• photo Pierre AhnneGeorges Allary le souligne dans l’Avant-propos, quand Vialatte, très vite, « abandonnera les rimes pour la prose », ce sera « une prose où la poésie ne cessera d’être présente ». Oui, si par poésie on entend un mode d’écriture où la manière de dire en dit plus que ce qui est dit. Il paraît cependant assez normal que tel soit le cas de façon pour ainsi dire exacerbée dans les vers que l’encore tout jeune auteur écrivit entre 1920 et 1923, puis dans les quelques poèmes composés par l’écrivain confirmé après 1950.

     

    Le Dilettante republie aujourd’hui ces textes, que l’Association des Amis de Vialatte rassembla en 1987 dans le numéro 14 de ses Cahiers, et qui furent ensuite réédités en 1990 par La Différence et en 2000 par Les Belles Lettres. Le poète de vingt ans y pratique délibérément l’art du pastiche, et l’on pense souvent à Laforgue, à Apollinaire (« L’Amiral fouille l’horizon avec sa lunette / Et les matelots le regardent si bien habillé sur la dunette »), à Verlaine (« Un petit faune en terre cuite / Dans un rayon doré… »), à bien d’autres.

     

    Affiches

     

    De façon générale, on est dans un second degré systématique, et l’évocation ou la célébration d’images l’emporte sur ce que celles-ci représentent : « Dans les gares du P. L. M. / Nous irons, ô mon âme, / Chercher sur les belles réclames / La couleur des Sachems ». Le poème s’intitule, sans détours, Affiches, et semble annoncer la « réclame » qui, trente ans plus tard, donnera son titre au roman Les Fruits du Congo. Car il n’est qu’un seul thème, pour le jeune Auvergnat qui renonce, en ces années 1920, pour cause de mauvaise vue, à l’École navale : l’exotisme — non en tant que tel, mais en tant que thème, littéraire autant que populaire, et qu’objet obsessionnel des rêveries adolescentes. « Je veux comme un enfant sauvage / Courir dans les tristes palais / Où mon cœur contemple en image / Mademoiselle de Galais », dit le poète. Mais ce Grand Meaulnes-là s’exalte aux « récits bleus et or de l’antique marine », et les enfants, dans ses vers, savent « que là-bas les pays coloniaux / Les attendent avec la fièvre et la famine / Pour combler leurs espoirs et bâtir leurs tombeaux ».

     

    Songes d’époque, qu’un Mac Orlan, par exemple, retravaillera à sa manière (1). Et qui, plutôt que les pays dont ils parlent, sont le vrai sujet des poèmes, comme ils seront celui des romans ultérieurs, dans ce vertige d’une nostalgie de la nostalgie qui constitue une des singularités de Vialatte. Parfois, la mécanique s’emballe, en une avalanche de noms et d’images où l’impression d’absurde et d’autodérision naît de l’accumulation de clichés contradictoires et de sonorités cacophoniques. Ainsi du finale d’un poème intitulé J’ai trouvé mon adolescence… :

     

    « Mon cœur était un petit homme

    Tout habillé de gris

    Qui fut à la chasse aux perdrix

    De Paris jusqu’à Rome.

     

    Ex-capitaine de corvette

    À bord du Carabi

    Il fredonnait La Pomponnette

    Et rossait les Arbis.

     

    C’est à la cour de Saladin

    Qu’il mangea des bananes

    Et pour l’amour d’une tzigane

    Qu’il se fit baladin.

     

    Dans un décor de carton peint

    Il joue Polichinelle

    Et va chantant des ritournelles

    Sur des airs de Chopin. »

     

    Chanson

     

    Alors, insidieusement, quelque chose s’inverse… L’ironie, les blagues de collège et le décadentisme en viennent à exprimer une authentique et poignante mélancolie, si ce n’est un désespoir profond. Tous nos rêves d’adolescence, et, peut-être, nos rêves tout court, ne seraient vraiment que pacotille ? On glisse (déjà) dans cette tonalité où le zeugma (plutôt que l’oxymore, trop romantique) apparaît comme la figure vialattienne par excellence, associant, en un accord grinçant, le concret au lyrique et la trivialité au rêve :

     

    « Qu’importe à leurs désirs, qu’importe à leur audace

    La camarde marine et la terreur d’un soir ?...

    Sous les abat-jour verts de la petite classe

    Ils ont l’âge du rêve et des tabliers noirs ».

     

    Cette logique du zeugma (2) se donne libre cours dans la « complainte de la mort de Dora », qui viendra conclure, en 1951, Les Fruits du Congo, et qu’on retrouve ici en fin de volume. Après le dénouement tragique du roman et l’enterrement (à tous les sens du mot) des songes de jeunesse, l’Auvergnat a placé cette longue chanson, proprement hilarante, qui relate le crime terminal dans le style des chanteurs des rues. L’assassin y est traité de « serpent systématique », de « vautour en faux col », et « Les professeurs du Collège (…) / Flétrissent en mots choisis / L’attitud’ de ce bandit ».

     

    C’est sur cette mélodie pour orgue de barbarie que Vialatte a voulu conclure son grand roman. Quant au recueil, il se fermera, pour ceux qui auraient mal compris, sur le poème qui lui donne son titre :

     

    « Le monde joue à pigeon vole

    Au son du tambourin

    Tout va, tout vient, chante et s’affole,

    Tout disparaît soudain.

     

    Tout va, tout vient, chante et s’envole

    Comme le baladin,

    Les jours, les mois, ton cœur frivole,

    Ton jupon blanc, ta tête folle,

    Et la paix des jardins. »

     

    P. A.

     

    (1) Voir mon billet consacré à cet auteur.

    (2) Voir, à ce propos, mon article consacré à Vialatte et Les Fruits du Congo.

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  • ici.radio-canada.caLes lauriers sont coupés. En tout cas, presque tous. On peut donc tirer un premier bilan de la récolte.

     

    Un peu d’autosatisfaction ne nuit pas, au seuil de l’hiver : pour la première fois, je crois, depuis l’existence de ce blog, sur toutes les sélections des prix littéraires les plus importants figuraient cette année des livres que j’avais vantés et défendus.

     

    Certes, Amélie Nothomb n’a pas eu le Goncourt pour Soif (Albin Michel). Pourquoi tu danses quand tu marches ? (JC Lattès), d’Abdourahman A. Waberi, n’a pas eu le Renaudot. Ni Dominique Barbéris (Un dimanche à Ville-d'Avray, Arléa) ni Michaël Ferrier (Scrabble, Le Mercure de France) n’ont vu leurs ouvrages couronnés par le Femina.

     

    Mais il y a aussi de bonnes nouvelles : Emmanuelle Lambert a reçu le Femina essais pour son bel essai photo Daniel FaureGiono, furioso (Stock).

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    photo Pierre AhnneEt Claudie Hunzinger s’est vu attribuer le prix Décembre pour Les Grands Cerfs (Grasset).

     

     

     

     

     

     

    Par ailleurs, il reste l’Interallié, toujours après les autres. Le 14 novembre, François Armanet peut encore l’avoir, pour Les Minets (Stock).

     

    Pour relire mes articles sur ces romans, qui, tous, auraient mérité d’être récompensés, cliquez sur leurs  titres. Félicitons les auteurs, primés ou non, ainsi que les lecteurs, qui les lisent ou vont les lire.

     

    P. A.

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  • picclick.fr.jpgLe problème, avec les recueils de nouvelles, c’est que certaines sont toujours meilleures que les autres. On n’est pas toujours captivé quand Sergi Pàmies disserte à propos du divorce, prend le train, raconte l’histoire d’un romancier qui va régulièrement chercher l’inspiration à l’aéroport. Mais dès qu’il aborde ses grands sujets, l’atmosphère change… Quand il évoque son enfance, parle paternité, héritage, passage d’une génération à l’autre, il nous emporte.

     

    Il faut dire que ses parents ne sont pas tout à fait comme les autres. Ce n’est pas anodin d’être le fils de Teresa Pàmies, célèbre écrivaine engagée, et de Gregorio López Raimundo, commissaire politique pendant la guerre d’Espagne, exilé, clandestin, arrêté, torturé, dirigeant du PSUC (1), élu député après le retour de la démocratie. Un tel environnement familial laisse inévitablement des souvenirs d’enfance un peu spéciaux. On ne voit pas impunément cohabiter à la maison « une communiste bagarreuse, défenseure de la pluralité » et « un membre de la nomenklatura, marqué par les servitudes de la discipline du parti ». Quoique, après tout… Vous allez, comme tout un chacun, avant Noël, au Printemps, pour voir les jouets, avec votre père. Et si celui-ci « s’arrêt[e] de temps en temps pour vérifier que personne ne [vous] sui[t] », ça vous paraît habituel et normal.

     

    Roman familial

     

    C’est seulement à l’âge de onze ans que le petit Sergi quittera, avec ses parents, Paris pour Barcelone, où il apprendra enfin le catalan. Langue dans laquelle il écrit aujourd’hui, et parle d’un passé où l’on trouve, évidemment, quelques placards secrets. Comme celui où l’auteur-narrateur, devenu adulte, conserve « un imperméable Burberry avec une doublure en laine à motifs écossais » ayant appartenu à son géniteur. Sa corpulence, nous dit-il, lui interdit de porter « avec la désinvolture et l’élégance de [son] père, de Jorge Semprun et de tous les hommes qui plaisaient à [sa] mère » ce vêtement qui donne son titre au recueil et auquel est consacrée la plus longue et la plus belle des douze nouvelles qui le composent. Les hommes « qui plaisaient » à Teresa, « Humphrey Bogart, Jean Gabin, Robert Taylor, Albert Camus », d’autres encore, « savaient porter l’imperméable avec une élégance incontestable ». Et l’imperméable, uniforme de l’homme d’action, constitue une composante essentielle de l’idéal du moi, pour celui qui, à l’adolescence, a élaboré un roman familial dans lequel il s’imaginait fils naturel probable de Jorge Semprun. Lequel, porteur d’imperméable s’il en est et ami de Teresa Pàmies, fut exclu du PCE, à la grande époque stalinienne, à l’initiative, entre autres, de Raimundo.

     

    La partie et le tout

     

    Où nous mènent les imperméables… Au meurtre du père, ni plus ni moins. Mais ce n’est pas le seul objet à jouer un rôle central dans les récits de ce petit recueil. Pàmies a l’écriture oblique. Si l’imper ne pouvait que conduire au père, c’est un bocal d’urine, sur la banquette arrière d’une voiture, qui, dans une autre histoire, offrira l’occasion à un père de parler de sa fille. Et il y aura aussi un faux billet, un pistolet à air comprimé pour enfants… Dans chaque nouvelle, la phrase ironiquement minutieuse du Catalan tourne autour d’un objet, avec une obstination élégante et retorse. Et c’est dans ces détours qu’il parle de l’essentiel. Faisant de l’anecdote « la métaphore d’un tout, telle l’analyse de sang qui, à partir d’un petit échantillon, explique le passé, le présent et éventuellement le futur d’un organisme ».

     

    C’est dit dans un texte malicieusement intitulé, à l’intention des distraits, Poétique. Et qui n’offre qu’un des exemples de mise en abyme dans le recueil. L’auteur catalan est dans la tradition, bien ibérique, du baroque. On sait ce qui en constitue, surtout quand il est espagnol, le thème central… Dans ces histoires dont le seul vrai sujet est le travail du temps, le narrateur meurt à deux reprises, en direct, à la première personne du singulier. Ce n’est pas si fréquent. Et c’est compter sans les morts minuscules vécues à chaque fois qu’il se retourne vers son passé ou envisage son avenir — comme cela arrive à bien des pages d’un livre faussement léger et authentiquement grave.

     

    P. A.

     

    (1) Parti socialiste unifié de Catalogne, le pendant du Parti communiste espagnol.

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  • photo Jean-Pierre BelissentMa pièce La Cantatrice et le Gangster, avec Marion Hérold et Markus Fisher, sera jouée au Théâtre de l’Île-Saint-Louis du 19 au 24 novembre 2019 (voir ici et sur le site du théâtre).

     

     

     

     

     

     

    Vous trouverez des détails concernant l’intrigue, l’écriture, les thèmes et les intentions dans les réponses que j’ai données aux questions de Danièle Pétrès pour la revue en ligne L’Inventoire.

     

    Pour accéder à l’entretien, clquez ici .

     

    Des précisions sur ma pièce…

     

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  • photo Pierre AhnneC’est à la fois le roman par excellence et pas un roman du tout. Un homme quitte une femme (« Là, il vient de dire calmement "Écoute, voilà, je m'en vais" »). Elle souffre. Puis elle commence à souffrir moins (« Au début elle ne veut pas, elle y tient, à lui ou plutôt à l’absence et à la douleur qui l’incarnent. Mais ça se détache qu’elle le veuille ou non »). Elle rencontre un autre homme. Elle reprend vie.

     

    Voyage d’hiver

     

    Amour, chagrin, rencontre…, tout le romanesque est là. Mais, déjà dans Ce genre de filles (Arléa, 2018, voir ici), Sylvie Bocqui ne partait de la tradition romanesque (en l’occurrence, celle de l’éducation sentimentale) que pour déconstruire systématiquement la forme roman en tant que telle. Si les thèmes de son récit sont caractéristiques du genre romanesque, ils le sont aussi de la poésie, et on songe, à lire Paulownia, à ces cycles que Schubert ou d’autres ont mis en musique, et qui content les passions malheureuses d’un narrateur-poète. Comme Müller dans La Belle meunière ou Le Voyage d’hiver, l’écrivaine strasbourgeoise dissémine l’aventure de son anonyme héroïne en  instantanés juxtaposés, fragments d’une vie que la séparation a fait voler en éclats et qui se réassemble peu à peu. Les « images de plage, de vagues, de châteaux de sable, de baisers » deviennent autant de parcelles de temps arrêtées et saisies chacune, en deux ou trois pages, dans la fulgurance de leur réapparition et du deuil qu’elles ravivent — car « les souvenirs contiennent des souvenirs et des souvenirs, elle peine à demeurer à la surface du présent des choses ».

     

    On n’est pas dans la psychologie : la sensation domine, et, minutieusement explorée, se fait le signe de l’émotion. À moins que l’héroïne n’y revienne, ne « la précise en la pétrissant de vocabulaire », pour retrouver en elle la saveur de l’amour physique — « les pleins, les plis, les angles, le laiteux, le salé, le laqué ». Et quelquefois aussi la perception s’affranchit de toute association et de tout état d’âme, pour rester là, énigmatique, symbole dont la signification s’est absentée. Ainsi de ces poireaux mis à refroidir dans de l’eau et que la femme abandonnée contemple comme on le ferait d’une toile abstraite — « Ça va du vert pulpé de la feuille du pourpier jusqu’à la transparence fuyante de l’albumine frais ».

     

    Dans le manque d’un mot

     

     

    Pas de hasard, cependant, dans la disposition et l’ordonnance de ces éclats de vie, mais une construction d’autant plus rigoureuse qu’elle est moins chronologique que verbale. Le titre mystérieux ne désigne rien d’autre ici qu’un trou de mémoire : le nom de l’arbre aux fleurs mauve, perdu au moment de la rupture, alors que celle qui restait seule le contemplait par la fenêtre, lui revient vers la fin du livre (« Mais où étais-tu ? »). Alors, « quelque chose se met en place absolument. S’emboîte, s’épouse, s’achève comme une pièce de puzzle insérée dans la découpe qui l’attendait ». « Quelque chose » qui n’est autre que le texte lui-même, écrit dans la béance ouverte par le manque d’un mot. Et, de façon quasi lacanienne, ce mot manquant semble renvoyer lui-même à un autre mot, qui ne sera jamais prononcé, « ce mot de la vie qu’il [l’homme qui est parti] a emporté avec lui en partant ».

     

    Comment dire le manque, l’absence ? Plutôt que de les raconter, Sylvie Bocqui, à la manière des poètes ou des peintres, les montre. Et continue ainsi de pousser le roman dans ses limites les plus intrigantes et les plus singulières.

     

    P. A.

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