• www.lemagducine.frPremière originalité par les temps qui courent : voilà un roman qui n’essaie pas d’être autre chose qu’un roman. Qu’on en juge… Elsa, jeune auteure qui, pour parler comme les professionnels de la chose, n’a pas encore vraiment trouvé son lectorat, est pleine d’admiration pour Béatrice Blandy, laquelle possède toutes les caractéristiques de la grande écrivaine : elle a « peu écrit, cinq romans seulement en trente ans », ne fait pas partie de ces auteurs qui « à chaque rentrée littéraire (…) monopolisent les plateaux télévisés », mais « l’écriture répon[d] chez elle à une sorte d’urgence » et ses textes sont « fulgurants » ; de plus, issue de « la grande bourgeoisie parisienne », elle a « la classe et l’aisance de la classe dominante ». Quand elle meurt brusquement, « tout le gotha littéraire [est] sous le choc ». Et Elsa, pour lui rendre, elle aussi, un modeste hommage, place une phrase de l’idole en exergue de son dernier roman. Ce qui lui vaut son premier vrai succès, et une lettre de Thomas, le veuf, lequel souhaite faire sa connaissance.

     

    Elsa mène l’enquête

     

    La suite, d’abord, semble prévisible : la rencontre mène à l’histoire d’amour et à la liaison régulière. Mais cette intrigue sentimentale n’est pour le lecteur, comme, d’une autre manière, pour Elsa, qu’un leurre, un écran derrière lequel se dissimulait un récit à énigme. Béatrice Blandy avait une œuvre en cours. Où sont cachés les carnets contenant ses brouillons ? Elsa mène l’enquête, va fouiller le bureau de la morte (« Ouvrir la porte interdite. Monter les marches de bois. Entrouvrir le velux… »), finit par découvrir le trésor, caché derrière des livres judicieusement disposés de Nathalie Sarraute (« Ouvrez, Les Fruits d’or, Elle est là…). Reprendre le texte esquissé, le mener à bien, en venir à l’idée que le publier sous son nom est « la meilleure solution », voilà qui va de soi. Ensuite…

     

    Difficile de ne pas raconter la fin, qui dévoile seule tout le sens de l’entreprise ; mais difficile aussi de la raconter sans déflorer un roman qui flirte ostensiblement avec ce qu’il y a de plus fictionnel en matière de fiction : le polar (mâtiné, comme il se doit, de conte de fées, voir plus haut), le thriller psychologique (teinté, inévitablement, de psychanalyse — « Vous feintez ? (…) – Pardon ? – Je vous fais un thé ? »). L’ombre de Hitchcock fait ici plus que planer, l’auteure ne se cachant pas de rendre hommage à deux œuvres du maître : Sueurs froides, grand film sur la manipulation (« Il croit la suivre, mais en fait c’est elle qui mène le jeu »), et Rebecca, fameuse histoire de hantise, où « une jeune femme s’éprend d’un veuf » et devient la rivale d’une morte.

     

    Être une autre

     

    Cependant, Rebecca, c’est d’abord un roman, de Daphné Du Maurier, « qu’Elsa n’[a] jamais réussi à terminer »… Le texte si romanesque de Carole Fives est avant tout le roman d’un roman, celui qui s’écrit sous nos yeux se profilant derrière celui que doit écrire Elsa. Une expérience transgressive (« Ne te gêne pas, fouille ! T’es écrivain ou pas ? ») où celle qui croit violer l’autre et ses secrets est en fait possédée par lui. Partie pour « suivre l’exemple de Béatrice », Elsa « parl[e] d’une vois plus assurée », n’est « plus seule », finit par se demander « qui [est] le fantôme finalement, de Béatrice et d’elle ». Mais « le texte de Béatrice, qu’elle travaill[e] et cis[èle] (…), l’ancr[e], la ren[d] à son désir à elle » : « Pour la première fois de sa vie, alors qu’elle avait usurpé la place d’une autre, Elsa se sentait légitime ».

     

    Le désir, on le sait, est toujours désir de l’autre. Quelque chose à te dire, qui semble faire le portrait de la grande auteure morte, fait avant tout celui d’une écrivaine vivante, marquée par la culpabilité (« C’était la naissance d’Elsa qui avait déclenché la première dépression de sa mère ») et paniquée d’entrer soudain « dans la chambre des parents ».

     

    Tout cela à petites touches, en passant, et sans jamais tomber dans la psychologie en tant que telle. Ce livre ne tombe dans rien : il se tient au bord du policier, au bord du fantastique, au bord de la violence et de l’excès. Le bord est son lieu naturel. Je parle de bord, pas de retenue, et encore moins de bon ton : sous l’élégance de surface se déploie un récit vénéneux, plein de portes dérobées et de profondeurs discrètes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Alfred Hitchcock, Rebecca, 1940

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  • www.pinterest.frQu’est-ce qui fait peut-être du récit de guerre le récit par excellence ? D’où vient la fascination qu’il exerce, l’exceptionnelle force d’entraînement ou, mieux, d’implication à laquelle il soumet le lecteur ? Du rôle qu’y tiennent les jeux du hasard et du destin, ressort narratif probablement essentiel dans la fiction occidentale ? Du problème, qui s’y déploie inévitablement, du mal et de la responsabilité, auquel tous les problèmes moraux peuvent, d’une manière ou d’une autre, être ramenés ? Ou son attrait reposerait-il sur la distance entre les extrêmes qu’il évoque et la position, inévitablement confortable en comparaison, où il installe celui qui le lit ? Un tel dispositif révélerait-il le principe et le fond de l’acte de lecture en tant que tel ?

     

    Dans Nous, les Allemands, il est mis en scène et déjoué par l’effet d’un triple décalage. À celui qui oppose les circonstances de la lecture et celles de la fiction vient d’abord s’ajouter un écart temporel. Callum tente de poser à Meissner, son grand-père très âgé, des questions sur ce qu’il a fait et vu lorsque, sur le front de l’Est, il portait l’uniforme de la Wehrmacht. L’aïeul refuse de répondre, mais rédige une longue lettre. Nous la lisons, après la mort du vieil homme, avec Callum, dont la situation particulière ajoute une  complexité supplémentaire à l’ensemble : fils d’une mère allemande et d’un père britannique, né en Grande-Bretagne et anglophone, il a appris l’allemand, séjourné souvent chez ses grands-parents, vécu à Hambourg… comme sans doute l’auteur lui-même, de père écossais et de mère allemande, journaliste dans diverses publications britanniques, dont c’est ici le deuxième roman, et le premier traduit en français.

     

    Patrouille perdue

     

    Son représentant commente, en alternance ou dans de rapides parenthèses, le discours d’un grand-père ancien combattant dans l’armée nazie. Évoquant les difficultés de l’appartenance à deux cultures, les singularités de l’âme germanique, les rapports compliqués de l’Allemagne à son passé ; Rilke, dont il ne semble pas très bien connaître les titres, mais dont il ne craint pas d’affirmer qu’on « a du mal à le lire en gardant son sérieux »… Ce n’est pas là ce qu’il y a de mieux dans le roman d’Alexander Starritt. Pourtant cette voix extérieure-intérieure y était nécessaire, pour assurer au lecteur une place dans la fiction qui le garantisse contre les excès de fascination immédiate, et en dehors d’elle, face à la question morale qu’elle pose et déploie.

     

    Celle-ci est résumée dès le départ. « Est-ce que tu as vu des choses horribles ? » voulait demander le petit-fils. « Oui », répond l’aïeul depuis sa tombe. « Est-ce que tu as fait des choses horribles ? »… « C’est difficile à dire ». Tout le livre va tendre à préciser ce qu’il faut entendre par là. Car, on l’aura déjà compris, nous ne sommes pas dans Les Bienveillantes. « Opa » (grand-papa) n’était, en 1941, qu’un jeune soldat pris dans « l’air du temps » : « Rares étaient ceux » qui lui ont tenu tête, et, ajoute l’intéressé, « je n’en faisais pas partie ». Il aurait préféré être envoyé en France, mais le voilà en Russie, où a lieu « la seule vraie [guerre], nue, impitoyable (…), une pure et simple affaire de haine et d’annihilation ». Tout commence vraiment avec la déroute finale, quand l’armée allemande fuit, harcelée par les partisans et serrée de près par l’Armée rouge. Meissner se retrouve dans une de ces patrouilles perdues auxquelles le cinéma nous a accoutumés, échantillonnage de types psycho-sociologiques, ici suffisamment peu marqués pour éviter toute lourdeur démonstrative. Ils sont cinq, envoyés à la recherche d’un stock de provisions de luxe égarées quelque part dans les parages.

     

    « Cercle enchanté »

     

    Ils le découvriront. Et aussi autre chose. Quoi ? Une certaine vérité de la guerre. Celle-ci, pour l’essentiel, « consiste en communications, en logistique, en routines apprises ». Et, quand elle devient défaite, en va-et-vient, en surplace, en moments de désœuvrement voués à des conversations insipides, tout cela dans la crasse, la fatigue, la peur, et sur fond de perte complète du sens. Nos cinq héros dérivent à travers la forêt polonaise, boivent et mangent ce sur quoi ils ont mis la main, passent des après-midi à s’occuper de leurs pieds (« le passe-temps favori du fantassin »). La clairière où ils ont échoué devient pour eux « comme un cercle enchanté, un atoll sûr dans des eaux infestées de requins ».

     

    La force du récit est de montrer que cette inconsistance fondamentale, ce flottement dans un repli spatio-temporel où tout se vaut continueront à jouer quand les personnages se trouveront finalement confrontés à l’horreur et à la violence. Déchaînement plusieurs fois annoncé mais qui n’en surprendra pas moins le lecteur, tant l’art de la narration comme le réalisme habilement stylisé des détails matériels font de ce roman de guerre atypique un récit de guerre exceptionnel.

     

    La question morale y surgit d’un fond de déliquescence où la capacité de réflexion disparaît sans que la conscience individuelle s’abolisse pour autant. Les deux narrateurs superposés l’examinent sans tenter d’y répondre ni se réfugier dans une prétendue impossibilité de la trancher. On ne dévoilera pas ici les événements dont le souvenir pousse Meissner à se demander, au bord de la tombe : « Avons-nous mal fait ? » Ni ce qui l’amène, sans se tenir pour « coupable », à éprouver pourtant « une honte inextirpable ». La honte, tel est le noyau que le récit d’Alexander Starritt met à nu et fouille. Sans refuser la morale, mais sans moralisme, et en plaçant le lecteur dans un inconfort d’autant plus salutaire.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneAprès Bambois, la Survivance, les Hautes-Huttes…, bienvenue aux Bois-Bannis. Chez Sophie et Grieg (ex-Sils, puis Nils). Dans cette maison isolée, quelque part dans les Vosges, où tous deux se sont retirés, il y a une vieille ânesse et des livres. Lui passe son temps à les lire, elle est « écri-vaine » (lui dixit), son dernier roman paru s’intitulait Les Animaux (pas Les Grands Cerfs). Bien sûr, ils se sont rencontrés « à l’école maternelle, après l’annexion de l’Alsace par les nazis, après la guerre, à la Libération » (1).

     

    Claudie Hunzinger raconte toujours la même histoire, et cette histoire ressemble beaucoup à la sienne. On retrouve ici sa fierté parfois un peu insistante de l’avoir vécue, les thèmes aussi qui la parcourent et hantent les ouvrages où elle l’évoque : la nature, et, singulièrement, l’animalité ; la passion des lieux à l’écart et des refuges ; le conflit et, parfois, la complémentarité entre monde naturel et technique, réel et connaissance du réel.

     

    yes I will yes

     

    En même temps, ça n’est jamais la même histoire. Sophie et Grieg sont devenus vieux. « Mon corps était en train de prendre avec moi ses distances », constate-t-elle. Et tous deux « compt[ent] ensemble [leurs] années évanouies ». Depuis « quatre ans », elle n’a « plus bouclé de roman ». Elle se sent « fragile comme jamais encore dans [sa] vie », et, pour tout dire, « en bout de course ». Le monde aussi est devenu (encore plus) vieux. Le sentiment diffus d’une menace plane : la mort, bien sûr, même si les deux complices savent l’exorciser à coups de fantasmes plaisamment macabres ; mais aussi un péril plus général, « le début de la Fin », peut-être, « de la fameuse Fin ».

     

    Là-dessus, arrivée inopinée de Yes. Une chienne perdue ou, plutôt, « une petite bombe d’enfer. De l’énergie pure », avec « son adoration de la vie », le « grand oui » qui lui a valu un nom soufflé par Joyce (« and yes I said yes I will yes »). Elle restera un an aux Bois-Bannis, dans une proximité absolue avec Sophie, en qui elle a reconnu une semblable, celle-ci, comme Janet Frame, se sentant plus proche du monde animal que de l’espèce humaine.

     

    La visiteuse, disparue, une fois sa mission accomplie, aussi mystérieusement qu’elle avait surgi, aura joué le rôle de l’ange auquel l’allusion du titre l’assimile. Grâce à elle, nos deux héros vont conjurer les périls ou du moins dominer l’angoisse que ceux-ci suscitent ; la vieillesse va devenir pour eux une excitante « expédition en zone inconnue » ; un livre, enfin, va recommencer à s’écrire – celui que nous lisons.

     

    « Mon corps et la forêt »

     

    Sitôt ces mots posés, on s’avise des malentendus auxquels ils peuvent donner lieu. Et il est vrai qu’on craint souvent de voir le nouveau roman de Claudie Hunzinger tomber dans une forme de bien-pensance, et de complaisance pour la mode qui ne serait paradoxale qu’en apparence. Seulement il y a toujours quelque chose qui l’en garde, et ramène ses pages hors des sentiers frayés, vers ces marges et ces « broussailles » que l’auteure aime et revendique. Évoque-t-elle le massacre cynégétique de 35 000 sangliers ? C’est pour ajouter : « J’avais du mal à imaginer leurs masses amoncelées en un immense tas sous le soleil telles les entrailles sacrées de la nuit »…

     

    Non, ce n’est pas un roman écolo-féministe, ni un plaidoyer pour la décroissance, et pas davantage une mise en scène du grand âge, promu depuis peu thème porteur. En fait, ce n’est pas un roman du tout. La chienne semble bien s’être enfuie de chez un zoophile, lequel, peut-être, la traque toujours ; des gens très bizarres errent aux alentours de la maison solitaire, et parfois s’en approchent… Cette ébauche d’intrigue tournera cependant au Désert des Tartares ; on en restera à « la possibilité du désastre ».

     

    Donc, pas un roman. Et si on dit journal ou réflexion poétique sur l’être au monde, ce ne sera pas tout à fait ça non plus. Ce livre, qui se situe au confluent de plusieurs genres et qui les déjoue tous, a des allures de somme, cela, du moins, est sûr. La narratrice y fait le point : où en est-elle ? Par rapport à la maîtrise du monde par la technique, et aux ravages qu’elle occasionne ; par rapport au corps, vieillissant, mais toujours désirant, et désirant le corps de l’autre ; par rapport à l’écriture, évidemment ; par rapport, cela va sans dire, à la nature : « Une nouvelle équipée. Avec mon corps. Avec ce qui reste de mon corps. Avec ce qui reste de la forêt. Mon corps et la forêt ».

     

    « Le rébus du monde »

     

    Ce n’est plus la même histoire parce que les personnages et le monde ont vieilli, mais pas seulement. Des déplacements, de subtils et parfois nets décalages se produisent par rapport aux textes précédents. Pendant longtemps, dans les livres de Claudie Hunzinger, il s’agissait d’accéder à un espace intermédiaire entre l’être humain et le réel extérieur à lui. Dans Les Grands Cerfs, déjà, la narratrice se sentait devenir cerf elle-même (2). Ici, elle part du constat de son appartenance fondamentale au monde naturel. Animal, mais aussi végétal. D’où cette page étonnante où, rentrant des bois, elle sent « la forêt se retirer [d’elle] », « le système lymphatique des troncs, la ponctuation des bourgeons à venir, le réseau des racines » quitter son corps qu’ils avaient envahi.

     

    Écrire, dès lors, devient une activité ambiguë, qui exige d’« être au monde intensément tout en n’y étant plus », et qui s’efforce de joindre monde naturel et monde humain innervé par le langage, tout en les gardant à distance (« Le crayon était le tiret qui me reliait encore aux humains »). Mais le réel aussi est une écriture. « Une salamandre étale sous mes yeux le rébus du monde », dit Sophie. Et Yes « lit », de la truffe, le texte de la nature. Fondre ce texte et les propos tenus par la voix de « celui qui monologue sous les mots (…), qui nous utilise » et qui « s’appelle Logos », voilà l’ambition folle avouée, entre les lignes, par ce livre de toutes les audaces. Le point de fusion, impossible à atteindre, en est le cœur.

     

    P. A.

     

    (1) Pour éclairer ces allusions, voir les précédents livres de Claudie Hunzinger, en particulier : La Survivance (2012), La Langue des oiseaux (2014), L'Incandescente (2016) et Les Grands Cerfs (2019), tous chez Grasset

    (2) Voir ici.

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  • www.kulturtuer.netLe succès mène aux métamorphoses. On l’a vu avec le roman autobiographique, que l’engouement dont il a fait l’objet a démultiplié en autofiction, récit de vie, chronique familiale et autres journaux vrais ou faux. On le constate à présent avec le roman biographique et ses avatars. Il ne date pas d’hier. Au début, il racontait un épisode imaginaire de la vie d’une personne réelle (exemple type : Le Dernier Amour de Casanova, de Schnitzler). Ensuite, il est devenu simple vie de…, compilation d’authentiques biographies, récrites dans un style plus ou moins romanesque. Depuis quelque temps, nous avons aussi le roman biographique d’appoint : vous voulez parler de vous, mais la matière est mince ; qu’à cela ne tienne, inventez-vous une passion pour, ou, mieux, de mystérieuses affinités avec un grand personnage quelconque ; cela vous autorisera à compléter le récit de votre propre existence par l’évocation de celle de votre héros / héroïne (par compilation, voir plus haut) – vous donnerez ainsi facilement du relief à ce qui en manque, tout en respectant la sacro-sainte règle des pistes narratives alternées. Coup double.

     

    Décalages et satire

     

    Le titre du roman de Paule Darmon semble à première vue annoncer quelque chose dans ce genre-là. Mais Dora Bessis, la narratrice (moi) ne nous raconte pas la vie de Robert De Niro. Elle nous raconte la vie d’Eli Cohen, lequel n’est pas nommé dans le titre, secret oblige, puisque cet espion israélien né en Égypte fut envoyé à Damas, où il réussit à pénétrer les plus hautes sphères du pouvoir syrien avant d’être démasqué et pendu en 1960. D’autobiographie, dans tout cela, il n’y en a pas vraiment. Même si Dora, au cours de ses incessantes pérégrinations, retrouvera un vieil ami, rescapé des prisons royales marocaines, à Casablanca, où l’auteure est née comme elle dans une famille juive.

     

    Ladite narratrice n’écrit pas une biographie d’Eli Cohen, mais un scénario de film de fiction racontant sa vie. Scénario dont nous ne verrons jamais le texte mais dont nous aurons la substance et dont nous suivrons l’écriture (« Assise devant mon ordinateur au milieu de livres et de documents sur les services secrets israéliens, je mets en scène mon film, imagine des paysages grandioses, des ruelles tortueuses, des boutiques obscures, des jardins secrets »). Surtout, nous assisterons aux démarches entreprises par la scénariste-héroïne-narratrice pour trouver un metteur en scène, une vedette et un producteur. Démarches qui la mèneront en Israël, où elle interrogera la veuve de son personnage, à New York, où sa rencontre avec De Niro donnera lieu à une scène digne du cinéma burlesque de la grande époque, à Londres, où un homme d’affaires palestinien lui proposera une drôle de combine et manquera la plonger dans un vrai roman d’espionnage (« Avec tes conneries, c’est toi qui vas finir par avoir le Mossad sur le dos ! »).

     

    Une telle accumulation de décalages fait de ce pseudo-récit biographique une satire au sens originel du terme : mélange de biographie, de roman, d’essai socio-politique sur le Moyen-Orient, où le moins qu’on puisse dire est que la liberté de ton est grande. Si « la corruption et l’avidité » règnent « à tous les niveaux dans les pays arabes », Dora, après trois jours en Israël, se sent « transform[ée] en bête sauvage » ; et elle s’interroge : « En dehors de la religion, qu’y a-t-il de commun entre un juif arabe et un juif russe, yéménite ou américain ? »

     

    Moustache et gravité

     

    Au mélange des genres s’ajoute celui des registres, le dramatique et le tragique exigés par le sujet étant sans cesse concurrencés par l’humour et la fantaisie les plus débridés. Le tout porté par une écriture galopante et une construction acrobatique, qui tresse toutes les formes de mise en abyme – ou de contre-mise en abyme, voir le scénario désastreux élaboré, sur le même sujet que Dora, par un Américain rencontré par elle à Jérusalem.

     

    « J’écris », dit-elle, « un scénario de fiction "basé sur les faits réels", pas un documentaire. Ce qui me donne l’entière liberté d’exprimer mon empathie et de faire appel à mon imagination… ». Jeu avec la vérité, donc. Et jeu tout court, comme l’atteste l’évocation, quelques pages plus loin, du temps de l’enfance et de « la Bibliothèque verte », dont la lecture aurait donné à notre future scénariste « le goût des héros ». En l’occurrence, de héros prêts à jouer eux-mêmes le grand jeu de l’action secrète. Et la biographie devient une activité ludique, impliquant déguisement et mise en scène : « J’ai fait appel à mon entourage familial pour camper des personnages que j’ai affublés de moustaches »…

     

    Ce dernier détail cependant indique peut-être le vrai sujet qui, sous les dédoublements, les redoublements et les masques, habite de bout en bout le livre de Paule Darmon. Elle nous brosse, l’air de rien, un portrait du monde méditerranéen, c’est-à-dire de l’identité méditerranéenne. Identité insaisissable, bien entendu. Indignée par les discours de son ami Isidore, Dora, prenant la défense d’Eli, lance : « C’est (…) le paradoxe de cet Égyptien qui, pour rester juif, se transforme en Arabe et en meurt. Alors, tu peux me dire qui, de lui ou de toi, avec ta honte d’être juif, ta marocanité et tes combats d’opérette, est le traître ? »

     

    On l’aura compris, tout cela nous mène à une réflexion sur l’identité en général. Le titre, fausse porte d’entrée et chausse-trape authentique, le disait : Robert De Niro (un acteur), le Mossad (des agents secrets), et moi (mais qui est-ce ? qui parle dans ce livre ?). Questions sérieuses, plutôt que lourdement exposées, mises ici en scène avec la fausse légèreté qu’appellent les sujets vraiment graves.

     

    P. A.

     

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  • photo Pierre AhnneDans Au cœur d’un été tout en or (1), dont je parlais il y a deux ans, un personnage formule l’impression, souvent éprouvée par le lecteur lui-même, qu’« il manque quelque chose ». Manque structurel, bien sûr, qui n’a rien d’un défaut, mais est le cœur secret des récits composant le recueil. On le retrouve aujourd’hui au centre du nouveau roman d’Anne Serre, dont il constitue, explicitement, pourrait-on dire, le seul sujet.

     

    Il prend d’abord la forme presque anodine de passages manquant dans un manuscrit. Celui d’un roman de la si chère vieille dame auteur désignée par le titre. Un réalisateur (qui sera parfois narrateur), accompagné d’un cameraman et d’une assistante, vient interviewer ladite vieille dame « sur son lit de mort », pour lui demander de combler « les trous ». Ce qu’elle fait, corrigeant aussi à l’occasion les erreurs de la narratrice du récit troué (laquelle lui ressemble, en plus jeune). De temps en temps on s’évade de la vieille maison où tout cela se passe, pour gagner, à l’autre bout du village, une autre maison, dans le grenier de laquelle un autre « narrateur », qui ne prendra autant dire jamais la parole, contemple par une fenêtre le paysage décrit dans « le roman » dont on nous parle. Et occasionnellement on croise d’autres gens encore, le père de la narratrice (donc, de la « vieille dame »), un narrateur supplémentaire et « omniscient » (dit-il…), un certain Holl, dont il est bien précisé qu’il n’existe pas « à l’extérieur du livre ».

     

    Auteure et auteur

     

    J’essaye d’être précis, et suis donc schématique. De toute façon, l’essentiel n’est pas dans ce catalogue de personnages tous originaux et fortement individualisés mais prêts à prendre chacun la parole et à assumer la narration, non plus que dans la distinction des différents niveaux de discours, dont les chercheurs de jadis auraient fait leur miel. L’essentiel, c’est la multiplicité même des changements de locuteur ainsi que la rapidité tourbillonnante et jubilatoire avec laquelle ils s’effectuent. Car on est loin de l’austérité façon nouveau roman. On serait plutôt dans l’humour au galop, genre Sterne. Ce livre est placé sous le signe de la joie, et « la narratrice » (laquelle ?), lorsque, sous la douche, elle pense aux malheurs qui ont frappé différents membres de sa famille, « slalome (en pensée) à toute allure (…), entre ces affreux piquets dressés, pour éviter le souvenir et parvenir à [s’] effondrer dans la neige fraîche en riant, saine et sauve, conquérante, à l’arrivée ».

     

    Joie de raconter, bien sûr, et dans une langue admirable. De raconter quoi ? Peu de chose. Les uns et les autres circulent d’un lieu à l’autre, les décrivent, on voit apparaître et disparaître divers motifs, parmi lesquels certains de ceux qui semblent, d’un livre d’Anne Serre à l’autre, composer une sorte d’autobiographie allusive et morcelée : il y a une « maison de vacances » dans un paysage un peu austère, un village qui comprend une rue « curieusement dénommée rue des Sœurs-Serre » ; la « si chère vieille dame auteur » a écrit « un livre en langues » qui rappelle furieusement Grande Tiqueté, de l’auteure réelle (2). Autobiographie ? Anne Serre s’en défendrait, comme elle le fait dans l’entretien (3) autrefois donné à ce blog. Elle aurait raison. Les éléments évoqués plus haut ne sont pas ceux d’un quelconque récit de vie. Ils sont là pour relancer « la toupie » narrative, pour creuser un écart supplémentaire, celui qui sépare la « dame » de l’« auteur », et que désigne le premier « trou » du texte, où est tombé l’e qui serait de rigueur de nos jours si une auteure extérieure parlait ici.

     

    « Chemin d’or » et « puits où se jeter »

     

    La seule véritable intrigue, c’est donc ce « réseau arachnéen de mille fils » évoqué au détour d’une page, ce « voile inlassable », fait d’accrocs et d’écarts plus que d’étoffe, qui sépare et tient unies les différentes voix. Ce n’est pas seulement le récit qui se trouve ainsi mis en abyme et en crise. C’est la mise en abyme elle-même que le récit met en crise, par l’exploitation vertigineuse de toutes les possibilités qu’elle ouvre. Vertige que viennent encore amplifier les multiples références littéraires ou cinématographique : Charlotte Brontë, Hitchcock, Robert Walser… Les mondes germanique et anglo-saxon dominent, et, avec eux, une certaine forme de romantisme. Ce livre plein de métamorphoses et d’objets magiques se réclame à maintes reprises du conte merveilleux : troupeau de boucs « au poil blond et aux cornes (…) pyramidales » veillant à l’entrée du village, « chemin d’or et de lichen » y conduisant, « porte fermées, lourde et sévère, muette et implacable », mais, pour peu qu’on fasse le tour de la maison, « petite porte qui, elle, n’[est] pas fermée à clé »…

     

    Dans tous les contes on trouve des trésors et des dangers. « Au centre de chaque grand livre » il y a « un secret », qui est aussi « un puits où se jeter ». « Non du tout pour mourir », s’empresse d’ajouter « la narratrice » (!), « mais pour s’y engouffrer et déboucher ailleurs ». Certes. Mourir, être ailleurs… En tout cas, cesser d’être soi. Au cœur du monde ludique et lumineux d’Anne Serre, au cœur de son perpétuel été tout en or, il y a un vortex dont la présence cachée diffuse partout le froid de l’inquiétante étrangeté.

     

    P. A.

     

    (1) Mercure de France, 2020, prix Goncourt de la Nouvelle, voir ici

    (2) Champ Vallon, 2020, voir ici

    (3) Voir ici

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