• pousse-toidemonsoleil.eklablog.comJim Crace aime l’apologue. Dans le très beau Quarantaine, il jouait avec la parabole biblique et la Bible elle-même. Le désert y servait de cadre à un huis clos à ciel ouvert, qui hésitait entre réalité très concrète et surnaturel, comme le sens lui-même demeurait malicieusement indécis. On retrouve un peu tout cela dans La Mélodie, frôlé peut-être d’encore plus près par l’aile de l’ange du bizarre.

     

    Où sommes-nous ? L’auteur a semé des détails soigneusement contradictoires, mais cette localité au bord d’un océan est entourée par un « maquis », parcourue de carrioles tirés par des poneys et, dans ses environs, on trouve l’olivier, la lavande et le myrte. Ce qui rend très aventureuse l’hypothèse du prière d’insérer, parlant d’une petite ville « d’Angleterre »… Quoi qu’il en soit, c’est bien encore à un lieu clos que nous avons affaire, propice à ce qui se donne comme une fable, avec, a priori, le caractère démonstratif que ce genre suppose. Le fantastique s’y mêle étroitement à un quotidien décrit avec minutie. Dans les quatre jardins qui entourent la cité vivent « des bêtes qui n’[ont] pas de nom », voire « des hommes sauvages » se nourrissant « d’insectes, de graines et de vers », bref, « des êtres improbables et mythiques, ces monstres indispensables à nos rêves ».

     

    « Un homme d’immersion »

     

    Alfred Busi, que ses concitoyens surnomment Mister Al, est agressé par l’une de ces créatures « néandertaliennes », et c’est le point de départ du roman, dont il est le héros. Y a-t-il tant de récits dont les héros soient de vieux messieurs ? Thomas Mann et Mort à Venise, évidemment, Schnitzler avec Gloire tardive, Tanizaki et ses Mémoires d’un vieux fou… et puis ? On reste court. On se dit que, en tout cas, un vieux monsieur, ça nous change un petit peu de tous les godelureaux habituellement de service. Ce vieux monsieur-ci est un chanteur de variété sur le retour, qui a déjà son buste dans « l’Allée de la Gloire ». Veuf, toujours amoureux d’une épouse adorée, il a parlé, dans ses chansons, « de désir, d’ardeur et d’espérances dûment honorées » tout en menant par ailleurs « une vie paisible » : « Il n’était pas un homme d’obsession, mais d’immersion, ainsi il était profondément loyal ». Si bien qu’il se contente de désirer en secret sa belle-sœur, l’attirante Terina, mère d’un affreux homme d’affaires nommé Joseph.

     

    Une grande partie du charme de l’ouvrage tient à la relation détaillée des faits et gestes de ces gens-là. La traduction est quelque peu étrange : Alfred habite une « villa », mais celle-ci a une cour commune, où on entrepose les poubelles, avec une « villa » voisine ; on « accroche » des médailles « à son revers », ce qui n’est pas conseillé pour garder sa veste en état. Il est vrai que la traductrice pense aussi qu’on dit « se rappeler de » et n’emploie pas le subjonctif après quoique… Et, malgré tout, elle restitue le caractère légèrement et ironiquement obsessionnel de la prose, comme le tremblement du sens, qui, paradoxalement, en résulte. On me dira que c’est l’essentiel.

     

    Une fable et sa morale ?

     

    L’agression d’Alfred donne le branle à des bouleversements qui s’enchaînent en parallèle sur les plans public et privé : à la fin du roman, on apprendra qui était le narrateur anonyme ; le maquis sera détruit, ses habitants tués ou regroupés dans une réserve, les pauvres éliminés et chassés de la ville ; Alfred, grâce à l’intervention d’une jeune voisine, aura achevé son deuil et atteint une forme de sérénité.

     

    Qu’en déduire ? Et que déduire du constant parallèle entre répression sociale et insouciance écologique ? On doute que Jim Crace, même en notre époque d’inégalités exponentielles et de crise des migrants, aurait pris la plume pour nous faire savoir que les riches sont impitoyables et que le monde ne change pas qu’en bien… À l’évidence, le véritable intérêt est ailleurs : dans la magie d’un récit qui mêle joyeusement mythe et réel, dans son humour, dans une certaine résignation mélancolique au temps qui passe… Dans l’audace et la liberté avec lesquelles l’écrivain anglais orchestre ces éléments et en tire une mélodie profondément singulière.

     

    P. A.

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  • www.france-hotel-guide.comPerversions, pulsions, compulsions… Elles fascinent dans la mesure même où on ne les comprend pas : la jouissance de l’autre est toujours une énigme. C’est sans doute cela qui confère à tous les comportements dits déviants, en tant que thèmes, une certaine puissance métaphorique. Ces étuis hermétiques peuvent tout renfermer, et l’artiste en fera à son gré l’image de ce qu’il voudra y mettre.

     

    La cleptomanie, en particulier, a tout pour lui plaire. Énigmatique, oui, et comment ! Pourquoi les femmes en sont-elles pratiquement seules affligées ? Est-ce qu’elles chercheraient, dans les objets qu’elles volent, cette chose dont Lacan dit qu’elles sont sans l’avoir ? Et pourquoi des objets de préférence sans valeur ? Et le plaisir ? « Le flash d’adrénaline, comme un éclair d’orage dans un ciel plombé » ? « La sensation de voler. Dans les deux sens du terme » ?... Quant à la valeur métaphorique, Florence Noiville, à qui on doit, bien sûr, les formules qui précèdent, la suggère dès le « Prologue » de son livre, en racontant sa prétendue rencontre avec une femme qui, dit-elle, « voulait bien que je lui "vole" son histoire pour en faire un roman ».

     

    Beau linge

     

    Y a-t-il des cleptomanes pauvres ? Peut-être, mais alors leur vice ne se voit pas. Et, en tout cas, Valentine de Lestrange n’en fait pas partie. Experte reconnue dans le monde de l’art, auteure d’articles et de monographies, elle conseille aussi, moyennant commission, de riches acheteurs. Quant à son mari, Pierre-Antoine Berg (P. A. B.), c’est simple : il est ministre des finances. Du beau monde, donc, et beaucoup de belles et bonnes choses, dont le caractère luxueux est toujours minutieusement souligné : les valises sont de Tumi, les chocolats de chez Patrick Roger (qui sont ces gens ?). Dans la cuisine, « une ancienne table de monastère, chinée en Provence ». On espère que ce snobisme outrageusement étalé est à mettre au compte exclusif d’une héroïne dont il est concevable, vu la pathologie dont elle souffre, que les objets exercent sur elle une certaine fascination.

     

    On a un peu de mal à s’attacher à ce personnage assez platement antipathique, dépourvu d’amis (on comprend), sans autre véritable intérêt dans la vie qu’elle-même, sans rien de « diabolique » ni de « poignant », contrairement à ce qu’assure la quatrième de couverture. Mais elle-même, c’est son idée fixe — et cela explique sans doute le reste.

     

    Naïvetés

     

    Florence Noiville, qui, comme chacun sait, est journaliste, fait de cette monomanie une description exhaustive. Dépliant les différentes interprétations du phénomène (la plus récente étant celle des neuro-sciences, avec leur mélange de sophistication ultra-rationaliste et d’ahurissante naïveté). Dépeignant avec une précision nerveuse les différents aspects du problème vus de l’intérieur : l’automatisme (« Cela s’était fait. Voilà tout ») ; le sentiment, en pratiquant cette « élégante manie », de « mystifier » les autres, dans un geste « prestidigitatif » qui renoue avec les émerveillements de l’enfance.

     

    Car il faut avoir la naïveté d’une enfant, d’une snob endurcie ou d’un neuro-scientifique, pour croire qu’on peut être femme de ministre et voler allègrement, depuis des années, dans tous les commerces où on passe, sans que nul le sache. Madame de Lestrange, épouse Berg, va apprendre bien des choses sur elle-même et sur son mari, au cours d’un récit riche en rebondissements, qui tient du roman d’initiation et, évidemment, de l’histoire policière.

     

    La référence à Hitchcock, inévitable, est aussi là pour nous rappeler qu’en matière de cleptomanie comme dans l’autre domaine privilégié de Valentine, celui de l’art, tout se joue sur le plan visuel. Or, ce que l’héroïne découvrira, c’est qu’elle, qui croyait voir et ne pas être vue, est espionnée depuis le début, sans jamais s’en être rendu compte. Celle qui croyait mystifier tout le monde est mystifiée… comme tout le monde. Car l’innocente cleptomane, après bien des péripéties (convocations à la police, agression, détective privé, conversation confidentielle enregistrée sur clé USB, j’en passe…), comprendra qu’elle vit « dans une société où, à tous les étages, chacun dépouill[e] l’autre, en permanence ». Et où chacun se laisse à son tour flouer et dépouiller par ses propres addictions : « Elle voyait une planète de dépendants. Voleurs, joueurs, buveurs, fumeurs, cleptomanes, érotomanes, pyromanes, héroïnomanes, accros à l’écran, au porno, au Prozac, à la vitesse, aux call-girls, à la masturbation… » Dans un pareil monde, c’est sûr, les gens comme Valentine sont loin d’être les pires, ou les plus mal lotis. Vision catastrophiste ou, peut-être, réjouissante amoralité de ce petit livre grinçant.

     

    P. A.

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  • lepaveblog.coLe modèle, revendiqué, c’est Montaigne. Comme lui, l’auteure d’Un millier d'années de bonnes prières pratique, dans ce qu’elle nomme des « essais », ce qu’il aurait appelé la « farcissure » ; mêlant récit, philosophie, autoanalyse, réflexions littéraires, et se maintenant systématiquement dans la marge de tous ces genres. Comme lui, aussi, elle suit des chemins savamment sinueux : dans chacun des neuf chapitres, on part d’un point précis qu’on perd très vite de vue, pour un enchaînement de digressions apparentes et faussement décousues, lesquelles reviennent au point de départ dans une chute inopinée où se révèle (quelquefois) la cohérence de l’ensemble.

     

    « Ce vide qui dit : tu n’es rien… »

     

    Chacun de ces chapitres a pour centre, si on peut dire, une ou plusieurs figures d’écrivains : Mac Gahern, Zweig, Tourgueniev, Larkin-Bowen-Hardy, Trevor. Mais il y en a bien d’autres en plus, à commencer par Katherine Mansfield, qui, dans une phrase de son journal, a soufflé le titre. Celui-ci dit la difficulté de communiquer ou, ce qui est ici pareil, de se préserver des autres pour être soi. Car tel est bien le motif obsédant de la pensée comme des œuvres de celle qui se félicite d’avoir, pour son « salut personnel », « répudi[é] [sa] langue maternelle ». L’anglais, hors de la sphère d’influence d’une mère redoutée et d’une Chine dévorante, a pu, pour elle, devenir cette « langue intime » qu’elle oppose à la « langue publique » : « Souvent j’oublie », dit-elle, « quand j’écris, que l’anglais est utilisé par d’autres gens ». Et l’acte d’écrire peut dès lors dessiner l’« intervalle » où se tenir, entre aliénation par autrui et risque d’effondrement sur soi.

     

    Tel est le fond, très sombre, sur lequel se détachent des propos secs et discrètement ironiques. L’autre maître de Yiyun Li, c’est un de ceux de son maître Montaigne, et on est surpris de lire son nom sous la plume d’une écrivaine d’un peu plus de 40 ans, née en Chine. Quoique, en réalité, Sénèque, ce ne soit pas si inattendu pour quelqu’un qui proclame paisiblement un « fatalisme » réputé, à tort ou à raison, bien oriental. Et certaines phrases de Cher ami,… sonnent comme les sentences d’un sage de notre Antiquité : « Rien n’a d’importance », « Peu de choses ont un sens », « Toutes les choses du monde ne suffisent pas à étouffer la voix de ce vide qui dit : tu n’es rien ». On ne l’apprend, comme tout le reste, que peu à peu, mais, à l’origine du livre, il y a « une année à sombrer dans le désespoir le plus noir ». Année marquée par deux séjours à l’hôpital, et par la tentation du suicide, dont la possibilité, sans cesse interrogée, revient ici comme un leit-motiv. « La perspective de disparaître du monde est une sortie de secours à laquelle j’ai accepté de renoncer quand j’ai quitté l’hôpital », écrit l’auteure. Et de se demander à elle-même : « Qu’est-ce qui t’a fait penser que le suicide était une option appropriée, voire la seule ? »

     

    « Un lotus en hiver »

     

    Option qui hante les souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse, parsemant le livre de Yiyun Li. Car, Montaigne toujours, elle joue ici avec l’autobiographie et le refus, maintes fois affirmé, d’y tomber. Des fragments de son existence américaine ou, surtout, de sa première vie chinoise, affluent sans cesse, gardant le caractère détaché et apparemment neutre qui les préserve du « mélodrame », dont elle analyse froidement par ailleurs les dangers et les charmes.

     

    Dans cette Chine des années 1970-1980, sur laquelle plane rétrospectivement l’ombre de Tian’anmen, on se tue beaucoup, donc. On avale du désherbant, on se jette par la fenêtre. La narratrice y fréquentait l’école, puis y a fait un passage obligé par l’armée (« Une des activités que je redoutais le plus était la séance de cinéma hebdomadaire »). Certains de ces fragments « narratifs » se réduisent à des images : une rue où attendre le bus ; « un nid d’hirondelle sur un balcon » ; « le fil barbelé sur le toit » ; une fleur de lotus flétrie (« Depuis, j’ai toujours eu l’impression, fausse, que rien ne paraît plus mort qu’un lotus en hiver »)… Les récits de souvenirs plus développés et mis en scène pourraient aussi bien être de brèves nouvelles. Des nouvelles de Yiyun Li, s’entend, lisses, froides, sans commentaires, prêtant elles aussi aux instants comme aux choses l’énigmatique fixité qu’a parfois le poème. C’est peut-être par ces bribes de son passé que la grande écrivaine sino-américaine sait le mieux, « de sa vie », nous atteindre au cœur de la nôtre.

     

    P. A.

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  • En cette période de rentrée, deux charmants petits livres nous incitent aux départs, réels ou non.

     

     

    www.mesopinions.comSur les rails, Anne Reverseau (Les Impressions Nouvelles)

     

    Cette enseignante et chercheuse à l’université de Louvain rassemble des poèmes et des extraits de romans consacrés au train, accompagnés de photos et d’illustrations. Pourquoi le train ? Comme elle le dit dans sa préface, il constitue « une grande métaphore de la vie » et, plus encore, peut-être, « une expérience du regard en mouvement ». Du voyage immobile, donc, par le rêve et l’imaginaire. Ce qui nous renvoie à la littérature.

     

    Détesté (Alfred de Vigny ­— « La science / Trace autour de la terre un chemin triste et droit ») ; célébré (Whitman, Marinetti) ; associé aux aventures de la mémoire, à l’érotisme latent des itinéraires nocturnes, à la succession vertigineuse des paysages, le moyen de transport qui, plus qu’aucun autre, a été l’image même de la modernité apparaît ici dans tous ses états. Et à Verlaine, Cendrars, Proust ou bien d’autres, Anne Reverseau mêle des voix contemporaines. Laissons, cependant, je ne peux m’en empêcher, le dernier mot à Huysmans : « Est-ce qu’il existe, ici bas, un être conçu dans les joies d’une fornication et sorti des douleurs d’une matrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord ? »

     

     

    Le Japon pittoresque, Maurice Dubard (Mercure de France, collection « Le kitsuke.e-monsite.comTemps retrouvé »)

     

    Dubard était officier de marine. En ces années 1870, qui voient le Japon, récemment ouvert à l’Occident, se rapprocher de la France et faire appel à elle dans les domaines technique ou juridique, il effectue un long voyage dans le pays, d’où il rapporte un récit qui, comme l’indique son titre, ne donne pas dans l’érudition. Lieux, coutumes, paysages, scènes vécues et croquées, voilà son livre. Avec de fréquents développements sur un sujet censé intéresser spécialement le lecteur français : les Japonaises. « Sans être absolument jolies, suivant les lois de la plastique, elles sont ce que l’on peut appeler agaçantes : douces, rieuses, mignardes et surtout pas gênantes, elles réunissent par excellence toutes les qualités de la maîtresse modèle. Aussi n’est-il guère d’Européen, établi dans le pays, qui ne soit pourvu de ce meuble de luxe ».

     

    La quête d’un tel « meuble » par Marcel, le compagnon de voyage du narrateur, va déclencher bien des péripéties, et faire basculer ce curieux récit documentaire dans le registre du roman sentimental à la Loti. Il est précédé d’une savante et éclairante introduction par Philippe Artières.

     

    P. A.

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  • chahidslimani.over-blog.comPendant un certain temps, on se demande un peu où on va… Où va l’histoire de Claire Novales (je crois bien que son nom n’apparaîtra qu’une fois), qui, médecin dans un hôpital parisien, y retrouve Dominique Müller (Dom), en patient affligé d’une hépatite grave au stade terminal. Dans, autant dire, une autre vie, Claire, avec son amie Manu, à dix-huit ans, ont aidé Dominique, qui en avait dix de plus, à animer un stage de théâtre destiné aux enfants, dans un lieu associatif de Marseille : le Théâtre d’Été. Il y a eu une histoire d’amour (avec l’une des filles, puis l’autre), ou, en tout cas, de désir et de sexe. On comprend tout de suite qu’il y a eu aussi autre chose, et de plus grave. Entre journées de travail, soirées chez elle où, une fois ses enfant couchés, elle part, sur Facebook, à la recherche des anciens enfants de cette saison lointaine, visites en coup de vent à son ami qui se meurt, Claire, la narratrice, se souvient. Car « se souvenir fait partie d’une opération de survie ».

     

    Pourquoi ? On se pose la question avec un peu d’impatience, pendant cette longue mise en place, où on voit les enfants arriver tous les jours au théâtre sous la garde de leurs parents, qui reviennent les chercher le soir ; où on suit les ébats érotiques de Claire et de Dom en marge des répétitions du spectacle censé couronner le stage ; où on partage ensuite la jalousie de Claire supplantée par Manu…

     

    Lumière d’été

     

    Puis, insensiblement, on se laisse prendre. D’abord, peut-être, par la lumière qu’annonçait le titre. C’est celle de Marseille, en juillet et en août. Celle des calanques, avec leurs « à-pics qui roulent dans des taillis de pins accrochés on ne sait comment entre les flancs rocheux », où on suit un chemin « qui serpente au sommet du monde ». Celle, aussi, qui, « dans la cour du théâtre, pei[nt] des ombres d’un gris tendre, tout juste troublées par le vent marin et les allées et venues des corbeaux freux (…) dans les platanes ». C’est la lumière du souvenir, elle éclipse « le décor parisien et ses mâchoires d’immeubles jaunes et humides ». C’est l’éclat de la jeunesse, de ces dix-huit ans qui faisaient de Dom, aux yeux des deux jeunes filles, « un héros dont l’élégance et la grâce touchaient au sublime ».

     

    On se laisse aussi peu à peu séduire par les enfants. Non sans réticence, quand on se méfie, comme moi, de l’attendrissement complaisant et obligatoire auquel leur présence, en principe, condamne. Mais Cloé Korman effleure ce travers sans y choir : elle sait faire de ses petits comédiens, dépeints souvent en groupes, « une communauté à part » aux « mœurs incompréhensibles », « extraterrestres de Roswell » ou démons faisant songer, quand ils se pressent dans la cour du théâtre, « que l’enfer est vide ».

     

    Théâtre baroque

     

    Et puis, il y a le mystère. Le dénouement annoncé minutieusement et de loin, qu’on attend avec une vraie anxiété depuis que l’a préfiguré, parmi bien d’autres signes, un tatouage, sur le bras de Dom, représentant un squelette pourvu d’ « yeux globuleux » et d’ « une grosse bite qui bande ». Figure baroque de la vie dans la mort — ou l’inverse.

     

    Baroque : le mot clé est lâché. Car ce qui sous-tend tout le texte de Cloé Korman et lui donne sa vraie force comme sa vraie profondeur, c’est le dialogue qu’il entretient avec La Tempête, de Shakespeare. Pièce baroque s’il en est, pleine de trompe-l’œil et d’enchantements, que, transposée par eux-mêmes dans leur langage, les enfants joueront à la fin du stage et du livre. Entre cette comédie et le roman qui met en scène les préparatifs du spectacle se révèle progressivement tout un jeu de miroirs : le théâtre perdu au cœur de la ville, ce pourrait être l’île de Shakespeare ; il a son magicien cruel, Dominique, comme elle abrite Prospero ; un Caliban, sauvage, à la fois craint et méprisé, se cache dans l’une ; une petite fille, dans l’autre, jouera son rôle, dont on s’apercevra qu’il ne lui convient que trop, pour son malheur.

     

    Dans ce récit plein de zones d’ombre, de fausses pistes, de voies seulement indiquées, et libre au lecteur de les suivre ou non, le va-et-vient entre l’intrigue du roman et celle de la pièce, qui l’éclaire et le complexifie, incite à une réflexion sur les pouvoirs inquiétants et paradoxaux de l’illusion. Sur l’ambivalence et la vérité des signes, y compris quand ils s’inscrivent en traces, et de toutes sortes, sur le corps. Sur leurs inversions soudaines et vertigineuses, comme celle qui, au finale, change l’été aérien et éclatant de Cloé Korman en ténèbres très noires.

     

    P. A.

     

    Illustration : John William Waterhouse (1849-1917), Miranda

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