’existence » : c’est dit, et cette découverte, notre auteur affirme l’avoir faite très tôt. Chez Lambert, tout est, d’emblée, métaphysique. Et la vision de l’écriture qu’il déploie ici présente de saisissantes parentés avec celle qu’ailleurs il explique avoir de la peinture. Pour lui, le tableau, on le sait, est un point de passage, entre soi et les autres comme entre la surface des choses et le fond de l’être. Quand, travaillant à la rédaction de son livre, il s’interroge sur « cette contrainte qui [l’]oblige à mettre entre le monde et [lui] une distance continuelle », il place l’écriture dans une situation de médiation différente, mais comparable. Et en ajoutant qu’elle est sans doute venue « se loger dans l’espace » d’une distance préexistante, il lui confère une fonction double et réversible : refuge, « rempart contre le sentiment de dislocation », elle peut aussi, en l’explorant, ouvrir l’accès à un au-delà que l’auteur résume par ces simples mots : « J’allais vivre ». L’apocalypse, alors, peut changer de sens et devenir « heureuse ».

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici et

    (2) Voir ici

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.lepetitjournal.netDeux choses intéressent Éric Vuillard : les mythes, tel celui de Buffalo Bill, auquel il s’attaquait dans le très beau Tristesse de la terre (Actes Sud, 2014, voir ici), ou celui de la prise de la Bastille, dans 14 juillet (Actes Sud, 2016, voir ici) ; la façon dont les destinées individuelles s’inscrivent dans le cheminement de la grande Histoire — ce qui, dans le second ouvrage cité, le conduisait à rendre leur place et leur personnalité aux acteurs anonymes de l’événement.

     

    Ici, à première vue, pas de mythes à déconstruire. La sortie honorable que, de 1950 à 1954, tous cherchent (en vain) ici, c’est celle qui permettrait de s’extraire du bourbier indochinois. Les mythes qui avaient cours dans ces années-là (patriotisme, défense de la civilisation, lutte contre le communisme…) se sont, sous leur forme d’alors au moins, depuis longtemps déconstruits tout seuls. Ces mythes, cependant, comme les autres, cherchaient à faire accepter l’inacceptable en dissimulant la réalité derrière l’écran des illusions. Et la tension entre illusion et réalités, ou, plutôt, entre scène et coulisses, est bien au cœur d’un livre qui ne cesse d’en exposer la mécanique.

     

    Derrière gesticulations et déclarations…

     

    On le voit d’abord à sa structure. En guise d’entrée en matière, un premier chapitre, relatant une visite de l’inspection du travail, en 1928, sur une plantation (de caoutchouc) Michelin, montre sans fard le visage grimaçant de la colonisation en Indochine. Suit le récit d’une séance à la Chambre des députés, en 1950, au cours de laquelle on entendra derrière quelles grandes phrases certains s’emploient à masquer pareil visage. Mais à ce récit répond, en fin de volume, celui d’une réunion, en 1954, du conseil d’administration de la Banque d’Indochine. On y apprendra que, « derrière les gesticulations cocardières » des hommes politiques, « derrière les déclarations patriotiques enflammées » des généraux, « la banque avait clairement misé sur la défaite de la France »… et réalisé du coup de substantiels bénéfices.

     

    La visite à Paris, en plein conflit, du secrétaire d’état Dulles sera l’occasion d’exposer le rôle secrètement tenu par celui-ci et par les intérêts qu’il représente dans la déstabilisation de certains pays d’Amérique du Sud ou dans l’assassinat, plus tard, de Lumumba. « Les gouvernements de la République se font en vase clos, comme si on remuait sans cesse le même cornet rempli des mêmes petits papiers ». « Les structures élémentaires de la parenté dans le 8e arrondissement de Paris » révèlent l’obsession de maintenir titres et possessions dans les mains de quelques familles… Éric Vuillard est, on le sait, un révolté. Et cette révolte l’emporte, en longues phrases parsemées d’éclats poétiques, qui suffiraient à faire de son livre une œuvre littéraire. Mais pas un roman. D’ailleurs ce n’est pas un roman. Cet ouvrage sous-titré « récit » se contente de rester toujours au bord d’en devenir un, ce qui vaut bien mieux.

     

    « Le vide parle »

     

    Entreprise singulière que celle de Vuillard, comme l’est aussi, différemment, celle d’un Philippe Videlier — Lyonnais également, et souvent évoqué dans les pages de ce blog. Là où le second fait entrer le roman dans l’Histoire, qu’il traverse à un rythme cavalcadant et narquoisement stendhalien, le premier, moins ironique, ou d’une ironie plus âpre, saisit l’Histoire dans les instants où celle-ci pourrait basculer dans le roman. C’est là que l’on retrouve l’articulation individuel/collectif. Car si, dans Une sortie honorable, on voit, à chaque coin de page, s’esquisser ce qui, sous la plume d’autres auteurs, serait devenu un roman biographique à part entière, c’est qu’au fil de ces pages se déploie une incroyable galerie de personnages.

     

    Notre auteur les croque en portraits saisissants. Herriot « se jette » sur la terrine « avec son petit couteau à beurre et sa grosse main couverte de poils » ; Ferdinand de La Croix de Castries, celui qui commandait le poste de Diên Biên Phu, « se tortill[e] », sur le corps de ses conquêtes… féminines, « dans des positions incroyables »… Tous sont pris dans une machine : leurs origines familiales, le tissu des solidarités de classe…, l’Histoire, tout simplement. Vuillard les empoigne au moment où, prenant conscience du conflit entre ce qu’ils pensent ou veulent être et ce que cette machine fait d’eux, ils sondent leurs propres profondeurs. Car de même que les mythologies voilent les intérêts et les désirs réels, de même l’image de soi, quand elle vacille, laisse voir l’intimité inavouée et à peine consciente des êtres. Ce sont alors des moments quasiment shakespeariens de tête à tête avec soi-même.

     

    Ainsi du général Navarre, le commandant en chef à qui, pour son malheur, une petite voix un jour a murmuré : « Va au cœur de la grande forêt. Empêche le Viêt-minh d’occuper les rizières de Diên Biên Phu »… Le voilà à présent qui tourne en rond dans « son fastueux bureau », où « son angoisse (…) creuse d’invisibles chemins ». « Il ne reste que l’intérieur de Navarre, un vide. Mais le vide parle ». Il dit : « On m’a parlé de vingt mille morts ».

     

    Ainsi de Minost, président du conseil d’administration de la Banque d’Indochine, que son statut de « parvenu » incline à l’introspection. Tandis que sa voiture, après la fameuse réunion de 1954, le ramène vers une fin de semaine en famille, il entrevoit « dans un raptus les cadavres dévorés de mouches, les blockhaus pulvérisés, toute cette chair inerte traînant dans la boue ».

     

    À ces sombres figures de la mauvaise conscience, Vuillard oppose deux figures lumineuses : celle de Lumumba, « le fils de cultivateur au sourire doux, au visage sérieux », qui, au moment de mourir, sait qu’il a eu raison ; et celle de Mendès France, le seul, en 1950, à conseiller, dans un discours à la Chambre, des négociations avec le Viêt-minh. « Il sut qu’il n’aurait absolument pas dû dire ça », mais, en même temps, « il sut qu’il n’aurait pas pu dire autre chose »… Lui, du moins, aura la chance de voir sa clairvoyance reconnue. Plus tard. Beaucoup de morts plus tard.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • photo Pierre AhnneCe sont quinze nouvelles écrites entre 1943 et 1947, année de la mort de Ramuz. Pour une part, des fragments qui auraient dû être intégrés à Posés les uns à côté des autres, roman resté inachevé et auquel l’écrivain suisse a fini par renoncer. Ils ont été publiés, comme les autres textes, à titre posthume ou non, soit en revue, soit dans d’autres recueils.

     

    Comme Jérôme Meizoz le souligne dans sa brève et riche préface, on a là, plutôt que des « nouvelles-histoires », des « nouvelles-instants », proches d’une forme de poésie. Des instants, cependant, où se joue parfois une vie : un jeune voleur est arrêté ; un petit berger prend conscience de tout ce qui le sépare des « demoiselles de la ville » ; guérie brusquement de son délire, une folle revient à la désespérante raison ; la mort d’un enfant révèle l’adultère de sa mère… Des instants, quoi qu’il en soit, pas vraiment gais. Quand ce n’est pas de la mort qu’il est question (chute, attaque, suicides par noyade, par pendaison), c’est de l’impossibilité d’atteindre l’objet du désir, de l’impuissance, de la séparation entre les êtres. L’omniprésence du thème du regard traduit bien ce sentiment d’une distance qu’on ne peut combler. Un jeune homme « se perce dans le feuillage une fenêtre » pour observer une jeune fille qui dort et qu’il n’ose pas réveiller ; un autre « se glisse jusqu’à la fenêtre de la cuisine dont les contrevents sont à demi tirés » pour regarder la fille de son patron, par définition interdite ; dans le paysage luit, « doucement, comme un œil, un petit lac » ; une « demoiselle » s’y baigne nue, « vue ainsi doublement, et vue ainsi deux fois, étant recommencée au-dessous d’elle par son reflet », comme pour mieux narguer le pauvre berger qui, sans qu’elle s’en aperçoive, la guette de loin.

     

    « Les belles choses de la vie »

     

    Il y a pourtant autre chose ici que la fatalité sociale ou la difficulté à porter son désir… Le grand personnage, chez Ramuz, c’est le monde. Les hommes sont toujours pris dans une interaction avec les objets ou, surtout, les éléments de la nature : montagnes, vallées, lacs… les scènes d’intérieur sont rares. Et quand on est dans une chambre, c’est près d’une fenêtre : « Adrienne n’avait qu’à tourner la tête ; alors voilà que ses yeux s’en allaient, bercés longtemps et soutenus dans ce grand bleu ; et il y avait, dans ce bleu, les belles choses de la vie ».

     

    On comprend, dans un tel contexte, le rôle essentiel des descriptions. Le réalisme, qui en a tant usé, cherchait à gommer ou à contourner la discontinuité du langage articulé pour donner, à l’instar de la peinture (de son temps), l’illusion d’une supposée plénitude du réel. À sa suite, toute une part de la modernité, à partir de Flaubert, met en scène cet effort vers une continuité impossible, exhibant ainsi les limites du langage. Ramuz, quant à lui, procède à l’inverse de la tradition naturaliste à laquelle on le ramène parfois encore. Prenant, pour ainsi dire, la langue au mot, il renchérit sur son caractère discontinu : « Et les montagnes, alors, sont apparues du haut en bas, avec (…) leurs trois étages, leurs trois ou cinq ou même six étages et, sur celui d’en bas, il y a des villages, sur celui le plus haut les mayens ; et, au-dessus encore… ». Ou bien : « D’abord un coteau, la douce molle pente d’un coteau planté de vignes, et puis un ravin et sur ce ravin un viaduc. Derrière, des montagnes… ». Ou, s’agissant cette fois d’un corps : « Ses jambes nues jusqu’au-dessus des genoux repliés avec une belle couleur dorée qui est celle de la prune mûre ; et plus haut vient sa ceinture, et plus haut sa respiration ».

     

    « Qu’est-ce que ce plus encore ? »

     

    Le monde de Ramuz est fait de morceaux entassés et juxtaposés. Et Jérôme Meizoz, encore lui, parle à juste titre d’une « tension entre les fragments et le tout, présente aussi bien dans le style que dans l’intrigue ». Car ce qui est sûr, c’est que ce curieux travail de mise en morceaux et de recomposition, dont j’ai moi-même déjà parlé ailleurs (ici et ici), exhibe, à travers la phrase faussement embarrassée du grand Vaudois, le geste même de l’écriture. Et met aussi en scène une dialectique du vide et du plein, un effort toujours recommencé pour atteindre à une plénitude qui se dérobe.

     

    « C’est drôle comment on est fait tout de même : c’est justement quand on a tout qu’on veut avoir plus encore. Mais qu’est-ce que ce plus encore ? » Arrivera-t-on à saisir un tout au-delà du tout, et plus tout que le tout ? Ou vaut-il mieux, comme un autre personnage, renoncer à son désir, battre en retraite, parce que « tout est en ordre ; le bel ordre du monde, il ne faut pas le déranger » ?... « Deuil d’une totalité achevée », « préoccupation constante de Ramuz », comme le suggère le préfacier, renvoyant discrètement au titre du roman inabouti que je citais plus haut ? Ou plutôt sentiment d'un monde qui ne se donnerait qu'en se retirant, à l’image de ces présences surnaturelles qui l’habitent, et qui, là, pas là, hantent si souvent les récits de l’auteur helvétique : chemises « gonflées comme s’il y avait un corps dedans », rayon de lune bougeant « drôlement en changeant tout le temps de forme », « chose blanche », « forme inconsistante » qui s’évanouit quand on veut la saisir (« Il perce au travers de l’obstacle, il continue à avancer, comptant bien la voir reparaître »)… Le corps du monde ?

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire