• www.demotivateur.frC’est ce qu’on appelle une bonne surprise… La narratrice anonyme du deuxième roman de cette jeune écrivaine américaine est encore plus jeune qu’elle, new-yorkaise, riche et branchée. Elle a une amie, Reva, qu’elle connaît depuis assez longtemps pour que, dit-elle, « nous n’ayons plus à partager que notre histoire commune, circuit complexe de rancœurs, de jalousies, de dénis, et quelques robes que je l’avais laissée m’emprunter, qu’elle m’avait promis de nettoyer à sec et de me rendre, mais sans jamais le faire ». Elle avait aussi, peu avant que le récit commence, un « petit ami » (« si tant est que je puisse qualifier ainsi Trevor »).

     

    Est-ce parce que, une fois de plus, il l’a abandonnée ? Elle décide d’ « hiberner », autrement dit de s’organiser de façon à pouvoir « prend[re] des cachets à haute dose » et « dorm[ir] jour et nuit, avec des pauses de deux à trois heures », pendant une « année de repos et de détente ». Le roman raconte, de l’été 2000 à l’automne 2001, la réalisation de ce projet, que ne contrarient qu’à peine les visites de la copine (« J’étais à la fois soulagée et agacée, comme vous vous sentiriez si quelqu’un vous interrompait en plein suicide »), et que scandent les sorties jusqu’à la « bodega » du coin de la rue, les crises de nostalgie amoureuse ( ?), les visites au docteur Tuttle, lequel signe toutes les ordonnances qu’on veut et conseille « de prendre un animal de compagnie pour développer [ses] compétences relationnelles » (« Les perroquets, paraît-il, ne jugent pas »).

     

    Sans complexe et sans empathie

     

    Tout, on le voit, semble réuni pour quelque chose de girly, d’humoristique et de furieusement new-yorkais. Au début, on croit bien être en train de lire ça. Sauf que rien ne se passe vraiment comme on aurait pu s’y attendre. D’abord, l’héroïne n’est ni obèse ni complexée, au contraire : « grande et mince, blonde, belle et jeune », comme elle le rappelle elle-même à plusieurs reprises, elle ressemble à «  un mannequin en congé ». Et on ne peut pas dire non plus qu’elle soit attendrissante ou commande la sympathie : « Laissez-moi être un glaçon », voilà son credo. Bref, et tant mieux, tout cela n’a rien de tendre. D’ailleurs, dans quelle tonalité sommes-nous ? L’ironie grinçante, certes, mais un climat de plus en plus inquiétant s’installe à mesure que le personnage s’enfonce dans le monde nébuleux et répétitif qu’il s’est choisi.

     

    Le lecteur, emporté insidieusement avec elle, cherche au moins des raisons auxquelles se raccrocher. Pourquoi fait-elle ça ? Bien sûr, il y a le passé : « Je pouvais me représenter ma personnalité, mon passé et ma psyché comme un camion-benne rempli d’ordures. Le sommeil était le piston hydraulique qui soulevait la benne prête à tout déverser quelque part ». Mais ni Trevor, ni la mort récente du père et le suicide maternel qui l’a suivie, ni la froideur dont l’un a toujours fait preuve ou la totale absence d’affect dont souffrait la seconde ne paraissent des explications vraiment suffisantes.

     

    Surface et profondeur

     

    Des rebondissements, même tragiques, viendront-ils détendre l’atmosphère ? Avant les dernières pages, qui sont aussi les plus attendues et les moins brillantes, le choix d’Odessa Moshfegh en la matière est radical : l’enterrement de la mère de Reva ou le bref retour de Trevor ne sont des événements qu’en trompe-l’œil. Tout comme la multiplication, au réveil, des traces d’une vie nettement plus socialisée, menée par l’héroïne sous l’effet des narcotiques, et dont elle n’a aucun souvenir.

     

    « Visiblement, pendant que je dormais, une part superficielle de moi-même aspirait à une vie centrée sur la beauté et le sex-appeal », commente-t-elle. Manifestation d’un moi profond et indéracinable ? Résistance à ce qui s’apparenterait donc à une tentative pour s’extraire d’une existence frivole et vide de sens ? Le livre d’Ottessa Moshfegh est aussi, de fait, une satire du New York de l’argent, de la mode, de la réussite obligatoire. Et elle s’y attaque avec une virulence particulièrement réjouissante au milieu de l’art contemporain, à « ces types [qui] essay[ent] de faire passer leur manque d’assurance pour de la "sensibilité" » (« Ce seraient eux qui dirigeraient les musées et les revues, et ils ne m’embaucheraient que s’ils pensaient pouvoir me baiser »).

     

    Mais, au-delà de toutes les dénonciations, il y a autre chose et plus : un texte, remarquablement traduit et rendu par Clément Baude. Les répétitions, les noms de médicaments énumérés avec les titres des films dont l’héroïne s’abrutit dans ses moments de veille, la présence constante, à l’arrière-plan, de la ville, nocturne et souvent enneigée, tout cela en fait une sorte de long poème hypnotique, à la fois angoissant et drôle. Plus que par la fable ou sa chute, c’est par son phrasé et sa tonalité singulière que le roman d’Ottessa Moshfegh est bien le chant mélancolique et authentiquement moderne de l’époque.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneEst-ce bien un roman fantastique ? À première vue, guère de doute… Ludvik Slany est un journaliste de la télévision nationale tchèque. En cet automne 1995, ses chefs le chargent de réaliser un documentaire sur une certaine Vera Foltynova. Cette ancienne employée dans une cantine scolaire, à la culture musicale plutôt réduite, a régulièrement la visite de Frédéric Chopin, lequel lui dicte des morceaux de musique d’au-delà la tombe (« Une centaine. Des mazurkas, des ballades, des études. Rien ne nous est épargné »).

     

    Le tournage, au domicile de la dame, débute. Et, comme on est dans un ancien pays de l’Est, que le changement de régime est encore récent, qu’on est « dans cette manière de glissement tectonique entre deux civilisations » où « bien des choses restent permises qui ne devraient plus l’être », parallèlement aux entretiens filmés, Vera est suivie et espionnée par un ancien de la police politique chargé de découvrir une présumée supercherie.

     

    Un moi « scindé en deux »

     

    Le roman raconte cette (double) enquête, dont on se gardera de livrer les résultats ici. Disons cependant que la célèbre hésitation, chère à Todorov, entre explication rationnelle et explication surnaturelle, est bien là : on ne voit les choses que par les yeux de Ludvik, « un matérialiste » peu à peu ébranlé (« Mon "moi" se retrouvait scindé en deux », dira-t-il). Et si tous les indices, comme il se doit, vont dans le sens du merveilleux, rien de décisif, comme il se doit aussi, ne vient trancher le dilemme.

     

    Jusque-là, pas de quoi s’étonner. On connaît le goût et le talent de l’auteur pour le fantastique : tout récemment, ses Nouveaux éléments sur la fin de Narcisse (Corti) sont encore venus en attester. Mais il faut se méfier, avec Faye. Il est comme son mélancolique héros postcommuniste : il aime « les pastiches et les faux ». Sous les apparences d’un roman fantastique traditionnel, c’est une réflexion matoise sur le fantastique même qu’il esquisse, ses frontières — et, au-delà, peut-être, les frontières en général.

     

    « Au service de deux mondes »

     

    D’abord, pour mieux installer le trouble, le voilà qui nous annonce une histoire presque vraie : « Ce roman », en effet, serait « très librement inspiré de la vie de Rosemary Brown (1916-2001) ». Rappelons que cette autre employée de cantine, née et morte à Londres, recevait elle aussi, à l’en croire, les visites de compositeurs célèbres et défunts, tels que Debussy, Bach, Schubert et John Lennon. Un long débat en résulta dans les années 1970. Mais le déplacement de Londres à une Prague récemment démocratisée n’est pas seulement géographique : l’accent s’en trouve mis sur le soupçon plutôt que sur les faits, sur le questionnement plutôt que sur l’explication finale. Il en résulte une forme de mise en abyme particulièrement retorse, s’agissant d’un genre qui repose lui-même sur le caractère problématique de la réalité évoquée : ce n’est pas l’histoire d’une femme qui entre peut-être en communication avec les morts, mais celle de gens qui se demandent si c’est le cas ou non.

     

    Et, au passage, notre auteur rend au genre toute sa dimension subversive. Car le fantastique, irruption possible du surnaturel dans un monde normalisé, c’est le trouble apporté à l’ordre. Nul hasard si Ludvik vient « d’une famille de communistes » et a « milité aux Jeunesses ». L’État qu’il a servi voulait « tout savoir » et tout contrôler. Dans cet État, Vera Foltynova « se considérait comme un agent double, au service de deux mondes qui feignaient de s’ignorer ». Insidieusement, toute son histoire prend une dimension allégorique… Vera se cache d’être double, Ludvik craint de le devenir, tous deux sont les rescapés d’un univers coupé en deux. « L’Ouest existait-il ? », se demandait parfois Ludvik, à l’époque du fameux rideau. « Aucun émigré n’en revenait pour confirmer ».

     

    Espions et fantômes

     

    Mais comment s’étonner de cette tendance contagieuse au dédoublement, dans une ville où les fantômes encore proches d’un régime rationaliste jusqu’au délire se mêlent à ceux de Kafka, du Golem, de la « dame blanche » ou du « cavalier sans tête » ? Prague, qu’Éric Faye connaît bien, livre dans son roman toutes ses ressources. Celles qu’une vieille tradition de légendes et de fantastique urbain lui ont laissées, comme celles, plus récentes, léguées par bien des espions, venus du froid ou d’ailleurs. Filatures, chambres d’hôtel où on guette dans l’ombre en fumant, appartements qu’on visite en l’absence de leurs occupants… l’auteur des Lumières fossiles (Corti, 2000) explore les côtés policiers du fantastique, les côtés fantastiques du roman d’espionnage, ébranlant non seulement les limites de la réalité mais celles des genres. Et ajoutant un trouble proprement littéraire aux brumes de la légende et de l’Histoire.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

     

    Effet du changement climatique ? L’automne vient de plus en plus tôt. Avant les écoliers, les marrons, les colchiques, on peut en observer les premiers signes dès ces jours-ci sur les tables des librairies. Je parle, bien sûr, des premiers livres de cette rentrée qu’on appelle encore, par métonymie et par habitude, de septembre.

     

    Que fait le blogueur sérieux pendant l’été ? Il lit, et pense à ses articles. Aussi puis-je déjà vous dire un peu de quoi vous entendrez parler, sur ce blog, au cours des semaines qui s’annoncent.

     

    Vous y rencontrerez des auteurs confirmés, dont certains sont des habitués de mes pages. Délaissant pour un temps le récit de voyage et la nouvelle, Éric Faye revient au roman, avec La Télégraphiste de Chopin (Seuil), récit musical et d’outre-tombe, dans une Prague plus mystérieuse que jamais. Après trois ans de silence, Claudie Hunzinger nous emmène une fois de plus au fond des forêts, avec Les Grands Cerfs (Grasset). Michaël Ferrier parle de son enfance et de l’Afrique dans Scrabble (Mercure de France). Gilles Rozier parle de son enfance  aussi, et d’un souvenir bien troublant (Mikado d’enfance [L’Antilope]). François Armanet évoque, lui, son adolescence et sa jeunesse, passées avec Les Minets (Stock) du Drugstore (des Champs-Élysées).

     

    Il sera aussi beaucoup question de premiers romans, même si ce ne sont pas toujours tout à fait les premiers. Ils sont tous dus à des auteures, et plutôt jeunes. Des Américaines aux univers antithétiques, Ottessa Moshfegh (Mon année de repos et de détente, traduit par Clément Baude [Fayard]) et Rae DelBianco (À sang perdu, traduit par Théophile Sersiron [Seuil]). Une Suisse, Gianna Molinari, qui a écrit, en allemand, Ici, tout est encore possible (traduit par Françoise Toraille [Delcourt]), formule qui s’applique à merveille à son récit. Des Françaises, antithétiques aussi, mais qui parlent toutes deux de deuil et d’absence (Compléments du non, Aurore Lachaux [Mercure de France], et Jardin d’été, Hélène Veyssier [Arléa]).

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Sans compter les livres qui sont sur ma pile et que je n’ai pas encore lus, mais que je compte bien lire : celui de Juli Zeh, qui est allemande et bien connue (Nouvel An, traduit par Rose Labourie [Actes Sud]) ; le recueil de nouvelles de Viet Thanh Nguyen Les Réfugiés (traduit de l’anglais par Clément Baude, Belfond) ; le roman de Dominique Barbéris Un dimanche à Ville-d’Avray (Arléa). Et les livres que j’ai lus mais dont j’aurais pu me dispenser, comme La Vie silencieuse de la guerre de Denis Drummond (Le Cherche midi)…

     

    Des paroles d’écrivains, de temps à autre, recommenceront également à se faire entendre.

     

    Bref, bonne rentrée à tous.

     

    P. A.

     

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  • La rentrée littéraire a lieu, tout le monde l’a bien remarqué, de plus en plus tôt. Aussi reviendrai-je dès la mi-août vous parler de Michaël Ferrier, de Viet Thanh Nguyen, de l’étonnant premier roman d’un auteur de plus de cinquante ans et de beaucoup d’autres ouvrages. En attendant, un rappel de mes découvertes pendant le semestre écoulé, en souhaitant qu’il nourrisse, au long de ces semaines estivales, les loisirs et les rêves de ceux qui me font le plaisir de me lire...

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Suites et prolongements

     

    Les Sœurs aux yeux bleus, Marie Sizun (Arléa)

    Après La Gouvernante suédoise, Marie Sizun continue l’exploration de son histoire familiale. Mélancolique et lumineux.

     

    La Folie Tristan, Gilles Sebhan (Rouergue noir)

    Où l’on retrouve les héros de Cirque mort, toujours à la poursuite de leur origine, comme l’auteur lui-même traque, de livre en livre, un secret vénéneux qui n’en finit pas de se dérober.

     

     

    Vastes horizons

     

    West, Carys Davies, traduit de l’anglais par David Fauquemberg (Seuil)

    Dans ce premier roman, l’écrivaine anglaise ouvre tout grand l’espace de l’Ouest américain du XIXe siècle, offert aux visions contrastées de l’Indien et de l’homme blanc.

     

    Pontée, Jean-Paul Honoré (Arléa)

    Plus que le récit d’un voyage en porte-conteneurs, un magnifique poème, sans lyrisme indiscret, où les choses disent l’étrangeté du monde.

     

    photo Pierre Ahnne

     

     

    Un premier roman…

     

    Licorne, Nora Sandor (Gallimard)

    Des mésaventures d’une nouvelle Emma Bovary, cherchant sur les réseaux sociaux un remède à son insatisfaction fondamentale, Nora Sandor fait une complainte toute d’humour et de subtile mélancolie.

    (Voir aussi l'entretien qu’elle a accordé à ce blog.)

     

     

    … et une réédition

     

    Le Messager, L. P. Hartley, traduit de l’anglais par Denis Morrens et Andrée Martinerie (Belfond)

    Dans ce roman éblouissant, qui inspira à Losey un film célèbre, l’auteur anglais restituait tous les enchantements et les troubles de l’enfance qui s’achève.

     

     

    Sans compter…

     

    Vies dérobées, Pierre Kretz (Le Verger)

    Pierre Kretz parcourt et dissèque le malheur d’être alsacien au XXe siècle, dans un roman polyphonique aux tonalités finement mêlées.

     

    Nouveaux éléments sur la fin de Narcisse, Éric Faye (Corti)

    Quatorze récits semés d’échos subtils, qui composent un hymne aux miroirs, aux trompe-l’œil et aux anamorphoses.

     

    photo Pierre Ahnne

     

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  • www.aufeminin.comLe bestiaire de Barbara Pym est éloquent : La douce colombe est morte, Comme une gazelle apprivoisée, ces titres disent bien la prudence d’héroïnes peu disposées à se lancer dans l’émotion forte, ainsi que le cadre agréablement étriqué de leur existence. Ils suggèrent aussi, dans un jeu de miroirs narquois, leur besoin de « quelque chose à aimer, oui, tout [est] là, comme une gazelle (…) ou une (…) colombe, ou même comme un vulgaire caniche ». Leur drame est tout entier dans cette contradiction.

     

    Entre vicaire et archidiacre

     

    Ce premier roman ouvre pour l’écrivaine anglaise une période de succès à laquelle devait succéder l’oubli, puis une renaissance, dans les années 1970, qui se prolongerait jusqu’à sa mort, en 1980. La gazelle est Belinda, dont les « yeux verdâtres, d’une grande douceur, [sont] dignement masqués par des lunettes de corne ». Comme Barbara Pym le fit elle-même, elle vit avec sa sœur — Harriet, « vieille fille élégante et bien en chair de cinquante et quelques années ». Harriet est amoureuse du vicaire, comme elle l’a été de tous ceux qui se sont succédé au village ; mais c’est un certain Mr Mold qui va lui proposer le mariage ; pas du tout son type ; elle refusera. Quant à Belinda, elle aime depuis trente ans l’archidiacre, lequel regrette peut-être d’avoir plutôt épousé l’impérieuse Agatha ; c’est cependant l’évêque de Mbawawa (Afrique), de passage au pays natal, qui lui offrira de devenir sa femme; elle trouve qu’il ressemble trop à un mouton. Le prélat éconduit se rabattra sur Miss Aspinal, qui n’y croyait plus. Et les noces du vicaire et d’une autre miss viendront clore le roman — tandis que, heureusement, un nouveau vicaire prend la place du jeune marié.

     

    On trouve déjà ici les cœurs solitaires et les hommes d’Église (anglicans) à marier qui peupleront Des femmes remarquables, également en [vintage] (voir ici). L’humour aussi est déjà là, avec la fascination pour le quotidien le plus limité. L’organisation des repas tient une grande place, et, sur la liste des courses, Belinda écrit « café, riz, paille de fer, savon de ménage », à quoi sa sœur ajoute « pêches au sirop, génoise, sherry (pas pour la cuisine) ». On passe beaucoup de temps à décorer des stands pour les fêtes paroissiales, en s’interrogeant sur la meilleure manière d’y placer les courges (« Je crois que, disposées en pyramides, elles feraient beaucoup d’effet »).

     

    Cœur brisé et chaussons de nuit

     

    Belinda, cependant, est beaucoup plus sentimentale que ne le sera l’héroïne-narratrice du deuxième roman de l’auteure. « Elle sent ses yeux s’emplir de larmes » quand elle entend ou lit les vers des poètes anglais des XVIIIe et XIXe siècles, abondamment cités et, pour la plupart, inconnus du lecteur continental (le traducteur, qui s’en doutait, a prévu des notes bien utiles).

     

    L’intrigue de ce roman-ci est aussi, par rapport à l’autre, encore plus systématiquement statique et privée de vraies péripéties. On pense à Jane Austen, bien sûr, mais aussi, comme ce sera toujours le cas, à Virginia Woolf, si ce n’est à Beckett. Car, malgré la gaieté de ces « demoiselles d’un certain âge pleines d’allant », promptes à rire des autres et d’elles-mêmes, le sentiment du vide et de l’absurdité de la vie est là sans cesse, évident, tranquille, assumé. Une lucidité sans indulgence règne dans tous les esprits. Belinda sait bien « que son propre cœur, qu’on lui [a] brisé à l’âge de vingt-cinq ans, s’[est] parfaitement remis au fil des ans » : « son amour [est] comme un vêtement douillet et confortable, des chaussons de nuit peut-être, voire une combinaison de laine ». Si, en parlant toujours de mariage, on se marie si peu, chez Barbara Pym, c’est que, « lorsqu’on att[eint] un certain âge, (…) tout changement [est] un mal en soi ». Sans compter qu’à en juger aux quelques exemples effectifs, l’union conjugale n’apparaît pas comme un sort si enviable que ça.

     

    Bref, il y a « un certain plaisir à ne pas faire quelque chose ; on s’évit[e] ainsi de voir la morne réalité réduire ses grandes espérances à néant ». Impitoyable Miss Pym… La morale à bas bruit de ses récits de vies minuscules est peut-être, à y regarder de près, plus cruelle que les désespoirs les plus bruyants. Et, élégance suprême, elle est aussi plus drôle.

     

    P. A.

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