• www.europages.fr« Quand Rosa et moi étions neuves… » Dès les premiers mots du nouveau roman de Kazuo Ishiguro, on comprend l’essentiel. Qui pourrait être neuf, en effet, et le dire, sinon un être créé de main d’homme, une intelligence artificielle dans un corps, pour gracieux qu’il soit, fait de simple « tissu » ? On comprend donc cela. Mais on voit surtout, immédiatement, à l’usage d’un simple adjectif, quelle économie de moyens et quelle efficacité vont présider aux presque 400 pages qui suivent.

     

    Donc, Klara, qui parle ici, est une AA : une « Amie Artificielle », conçue pour servir de compagne attentive à des enfants ou à des adolescents. Dans le monde où elle vit, s’ils ne veulent pas risquer d’être « substitués », mieux vaut, pour les humains, avoir été « relevés », c’est-à-dire avoir bénéficié de « l’édition génétique artificielle ». Au contraire de Rick, son voisin et ami d’enfance, Josie, qui, accompagnée de sa mère, a choisi Klara dans « le magasin », est « relevée ». Seulement, l’opération ne va pas sans risque. Sa sœur, Sal, semble avoir succombé, après avoir subi le même traitement, au mal dont elle souffre à son tour et qui pourrait bien l’emporter. Klara réussira-t-elle à sauver Josie ? Ou devra-t-elle, à sa disparition, la remplacer, les données de l’AA étant alors transplantées dans le corps fabriqué à l’image de l’ado de départ par monsieur Capaldi, espèce de docteur Miracle ami de la famille ?

     

    Dans la tête d’un robot

     

    On le voit : ce pourrait être une dystopie, ou un autre de ces récits qui recyclent en littérature générale les sous-genres de la science-fiction, comme on en voit de plus en plus. Mais tout est si proche de nous, si peu technologique, si avare en gadgets et en bavardage sociétal… Ce pourrait aussi être un thriller, tant le Prix Nobel 2017 est habile à tisser un récit palpitant, semé d’indices quasi subliminaux et de fascinantes zones d’ombre. Mais il le fait à partir de gestes si quotidiens, de conversations, d’actions si minuscules ou peu spectaculaires…

     

    Au demeurant, qu’il y ait des zones d’ombre, c’est normal : la narratrice est un robot, ce qui constitue une bonne garantie contre la psychologie et le commentaire explicatif. Malgré sa perfection technique, Klara a quelquefois des accrocs dans la vision. L’espace lui apparaît alors divisé en « boîtes », en « segments de forme irrégulière » qu’elle a du mal à assembler. La mère de Josie et monsieur Capaldi lui exposent-ils les vues qu’ils ont sur elle ? « Dans plusieurs des boîtes, [leurs] yeux [sont] plissés, alors que dans d’autres ils [sont] grands ouverts, immenses ». Car les émotions de Klara se traduisent en perceptions — déformation d’objets, surgissement d’images, de souvenirs redevenus soudain concrets et présents.

     

    Je est-il un sujet ?

     

    Forcément, elle ne sait pas tout, et construit, à partir de ce qu’elle connaît, des hypothèses — comme le lecteur lui-même, à partir de ce qu’elle dit et des bribes d’informations malignement distillées par l’écrivain britannique. Ainsi, puisque le soleil apporte à Klara et à ses semblables son « nutriment », il devrait, dûment supplié, et rétribué par le sacrifice adéquat, sauver, dans sa « bonté », Josie… Absurde, bien sûr. À moins que… Klara est, en même temps, d’une intelligence supérieure, capable de saisir avec une pénétration plus qu’humaine, chez les hommes, les sentiments et les intentions les plus dissimulés aux hommes eux-mêmes. Au point que « Tu as sans doute raison » est une des phrases qu’ils sont le plus souvent amenés, après réflexion, à lui adresser.

     

    Kazuo Ishiguro ou l’art de la première personne… En l’occurrence, cet art est porté à une sorte de sommet. Cependant il se déploie dans tous les romans de l’auteur. Qu’on remonte jusqu’à Lumière pâle sur les collines (1982, Folio 2009) et à Un artiste du monde flottant (1986, Folio 2009), ou qu’on songe au plus connu Les Vestiges du jour (1989, Folio 2010), tout est toujours dans les non-dits de locuteurs embarrassés. Amour, fascisme à la japonaise, sympathies de l’aristocratie britannique pour le nazisme, l’essentiel passe dans des allusions et des phrases lâchées comme malgré soi. Ici, le vrai sujet tient tout entier dans un certain usage de la grammaire. Klara dit je. Cela fait-il d’elle un vrai… sujet ? Elle parle à la première personne, mais qu’est-ce qu’une personne ? La question si actuelle dont il paraît traiter, Ishiguro en fait une question tout court.

     

    De l’homme comme effet secondaire

     

    Et quelle question ! Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’être humain ? Monsieur Capaldi déplore qu’une part de lui-même « s’obstine à croire qu’il y a quelque chose d’inatteignable au fond de chacun de nous ». Car, en réalité, « il n’y a rien à l’intérieur de Josie que les Klara de ce monde ne soient capables de continuer ». Si Klara est amenée à remplacer Josie, elle ne sera « pas une copie. Elle sera exactement la même ».

     

    Les AA peuvent devenir un autre. Voici donc Klara devant la tentation de l’humanité. Elle y renoncera, par amour, comme une Petite Sirène inversée. Et découvrira à cette occasion que le propre de l’homme n’est pas d’aimer — ça, les AA peuvent le faire aussi, et beaucoup mieux —, mais de pouvoir constituer un objet d’amour. Si elle devenait Josie, elle « serait aimée plus que n’importe quoi d’autre dans ce monde », prétend la mère. Mais Klara elle-même comprend que tel ne serait pas le cas, que monsieur Capaldi « cherchait au mauvais endroit », et que l’irremplaçable, chez Josie, ne résidait pas en Josie elle-même, mais « dans le cœur de ceux qui l’aimaient ». L’humanité comme effet du regard de l’autre… Conclusion ambiguë, somme toute assez cruelle, dérangeante et peu consensuelle. Bien faite pour tenir lieu de morale à un grand roman.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.pinterest.fr

     

    Depuis l’enfance, les problèmes d’intervalles ont toujours été pour moi de vrais problèmes. Aussi ai-je compté et recompté. Mais pas de doute : cette rentrée est la onzième pour mon blog, celui-ci a donc bien 10 ans.

     

    C’est en effet en septembre 2011 qu’ont été mis en ligne les premiers articles sur ce qui s’appelait alors La Petite Revue littéraire d’Ahnne et Pétel. Celle-ci proposait déjà des Notes de lecture, ainsi que de courtes Fictions et des Billets sur des sujets divers, mais littéraires. Gilles Pétel, écrivain et ami, ayant renoncé au bout d’un an à poursuivre la complicité dans ce domaine, Le Blog littéraire de Pierre Ahnne continuait tout seul dès la rentrée 2012, toujours avec les mêmes rubriques, auxquelles sont venues depuis s’en ajouter quelques autres. En 2015, changeant de plate-forme et d’adresse, il devenait nouveau. Eh oui.

     

    La moindre des choses est de remercier, une fois de plus, les lecteurs abonnés à la newsletter et les autres, présents dès le début ou arrivés plus tard, pour leur soutien, leurs commentaires, leurs partages sur les réseaux sociaux.

     

    Et puis, naturellement, à tout anniversaire ses fêtes. Pour célébrer celui-ci, des auteurs avec qui j’ai réalisé des entretiens ou à qui j’ai consacré des articles m’ont fait l’amitié de répondre en quelques pages à la question suivante : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Dès samedi prochain et tous les samedis pendant plusieurs semaines, vous pourrez lire les textes où chacun s’exprime à sa manière, directe ou plus oblique, sur le sujet.

     

    Pendant quelques semaines aussi, mes Retours en arrière reviendront systématiquement, certains lundis, sur des articles parus il y a dix ans — manière comme une autre de mesurer le passage du temps sur nos goûts et nos intérêts, et ses effets, ou leur absence.

     

    Mais bien sûr il sera aussi question du présent, c’est-à-dire de la célèbre, rituelle et toujours plus estivale rentrée littéraire. Vous entendrez ainsi parler du nouveau et fascinant roman de Kazuo Ishiguro (1), de la belle méditation que Stéphane Lambert consacre à Paul Klee (2), de l’émouvante évocation qu’Emmanuelle Lambert fait de son père (3). Et aussi de l’impressionnant roman de l’écrivaine d’origine géorgienne Nino Haratischwili (4), de l’étrange récit maritime de Mariette Navarro (5), du singulier récit insulaire de Véronique Sales (6), du prometteur premier roman de Dan Nisand (7)

     

    Et, à mesure que les semaines passeront, bien d'autres titres viendront, certains lundis et tous les mercredis, s'ajouter à cette liste. En espérant contribuer ainsi à embellir encore votre rentrée, que je vous  souhaite déjà aussi belle que possible, quelle que soit la rudesse des temps.

     

    P. A.

     

    (1) Klara et le soleil (Gallimard)

    (2) Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir (Arléa)

    (3) Le Garçon de mon père (Stock)

    (4) Le Chat, le Général et la Corneille (Belfond)

    (5) Ultramarins (Quidam)

    (6) Okoalu (Vendémiaire)

    (7) Les Garçons de la cité-jardin (Les Avrils)

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • twitter.comCertains écrivains, et parmi les meilleurs, racontent toujours la même histoire. Dans le cas de Chris Kraus, c’est une histoire de famille. Celle de l’auteur allemand plonge ses racines en Lettonie, où un de ses grands-pères, découvrit-il un jour, a fait partie, durant l’occupation allemande, des Einsatzgruppen. C’était déjà le sujet de La Fabrique des salauds (Belfond, 2019, voir ici). On le retrouve au cœur d’un roman paru au début de cette année et en apparence très différent du précédent, au point que le prière-d’insérer parle de « légèreté » et de « fantaisie débridée ». Ce qui d’ailleurs est exact. Jusqu’à un certain point.

     

    C’est dur, la vie de blogueur littéraire. On travaille parfois même la nuit. Ainsi, tout récemment, préoccupé par le livre de Chris Kraus, je me suis mis à penser, dans les brumes du demi-sommeil, à l’homme aux loups. Au réveil, le rapport avec Baiser ou faire des films me paraissait déjà moins évident. Pourtant, en y réfléchissant… Dans ses rêves, l’homme aux loups voit s’ouvrir lentement une fenêtre au-delà de laquelle des loups, perchés dans un arbre, le regardent avec une insupportable fixité. D’après Freud, cette image cache le souvenir de ses parents, vus jadis par lui en train de faire l’amour more ferarum.

     

    Sturmbannführer et « gauchiste hédoniste »

     

    Dans Baiser ou faire des films, le passé traumatisant n’est pas caché. Il est au centre d’un récit qui lui tient lieu d’écrin plutôt que d’écran, et dont il détermine obscurément tous les détails. Ce passé est contenu dans le témoignage de Paula Himmelfarb, alias « tante Paula », vieille dame installée à New York, où elle a été interrogée, en 1995, par le consul d’Allemagne dans le cadre d’une enquête sur les agissements de « l’ancien SS-Sturmbannführer Rosen » en Lettonie durant la Seconde Guerre mondiale. Ce « témoignage », placé au centre du roman, indique que Rosen, coupable de multiples crimes, a aussi protégé « tante Paula », membre, comme lui, de la communauté allemande de Riga, mais juive. Celle-ci a plus tard élevé les enfants de l’ancien SS, dont le petit-fils, Jonas, est le héros-narrateur du livre. Lequel se présente, témoignage excepté, comme le journal tenu par ledit Jonas entre septembre et octobre 1996.

     

    À la suite d’un accident de moto, Jonas a eu le crâne « rafistolé ». Comme l’a été Chris Kraus, il est étudiant à l’Académie du film de Berlin. Son professeur, avec l’argent donné par une chaîne de télévision, expédie tous les étudiants de son séminaire à New York pour y tourner chacun « un film sur le sexe ». Envoyé en reconnaissance et chargé de préparer le terrain pour les cinq autres, notre héros cabossé atterrit d’abord dans le logement proche du taudis qu’habite, au sein d’un quartier mal famé, un spécialiste de cinéma obèse et homosexuel, « gauchiste hédoniste et apolitique qui n’arrive pas à accepter qu’il a fait son temps » et « n’arrête pas de parler de ses amis Andy Warhol, Neal Cassady, Candy Darling », sans compter Ginsberg et Kerouac. Outre ces fantômes ainsi que d’autres gloires décrépites et plus obscures, Jonas va faire la connaissance d’une plus fraîche Nele Zapp, chargée par l’Institut Goethe de veiller sur lui. Et il se décidera, non sans hésitation, à rendre visite à celle qu’il appelle toujours, malgré l’absence de tout lien de parenté, « tante Paula ». Elle lui fera lire la transcription de son témoignage. Voilà.

     

    « Femme d’hiver » et « femme d’été »

     

    Quel sera exactement le sujet du film de Jonas (ou du roman de Kraus) ? Son prof lui a suggéré de poser des « questions inédites ». « La consigne de faire d’abord tourner ces questions inédites autour des organes sexuels (…) n’est-elle pas juste un préalable au fait de se confronter à des révélations gênantes et douloureuses ? » Jonas fera-t-il bien, pour finir, un film sur le sexe, ou, plutôt, un film « sur la mort des hippies », ou encore sur les « histoires de nazis à la con » de son « Apapa » et de « tante Paula » ? Le titre français met en avant une des rares oppositions, dans cette histoire, qui ne soit pas significative. Le titre original, Sommerfrauen Winterfrauen, est déjà plus approprié. « Les femmes d’été sont des femmes de beau temps (…). Elles ne brident jamais leur frivolité, elles sont gaies, dépensières… » Comme Nele, « bordélique », « maladroite », et susceptible de s’écrier : « Enfin, une petite éjaculation de rien du tout, ce n’est pas de l’infidélité, il faut bien se remonter le moral ». Tandis que « la femme d’hiver (…) est fiable », « responsable », et « aime l’exclusivité forcenée ». Comme Mah, la compagne d’origine vietnamienne que Jonas a laissée à Berlin, et qui lui fait justement remarquer, au téléphone : « Parfois, on ne sait pas exactement de quoi on a peur ».

     

    Mais, dans ce livre d’une extrême drôlerie et d’une vraie gravité, porté par un sens aigu du dialogue comme de la scène, tout est dédoublement et oppositions. Le témoignage de « tante Paula », divisé en deux moitiés, en constitue, au sens génétique, le programme. « Apapa » doit-il être considéré comme un bourreau ou un sauveur ? Jonas trahira-t-il Mah ou Nele ? Consacrera-t-il son film au souvenir des années 1960 ou au sexe des années 1990, remerciées, en fin de volume, « d’avoir été cette décennie d’exception (…) où, l’espace d’un moment, tout semblait possible » ?

     

    Neuvième cercle

     

    Il fera un film « sur les lobes d’oreille ». Car « de toutes les parties du corps, le lobe d’oreille est celle [qu’il] trouve la plus intéressante du point de vue érotique. Et puis, il n’y a pas ce côté sex-shop ». Jonas fera un film qui parle des oreilles afin d’être plus sûr de ne pas entendre ce que « tante Paula » a à lui apprendre, à lui qui, « autrefois, ét[ait] le chouchou d’Apapa ». Seulement « on en revient toujours au passé. C’est pour ça que je suis là », dit-il. Chris Kraus aussi. Il est là pour nous parler transmission, culpabilité, et de « ce dernier cercle de l’Enfer, là où Dante fait geler les traîtres ».

     

    Mais aussi des pouvoirs de l’art, des rapports entre hommes et femmes, de la paternité, de bien d’autres choses encore, sans doute… Écrin ou écran ? Ce livre exubérant, touffu, tourbillonnant, ne donne jamais l’impression de la dispersion ni de la gratuité. C’est que son centre de gravité est bien calé au plus profond. Dans « l’enfer de tous les enfers ».

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • Voici venu le temps de la pause estivale, qui ne s’interrompra guère avant que paraissent les premiers livres de la rentrée, vers le 19 août.

     

    C’est aussi le temps de rappeler quelques titres, parus depuis le mois de janvier, que je vous recommande spécialement au moment de remplir vos valises.

     

    Je vous souhaite des semaines de repos, de lectures et de sérénité. En septembre, je vous convierai à fêter avec moi le dixième anniversaire de ce blog, auquel je vous remercie d’être si fidèles.

     

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Crimes vrais et faux

     

    Noir Diadème, Gilles Sebhan (Rouergue noir)

    Le dernier (mais peut-être après tout pas l’ultime) volume de la série « policière » de Gilles Sebhan, Le Royaume des insensés. On y rencontrera beaucoup de cadavres, comme il se doit. Mais l’essentiel sera, comme toujours, ailleurs — dans le monde des enfants fous ou perdus, qui poursuivent, en marge des adultes, leurs fascinants rituels et leur vraie vie.

     

    La Maison de Bretagne, Marie Sizun (Arléa)

    Il y a un cadavre égaré dans cette maison de famille que revient visiter une héroïne vieillissante. C’est cependant surtout de la mémoire, de l’enfance, du temps et de sa fuite qu’il s’agit dans ce roman aux teintes subtiles.

     

    Un lieu de justice, Jean-Paul Honoré (Arléa)

    Il est peu question de crimes dans cette exploration du nouveau Tribunal de justice de Paris. Le regard du narrateur-spectateur se fixe sur le minuscule, l’à-côté, le détail des gestes, des tenues et des mots. Poésie et profondeur.

     

    La vengeance m'appartient, Marie Ndiaye (Gallimard)

    Maître Susane, l’héroïne, est avocate. Elle défend une infanticide, et sa femme de ménage est sans papiers. Mais, sous ces thèmes dans l’air du temps, la phrase ironiquement parfaite de Marie Ndiaye brode sa musique, et la logique mystérieuse des rêves suit son cours.

     

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Voyager (dans l’espace)

     

    Dans le ventre du Congo, Blaise Ndala (Seuil)

    Entre Belgique et Congo, entre 1958 et 2005, sur les traces de Tshala, la princesse perdue… Un roman tourbillonnant, drôle et grave, qui plonge dans les cercles de la mémoire au rythme effréné de la rumba.

     

    Une saison douce, Milena Agus, traduit de l’italien par Marianne Faurobert (Liana Levi)

    Un groupe de migrants échoue dans un village de la Sardaigne profonde. De ce sujet périlleux, Milena Agus tire une chronique villageoise drôle, subtile, qui déjoue tous les pièges du moralisme et du mélo : un de ces tours de force dont elle a le secret.

     

    La Rivière, Peter Heller, traduit de l’anglais par Céline Leroy (Actes Sud)

    Avec Wynn et Jack, en canoë dans le nord du Canada. À la rencontre de la nature, de la violence, de soi-même… La grande tradition brillamment revisitée.

     

    Patagonie dernier refuge, Christian Garcin et Éric Faye (Stock)

    Avec deux écrivains voyageurs, au pays des grands vents et des innombrables histoires. Érudition, nonchalance, attention aux détails apparemment infimes, aux coins perdus et aux figures oubliées. Rêver au bout du monde…

     

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Voyager (dans le temps)

     

    La Nuit des orateurs, Hédi Kaddour (Gallimard)

    Avec Tacite et Pline, à la cour de Domitien. Loin des pièges du roman historique comme des impasses de l’actualisation, une belle, captivante et savante mise en scène du combat de la peur et de la littérature.

      

    Hamnet, Maggie O’Farrell, traduit de l’anglais par Sarah Tardy (Belfond)

    L’écrivaine irlandaise imagine la vie d’Agnes, femme de Shakespeare, et la mort d’Hamnet, son jeune fils… Ce faisant, elle nous soustrait au temps, pour nous installer, sans effort, dans le mystère des choses et de la présence au monde.

     

    Les Ingratitudes de l'amour, Barbara Pym, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff (Belfond [vintage])

    Dans ce roman paru en 1961, l’inégalable Barbara Pym racontait des vies dérisoires avec une délectation communicative. Et faisait de l’art du roman un éloge indirect et ironique.

     

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.pinterest.frQuand il n’y en a plus, il y en a encore… Il est vrai que la source est inépuisable. Mais une fois que Léonard de Vinci, Baudelaire, Rimbaud, saint Augustin, Shakespeare et tant d’autres du même calibre sont déjà, pour le meilleur ou pour le pire, pris, on en vient à s’attaquer à des figures qui, sans être secondaires, apparaissent, disons, comme plus inattendues.

     

    Vous connaissez Keynes ? Mais oui, le célèbre économiste. Avouez qu’on l’imagine mal en héros de roman, même biographique. C’est aussi qu’on ignore souvent que, familier du groupe de Bloomsbury, il épousa, en 1925, Lydia Lopokova, étoile des Ballets russes, qui brilla dans L’Oiseau de feu après Tamara Karsavina. Susan Sellers, universitaire britannique, déjà auteure d’un roman consacré aux sœurs Vanessa et Virginia Stephen (dont la première fut peintre sous le nom de Vanessa Bell et la seconde, romancière, devint l’épouse d’un certain Woolf) (1), a cru, dans la rencontre du génie et de la déesse, de l’intellectuel et de l’artiste, etc., pressentir un autre sujet. Elle en a fait un livre, bizarrement construit.

     

    « Traînée de plumes » et « aberration temporaire »

     

    Première partie à la troisième personne. On est à Londres, aux environs de 1910. Rencontre de Lydia et de Maynard (Keynes). Liaison malgré l’homosexualité de l’économiste, projet de mariage, rupture. Deuxième partie : Lydia parle et nous raconte sa carrière, depuis l’enfance à Saint-Pétersbourg. École de ballet impériale, premiers rôles, départ pour l’Europe dans la troupe des Ballets russes, puis pour l’Amérique quand ceux-ci battent de l’aile. Tentatives plutôt ratées dans le théâtre, retour dans la troupe de Diaghilev, brève liaison avec Stravinsky, mariage avorté. Troisième partie : retour à la troisième personne ; reprise des relations avec Keynes dans les années 1920, mariage, bonheur.

     

    La deuxième partie, qui aurait dû être la première, sauve le livre, en y insérant un joli roman de formation. C’est surtout son début qui séduit : la Russie, la neige, les prémices de la révolution de 1905, les fastes impériaux jetant leurs derniers feux, les émois d’une petite fille qui danse Casse-noisettes devant le tsar… Tout cela a bien du charme, peut-être parce qu’on y retrouve avec plaisir une tradition littéraire bien connue et bien établie. Alors qu’on peine à distinguer ce que pourraient avoir de romanesques les démêlés de la jeune ballerine impulsive avec les intellectuels méfiants et peu expansifs constituant l’entourage de son futur époux.

     

    Et alors ? Les sujets les moins romanesques font souvent les meilleurs romans, je serai bien le dernier à prétendre le contraire. Mais encore faut-il les tordre dans le bon sens. Ici, le seul ressort de l’intrigue est, dans la majeure partie du livre, l’hostilité à laquelle se heurte Lydia, cet « oiseau de feu (…) qui aguiche et ensorcelle, avant de s’envoler en ne laissant qu’une traînée de plumes derrière elle », parmi les amis de Maynard, persuadés que ce « couple mal assorti », dépourvu d’« intérêts communs », « ne doit l’existence qu’à une aberration temporaire ».

     

    Confiture de framboises et graines de tournesol

     

    On sait ce qui arrive aux ressorts, quand on en joue sans modération… La vivacité et l’exubérance de la jeune Russe, en contraste avec la froideur compassée d’artistes britanniques pourtant progressistes et, souvent, de mœurs libres, ressassées à perte de vue, ne parviennent ni à nous intéresser à l’une plus qu’aux autres ni à déclencher les effets comiques vraisemblablement escomptés. Ce n’est pas faute d’insister. Tout ici est redit et grossi dans le moindre détail, et cela dans tous les domaines : on ne nous épargne ainsi ni la tasse qu’on remplit et le thé qu’on « additionn[e] de citron » ni le citron qu’on presse « de ses doigts vigoureux » pour « en arros[er] généreusement les mollusques gris perle » — et pas davantage « l’ultime scone » sur lequel on étale « la confiture de framboises (…) mise en pot l’été précédent ». Même le travail de traduction de Constance Lacroix, remarquable, comme toujours, ne peut transfigurer ces platitudes. Bref, on s’ennuie beaucoup.

     

    Ah, certes, on apprend des choses sur les Ballets russes, et plus encore sur le groupe de Bloomsbury (une liste des personnages avec notices ad hoc ouvre même le volume). Quoique, après tout, en apprend-on tellement ? Que pensent tous ces gens ? Keynes, par exemple ?... (Ah, oui, pardon : « Il estime que la répartition des richesses devrait être plus équitable »...) Qu’est-ce qui fait l’originalité de tous ces créateurs ? Les sœurs Stephen sont très présentes, mais surtout pour manger des scones et dire du mal de Lydia. Quand il est question des affres de la création, c’est dans la mesure où ils révèlent tel ou tel trait psychologique. Tout est psychologique, dans cette histoire, qui laisse pourtant dans les ténèbres les plus opaques l’essentiel : sur quoi pouvait bien se fonder l’attirance de Lydia et de Maynard l’un pour l’autre ?

     

    Tout cela est bien dommage. Car il y a, outre les pages évoquées plus haut, de beaux passages, et ce sont ceux qui décrivent le travail des danseurs, ou, très matériellement, celui des peintres. « En un éclair [Vanessa] comprend qu’il lui faut (…) foncer les toits de tuile rouge brique qui ondulent au-delà de la croisée, et peut-être, discerne-t-elle dans un élan de joie fulgurante, accentuer le brun des graines qui composent le cœur de ses tournesols »… Si Susan Sellers avait suivi cette pente ! Mais elle voulait raconter une belle histoire d’amour. Tout le mal, comme souvent, vient de là.

     

    P. A.

     

     

    (1) Vanessa et Virginia (Autrement, 2019)

     

    Illustration : Lydia Lopokova dans L'Oiseau de feu

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire