• un-regard-sur-la-terre.orgPaula Fürstenberg, dont c’est le premier roman, est née en RDA peu avant la réunification. Son héroïne, Johanna, aussi. Elle a 19 ans et apprend à conduire des trams dans une ville longtemps divisée en deux, mais qui ne l’est plus. Elle voyage d’une ancienne moitié à l’autre comme entre le présent et le passé. Car son père, qui a disparu quelques semaines avant la chute du Mur, c’est-à-dire quelques années après sa naissance, vient de laisser, pour la première fois, un message sur le répondeur de son ancienne épouse. Johanna se lance à la recherche de ce géniteur si longtemps évanoui, pour découvrir qu’il est en train de mourir d’un cancer généralisé, lequel, rapidement, le prive de la parole.

     

    « L’odeur de la lessive Quasi »

     

    À cette occasion, la jeune fille se découvrira aussi une demi-sœur, Antonia, qui, elle, a eu deux pères. Elle fera également connaissance avec sa seconde grand-mère… Tous ces redoublements, à l’image de la frontière fantôme qui divise la capitale allemande, scandent un livre dont le thème le plus apparent est la persistance d’un pays perdu dans l’esprit de deux générations de personnages qui y sont nés — et font partie, pour la plupart, des « perdants de la réunification ». Le motif du père absent est plutôt, ici, d’ordre allégorique. Et ce qui pourrait ressembler à une nostalgie de la RDA n’exprime en réalité pas le regret d’un régime ou d’un mode de vie, mais la douleur de se voir privé d’un passé nié ou réduit à des clichés. Dans les vitrines du musée consacré à la république défunte, « il n’y a pas de jardin derrière la maison, ni de bassine en zinc où les enfants pataugent en été. Il manque l’odeur de la lessive Quasi et le tintement de la caisse du Konsum ».

     

    Que faire d’une urne ?

     

    Cependant, le drame historique n’est peut-être pas l’essentiel de ce livre mélancolique et faussement lisse, où ne fait pas défaut l’humour noir. Ainsi de l’embarras de la nouvelle orpheline quand elle se voit remettre l’urne contenant les cendres paternelles : « Je veux poser l’urne sur le siège à côté de moi, mais il est occupé. Alors je prends Jens sur mes genoux en me demandant s’il m’a jamais prise sur les siens ». Le silence puis la mort de Jens laissent en effet sa fille seule pour mener les recherches qui l’obsèdent et l’accaparent au point de reléguer au second plan sa formation de wattwoman ou ses amours avec son collègue Karl. Le goût de Johanna pour les cartes géographiques est l’expression d’un besoin de fixer la réalité une fois pour toutes qui frôle la manie. Le « tigre ailé » figurant sur une carte médiévale du monde, punaisée au mur de son appartement, donne un côté discrètement et ironiquement mythologique à ses efforts dans ce sens. Car c’est bien une quête que l’enquête dans laquelle cette jeune fille aux cheveux courts, adepte de la marche à pied, s’est jetée à corps perdu. Qui a raison ? Sa mère, Astrid, laquelle affirme que Jens les a abandonnées pour passer à l’Ouest dans l’espoir d’y devenir un rocker célèbre ? Sa demi-sœur, Antonia, pour qui il a été, le jour de sa disparition, arrêté par la Stasi ? Sa grand-mère, Hilde, qui maintient qu’il est resté fidèle au régime ? Et s’il avait, précisément, travaillé pour la Stasi ? Et si ç’avait été le cas d’Astrid aussi ? Qui n’est pas suspect ?

     

    « Je me demande quelle version de sa disparition a ma préférence », s’interroge Johanna. La vérité est affaire de versions, l’Histoire est toujours réécrite. Plutôt que le pot aux roses escompté, c’est cela que l’héroïne découvre. Les comptes rendus d’interrogatoires et autres documents officiels qui alternent avec les chapitres où elle nous raconte ses déboires, on comprend vite que c’est elle aussi qui les tape sur sa vieille machine trouvée aux puces. Dépliant ainsi l’un après l’autre tous les possibles d’un passé qui prend de plus en plus les couleurs de la fiction — de cette fiction dont viendra finalement le salut pour Johanna : une histoire « à laquelle [elle] [peut] croire », ce qui « est mieux qu’une absence d’histoire ».

     

    Qu’est-ce que la vérité, sinon une hypothèse ? Qu’est-ce que l’Histoire, sinon un faisceau d’histoires possibles ? À notre époque, où le besoin naïf du vrai tourne volontiers à l’acharnement alors que, paradoxalement, la vérité historique croit de plus en plus pouvoir s’écrire par le biais du roman, c’est à une belle et salutaire méditation que la jeune écrivaine allemande nous invite. Avec, en prime, à l’arrière-plan, Berlin, cette « énorme plante carnivore » dévoreuse de pères…

     

    P. A.

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  • theebonswan.blogspot.comMalgré plusieurs rééditions (10-18, Phébus…), elle était un peu négligée. Bien que proche du Bloomsbury Group et comparée parfois à Forster, à Virginia Woolf et à James, Rosamond Lehmann (1901-1990) avait tendance à être considérée comme une auteure pour jeunes filles. Protestantes, de préférence. Issues de ces familles où l’on faisait son miel aussi de Cronin, de Bromfield et de Daphné du Maurier.

     

    Mais pourquoi les jeunes protestantes auraient-elles obligatoirement de mauvais goûts ? Qu’un tel jugement soit hâtif, c’est ce que démontre brillamment la lecture de L’Invitation à la valse (1932), que Belfond republie en même temps que sa suite, Intempéries (1936), dans la traduction de l’époque (respectivement 1933 et 1936). Certes, ça commence très à l’anglaise : verte campagne, ambiance familiale, intérieur douillet (« L’ampoule électrique était baissée, et son éclat, à peine amorti par un mince abat-jour de porcelaine blanche, baignait les cheveux lustrés des deux sœurs »), comparses pittoresques et humour de rigueur — « Étique, mais distinguée avec sa toque de velours noir, son boléro d’astrakan, son ample jupe bordeaux ornée de plusieurs rangs de soutache noire (…) : accoutrement fantastique (…), qui fixait son identité de femme du monde dans la gêne aussi clairement que son nez proclamait le caractère chronique de sa dyspepsie ».

     

    Carnet de bal

     

    Deux sœurs : les filles de Mr et Mrs Curtis, la blonde, belle et énergique Kate, la brune, moins immédiatement attirante et facilement rougissante Olivia. Elles ont tout juste l’âge de faire leur entrée dans le monde. Les voisins, lord et lady Spencer, donnent un bal. C’est l’occasion.

     

    Premier bal… Un morceau classique, de Flaubert à Tolstoï et d’autres. Ici, c’est l’essentiel du livre. Et l’écrivaine britannique fait tenir tout un roman d’éducation dans l’espace d’une soirée. Olivia, dont on adopte la plupart du temps le point de vue, plus encore que sa sœur à peine plus âgée, est plongée jusqu’au cou dans les affres, subtilement et délicatement captées, de l’adolescence : elle a perdu la foi, tient un journal intime, écrit des vers, a des extases, s’interroge sur son avenir (« Mon tour viendra ! Et comment viendrait-il ? Quand ? où ? »). La soirée chez les Spencer porte à leur apogée ses doutes sur elle-même (« Je suis grotesque, je ne suis en toutes choses qu’une amatrice maladroite » ; « Ma robe est d’une teinte trop crue, je ne suis pas sophistiquée, j’ai besoin de m’instruire ») et ses hésitations : prendra-t-elle pour modèle l’alerte et délurée Marigold, fille de ses hôtes, ou le jeune poète snob et complexé qui prétend être venu là pour faire plaisir à sa mère ?

     

    Ouvrir les yeux

     

    On l’aura deviné, pour Olivia, à la différence de ce qui se passe pour sa sœur, dont le carnet déborde, « ça ne marche pas très bien ». Pourtant, le lendemain, elle aura le sentiment que, dans ce « méli-mélo de regards, de paroles », il lui sera arrivé « beaucoup de choses, bonnes ou mauvaises », si bien qu’à présent, dans sa vie, « tout va commencer ». Au contraire, encore, de Kate, ce n’est pas un accomplissement mondain et sentimental qui se sera profilé pour elle chez ses riches voisins. Mais elle a compris qui elle est et, surtout, elle a découvert, sous les dentelles et les dorures, surpris au détour des gestes, des propos, le vrai visage du monde : hypocrisie, perfidie, cynisme ; grossièreté des hommes, frivolité des femmes, arrivisme et dureté de tous. Le sommet de ce cruel apprentissage est sans doute le moment où, poussée dans les bras du seul danseur disponible, elle découvre qu’il est aveugle depuis certain jour de juin 1918 — et soudain la guerre, qui, dans son enfance, lui avait paru si lointaine, se découvre à elle (« Une chose à ne jamais oublier »).

     

    L’aveugle fait voir, et le (demi) happy end n’effacera pas l’impression, chez la jeune héroïne, de s’être trouvée confrontée à la vérité crue des choses. Ce n’est pas un hasard si c’est la craintive Olivia qui fait cette expérience : toujours en marge, souvent occupée à faire tapisserie, c’est-à-dire à observer les autres avec surprise et sagacité, n’occupe-t-elle pas la position même de la (future) écrivaine ? Rosamond Lehmann aussi avait une sœur…

     

    P. A.

     

    Illustration : Alfred Stevens, Jeune fille lisant (1856)

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  • www.vosgesmatin.frHistoires bizarroïdes, Olga Tokarczuk, traduit du polonais par Maryla Laurent (Noir sur Blanc)

     

    Elle a reçu en 2019 le prix Nobel de littérature 2018, et cette distorsion temporelle a dû lui plaire : Olga Tokarczuk, psychologue et psychothérapeute, puis romancière et auteure de nouvelles, se dit, paraît-il, inspirée par William Blake, ce qui va bien avec son goût pour les histoires de magie, de religions, d’hérésies et de sectes, comme avec son intérêt pour les animaux et la nature, toutes ces inclinations se faisant volontiers jour dans des dystopies teintées d’écologisme.

     

    Les huit Histoires bizarroïdes qui paraissent cet automne chez Noir sur Blanc, éditeur principal de son œuvre en français, illustrent ces différentes sources d’inspiration. Bizarroïdes, elles le sont de manières et à des titres divers. Il y a là de courts récits de la vie quotidienne, où règne souvent l’humour noir (une mère empoisonne par-delà la mort son bon à rien de fils, auquel elle a laissé force conserves maison ; un homme est pris, pour avoir voulu porter secours à une inconnue, dans un engrenage d’invraisemblables catastrophes) ; il y a aussi des récits plus longs, où l’on reconnaît bien des topos de la science-fiction (une famille de femmes qui sont toutes, sauf une, les répliquantes d’une d’entre elles, mais laquelle est-ce ? ; une femme qui, dans un centre ad hoc, choisit de disparaître en se faisant transformer en louve ; un autre centre, dans la montagne suisse, où l’on fabrique, à partir de leurs reliques, des clones des saints)…

     

    Toutes ces nouvelles oscillent entre une fascination pour « le champ d’action de la nature », « beaucoup plus vaste que celui, si modeste, de l’homme », et un effroi tout aussi fasciné devant la frénésie avec laquelle celui-ci cherche à accroître ses pouvoirs. Elles resteraient d’une originalité relative si leurs chutes n’étaient annoncées, de loin et minutieusement, à partir de multiples détails dont la plupart renvoient aux lieux et aux objets. Un rayon de soleil qui, « s’il avait été comestible, aurait eu un goût de liqueur à l’églantine » ; « les labyrinthes d’un vieux couvent », et, dehors, « le concert du dégel » ; « l’impression inquiétante que les flaques et les crépis lépreux » d’une ville « discut[ent] entre eux, s’amus[ent] de leurs formes, échang[ent] des commérages sur les gens »… C’est par de telles notations que l’écrivaine polonaise crée un vrai sentiment d’étrangeté. On se passerait presque du reste.

      

     

    Propos et récits, entretiens improvisés avec Taos Amrouche, Jean Giono (Gallimard)photo Daniel Faure, détail

     

    Ce sont des histoires bien différentes qu’on trouvera dans les Entretiens de Jean Giono et Taos Amrouche que publie, en ce même automne 2020, Gallimard. La chanteuse et écrivaine kabyle, également productrice d’émissions radiophoniques, a raconté dans ses Carnets intimes (Joëlle Losfeld, 2014) sa relation passionnelle et difficile avec le romancier de Manosque. En 1952, associée à son frère, prénommé aussi Jean, elle enregistre une première série de conversations avec Giono. Elle récidive, seule, deux ans plus tard. Les entretiens de cette nouvelle série, qui ont lieu, pour la plupart, dans le célèbre bureau de l’écrivain (« Vous qui êtes si gentille, voulez-vous me passer ma boîte d’allumettes ? »), seront diffusés en 1955. On les trouve à présent sous forme de CD (Les Grandes Heures de la radio).

     

    En fait d’improvisation, la présentation de Christian Morzewski nous apprend que les personnages et les intrigues des histoires prétendument « inventées sur le moment » lors de ces conversations en apparence tout impromptues figuraient à l’avance dans les carnets de travail du romancier. Sans parler des variations auxquelles celui-ci se livre sur des ouvrages en cours d’écriture (ainsi de Deux cavaliers de l’orage, rédigé une première fois en 1942-43, repris plus tard et publié finalement en 1965, dont on trouvera ici une version intermédiaire).

     

    Voici donc les développements oraux d’écrits préalables, retranscrits après coup sous forme écrite. Giono y feint d’improviser… comme dans ses romans, où le récit est pris en charge par un ou plusieurs narrateurs souvent anonymes, sur le mode de la conversation faussement quotidienne (voir Un roi sans divertissement ou, mieux encore, Les Âmes fortes).

     

    Ce va-et-vient entre écriture et parole vive, cet entre-deux d’une écriture qui exhibe les signes de l’oralité et tend vers la parole et d’une parole que travaille toujours, de l’intérieur, l’écrit, voilà ce qui est au cœur de cet excitant petit livre. Son second intérêt, ce sont les histoires elles-mêmes. Ou plutôt l’art de les conter. Car Giono ne fait que ça, qu’il revienne, quinze ans avant Jean le bleu, sur son enfance, ou qu’il parle de ses œuvres (Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou), de celles des autres (La Chartreuse de Parme), ça finit toujours par des personnages, des passions, des décors et des aventures.

     

    On a tout dit (1) du prodigieux conteur, capable de rendre fascinants les faits les plus minuscules, portés par lui, pour reprendre un mot qui revient sans cesse dans sa bouche, à l’« extraordinaire ». Comment ? Il s’en explique sans barguigner : « Je suis toujours gêné avec la vérité » ; « J’estime que le document, on fait actuellement beaucoup de bruit autour du document, on imagine que le document c’est la chose la plus belle qu’on puisse publier et que rien ne vaut d’être écrit si on ne l’a pas vécu (…). Moi je crois que c’est tout le contraire ». Certains, aujourd’hui, pourraient méditer ces sentences.

     

    Il faut donc « consentir à être dupe », car « c’est une chose très importante dans la vie »… Et écouter Giono nous exposer sa conception de l’imaginaire, tant du point de vue de l’auteur que de celui du lecteur. Le premier : « Je peux me promener à perte de vue dans des forêts qui m’appartiennent — qui m’appartiennent parce que je les compose, parce qu’elles sont non seulement les forêts que j’ai vues (…), mais des forêts qui ont également mes couleurs, mes odeurs et mes parfums, mes propres chemins dans lesquels je rencontre mes propres animaux sauvages, et mes personnages ». Quant au lecteur : « Il a vu (…) une couleur, ou il a entendu un son que vous n’avez pas voulu apporter, qui est apporté parce qu’il a ajouté son tempérament au mot ».

     

    Le spectacle, les marionnettes, le montreur, comment les montrer… Un beau moment de littérature en train de se faire.

     

    P. A.

     

    (1) Par exemple Emmanuelle Lambert dans Giono furioso (voir ici)

     

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  • www.lerevenu.comRick Bass a été géologue, puis s’est retiré dans le Montana pour animer des associations de sauvegarde de la nature et, surtout, écrire des nouvelles, dont de nombreux recueils ont été traduits et publiés chez Bourgois. Un écrivain écolo, donc. Mais ni bien-pensant ni édifiant, même si les héros de ses récits éprouvent souvent une fascination pour la nature sauvage.

     

    Chaud et froid

     

    Car ce sont, bien sûr, des histoires de plein air. Ayant pour cadre une Amérique profonde et rurale, parfois édénique (« Les pâtures étaient tendres et grasses, l’herbe couleur émeraude (…). L’eau des rivières, maintenant d’un bleu limpide, s’était délestée des alluvions accumulés au fond (…). De temps à autre, son père et elle voyaient un aigle d’Amérique perché sur une branche de peuplier ») ; parfois moins (« C’était en pleine campagne, le long d’une route au gravillon rougeâtre semé d’ornières, une route qui ne menait nulle part »). Et, si les tableaux de la nature abondent, ils incluent sans réticence le pétrole jaillissant du sol, avec son « odeur délicieuse, très légèrement soufrée », et sa « surface sombre et sirupeuse » où libellules et papillons (« azurs, monarques, machaons zébrés ») viennent s’engluer.

     

    On serait tenté de répartir ces textes en deux colonnes, selon qu’ils mettent en scène le chaud ou le froid — extrêmes, toujours extrêmes. Histoires froides : Élan (le narrateur et un certain Matthew en tuent un puis le rapportent chez eux, long voyage-épopée dans la neige) ; L’Arbre bleu (le bûcheron Wilson et ses deux filles vont chercher un sapin de Noël, tombent en panne, reviennent à pied dans la nuit où un cougar rôde) ; La Rivière en hiver (Brandon y plonge sous la glace pour attacher une chaîne au pick-up immergé, qu’on pourra ensuite ramener sur la rive). Histoires chaudes : Ce dont elle se souvient (Lily et son père voyagent, par un bel été, de Missoula à Yellowstone) ; Chasseur de baux (le narrateur travaille à racheter à bas prix des terrains pétrolifères) ; Guide du Pérou et du Chili à l’usage d’un alcoolique (le même Wilson, qui a beaucoup baissé, voyage, toujours avec ses filles, dans les pays susdits) ; Histoire de poisson (le jeune narrateur est chargé de maintenir en vie, le temps d’une journée de chaleur accablante, un gigantesque poisson-chat). Récit ni chaud ni froid : l’étrange Coach, qui raconte la vie d’un entraîneur d’équipes de basket féminines dans les lycées — « Le mélange de passion survoltée et de profonde absurdité concocté par le basket lui tint lieu de thérapie. Il pouvait l’utiliser pour se guérir d’une vie d’échecs et de souffrances ».

     

    Derniers moments

     

    Car toutes les vies, ici, sont soit brisées soit en grand péril. Il y a beaucoup de femmes qui boivent et de pères en détresse, qui boivent aussi. Peu ou pas de violence directe, mais un climat de danger permanent, et la présence, à l’arrière-plan, de tout ce qui menace : « échec scolaire », « abus d’alcool ou de drogue », « divorce », « drames familiaux ».

     

    Que racontent ces huit nouvelles ? Rien qui ne doive se lire entre les lignes : basculements imperceptibles, carrefours de la vie où l’on bifurque sans toujours le savoir, dernières fois — que le titre original, For a little while, suggère mieux que l’épico-écologique Rivière en hiver. Pendant que tous deux errent dans une campagne de rêve, Lily passe à l’âge adulte et son père entre dans le monde d’Alzheimer. Le sapin de Noël de Wilson marque le début de ses malheurs, et son voyage en Amérique du Sud est probablement l’ultime rémission avant le départ de ses filles et sa chute finale. Le héros de Chasseur de baux prend congé de son éducation mormone pour devenir, en toute discrétion, un franc salaud. Ainsi de suite.

     

    On croise de possibles sorcières, des animaux qui ont l’air de « monstres de la mythologie », on voit une femme danser avec une dépouille de poisson évoquant « un homme vêtu d’un veston noir aux reflets argentés ». Tout baigne dans une lumière étrange, entre réalisme et légende. Et Lily, dont les rêveries accompagnent, en contrepoint, le défilé somptueux des paysages derrière la vitre de la voiture paternelle, imagine la vie d’une chanteuse dont elle a vu le nom sur une affiche, la nuit d’orage vécue par les habitants âgés de vieux camping-cars, l’existence d’un « homme d’âge mûr et grisonnant » qui la regarde passer depuis la galerie de son « mobile home déglingué »… Autant de sujets de nouvelles à la manière de Rick Bass : énigmatiques et tristes, mais prises dans la splendeur du monde comme les papillons dans le pétrole.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneParmi les lecteurs de ce blog, il n’aura échappé à personne que je parle rarement d’essais. Surtout quand ils sont socio-historiques. Mais les plus attentifs de ces mêmes lecteurs n’auront pas davantage laissé de le remarquer : je n’ai pas rompu tous les liens avec la région qui m’a vu naître (pourquoi les romprais-je ?). Et, par ailleurs, j’ai souvent dit le bien que je pensais des écrits de Pierre Kretz, homme de théâtre et romancier (1). Lequel n’a pas digéré la disparition officielle de la région Alsace, fondue récemment dans le Grand-Est, ni le mot malheureux d’un récent président de la République qu’on a vu mieux faire : « L’Alsace n’existe plus ». Kretz nous avait déjà donné, sous ce titre, en 2017, un essai vengeur (2). Il récidive aujourd’hui chez un autre éditeur et sur un autre ton.

     

    Du Rhin jusqu’à Nogent-sur-Marne

     

    Seulement, est-ce encore un essai ? On serait plutôt dans le genre du pamphlet. Mais d’un pamphlet qui se jouerait des genres. Je ne m’aventurerai pas sur le terrain même du débat. Pierre Kretz ridiculise avec mordant le centralisme excessif, les hommes politiques versatiles et les universitaires paniqués à l’idée de sembler passéistes — gageons que parmi toutes ces personnes, citées nommément, il ne se fera pas seulement des amis. Pour démontrer l’absurdité d’une « région » s’étendant des bords du Rhin aux confins du bassin parisien, il puise ses arguments dans la géographie et, surtout, dans l’Histoire. Ce qui nous vaut un chapitre, intitulé Histoire d’une fiction, dans lequel il parcourt, brillamment et à bride abattue, les métamorphoses compliquées de la province perdue, depuis les Romains jusqu’au covid. Point culminant : la période 1870-1945, qui voit les Alsaciens changer quatre fois de nationalité et mener deux guerres sous l’uniforme allemand, le plus souvent contre leur gré. Et l’auteur de Vies dérobées (3) de revenir sur la tragédie des malgré-nous, ainsi qu’on les désigne entre Vosges et Rhin, enrôlés de force dans la Wehrmacht, voire dans la SS.

     

    Que penseront de tout ça les « Français de l’intérieur » (« En alsacien ça donne "Inner Frànkrich" »), c’est-à-dire, comme le rappelle malicieusement Kretz, « l’immense majorité de [nos] compatriotes » ? Se sentiront-ils concernés par les drames d’une province plus particulière qu’aucune autre ?... Si on peut présumer que oui, c’est pour les raisons mêmes qui font, me semblent-ils, que le livre de Kretz a bien sa place sur les pages de ce blog.

     

    « Dans l’ombre de tous ces morts »

     

    Pour raconter la « fiction » alsacienne, notre auteur a recours à une autre fiction : son narrateur a été, nous dit-il, longtemps malade ; il souffrait d’« alsacondrie », ce mal dont sont atteints les Alsaciens qui se cramponnent frénétiquement à leur province et refusent les bienfaits modernistes du Grand-Est. Seulement, celui qui parle ici est guéri de ses errances. Et c’est sur un ton navré qu’il les détaille, et avec enthousiasme qu’il chante les vertus de la région nouvelle. Cet usage de l’ironie est la première trouvaille du livre, et on peut regretter que, dans le dernier chapitre, « J’ai replongé », l’auteur tombe le masque et signe de son nom. Mais ce chapitre est court. Tout en savourant le comique pince-sans-rire et la fausse naïveté chers à Kretz (4), le lecteur parcourt la plus grande partie de l’ouvrage avec la sensation d’un étrange et séduisant déséquilibre. Le mélange des tons et des genres vient encore l’accroître. Avec Kretz, l’enfance n’est jamais loin. Elle affleure au détour de presque chaque page, sur le mode de l’humour quand il s’agit des excursions du dimanche dans « la CCIII » paternelle (« Pour les rois, on emploie des chiffres romains, alors que, pour les Peugeot, ce sont des chiffres arabes [mais] tout ceci n’est qu’une question de convention »). Le ton cependant se fait plus grave pour parler des silences qui recouvraient certains pans d’un passé familial malmené par l’Histoire. Et on en vient à cette belle évocation de la ruelle villageoise où le prétendu narrateur a passé son enfance, et sur laquelle pesait « une chose lourde et invisible », « une chose qui était liée aux souvenirs de ceux qui y vivaient et reliée aux fantômes de ceux qui y avaient vécu » — « Nous vivions dans l’ombre mystérieuse de tous ces morts ».

     

    La singularité alsacienne mêle un sentiment de profonde appartenance à une région singulière au vertige identitaire profond qui l’accompagne. Pour la dire, Pierre Kretz invente un essai qui tient de la fiction, une fiction qui tient de l’autobiographie, une écriture bondissante où le rire dit la colère et l’abyssale mélancolie. Une écriture claudicante et nerveuse, à l’image exacte de son sujet. Un morceau de littérature, en somme.

     

    P.A.

     

    (1) Pour en savoir plus sur lui, voir l’entretien qu’il a accordé à ce blog.

    (2) L’Alsace n’existe plus, Le Verger, 2017

    (3) Le Verger, 2018, voir ici

    (4) Voir, par exemple, Quand j’étais petit, j’étais catholique (La Nuée-Bleue, 2005).

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