• photo Pierre AhnneVous allez dire que je suis de parti pris. Oui, l’éditeur est celui-là même qui vient de publier mon roman Faust à la plage (1). Oui, dans la même collection… Vous voilà prévenus. J’ai joué, comme on dit, cartes sur table. Du coup, rien ne m’interdit plus de dire que je retrouve, à lire cette nouvelle version d’un texte déjà paru en 2010 (2), l’étonnement et la fascination qu’avait éveillés en moi à la rentrée 2021 la lecture d’Okoalu (3).

     

    Avatars et fées

     

    Ce livre-ci va encore plus loin dans la déconstruction systématique du récit traditionnel, s’il faut entendre par là une certaine linéarité, un souci d’efficacité dramatique tendant à privilégier l’intrigue, un fond de réalisme social et historique. Ici pas de perspective pour mettre en évidence des lignes narratives plus importantes que d’autres. Tout est sur le même plan, et on lit d’abord ce roman comme on feuilletterait un fabuleux livre d’images, plein de lumières hivernales, d’objets, de paysages où l’eau et de multiples variétés de froid dominent.

     

    Les personnages eux-mêmes, dépeints dans toute leur singularité mais non sans humour, ne sont pas traités autrement que les lieux et les choses. Ils surgissent l’un après l’autre, innombrables et tous différents. Leurs destins suivent leurs cours, s’entrecroisant autour d’un double centre qui les voit souvent se rassembler : l’appartement de l’un d’entre eux, Melchior (lequel disparaîtra dans un accident d’avion advenu quelque part du côté d’une île de l’archipel de Lau, dans les  Fidji, « si petite qu’elle ne figure pas sur toutes les cartes », et où l’on reconnaît sans peine l’Okoalu du livre précédent) ; une revue savante, Ethnologie, à laquelle la plupart d’entre eux collaborent – car les personnages de Véronique Sales sont souvent des espèces de savants et, plus précisément, d’ethnologues un peu fous. On suit quand même en particulier deux de ces curieux héros. Le premier est Pavel. Il a grandi dans un domaine russe comme hors du temps, a séjourné longtemps chez des peuples de Sibérie ou d’autres contrées où l’on pratique le chamanisme, sait lui-même être « un avatar, au sens propre » et avoir vécu successivement en tant qu’homme, que poisson, voire que « cervidé céleste ». Il dialogue volontiers avec les apparitions et les esprits, en particulier celui de son jeune frère Platon, enlevé jadis par les fées. Le second personnage plus saillant s’appelle André, il écrit des livres ; il est peut-être en train d’écrire « un livre dont Pavel serait le héros », ce Livre de Pacha évoqué par le titre.

     

    La phrase et le monde

     

    Pavel ou Pacha perdra la vue. Puis la recouvrera, grâce à « un miracle », après avoir poursuivi et finalement rencontré une étrange figure féminine (« Elle lui était apparue en pleine lumière (…), un instant très jeune, soudain plus vieille, assagie et frileuse, et plus vieille encore, transparente comme du verre, et puis jeune à nouveau… »). Comment ne pas voir dans ce dénouement l’allégorie d’un état de l’être où obscurité et lumière, passé et présent, mort et renaissance fusionnent, où les ruptures de toutes sortes ne vont jamais sans une invisible continuité ? De même, les livres d’André célèbrent des « moments épars » (« un contentement sonore, le vent qui vient de la mer, le crépuscule »), mais il y a aussi en eux « quelque chose de plus sourd (…), le monde souterrain de l’enfance (…), la matière en décomposition des rêves ». Partout, un fond mystérieux lie ce qui semblait d’abord disjoint.

     

    Il ne faut donc pas chercher l’unité dans une identité des individus ou dans le déroulement de leur vie, pas plus que, au niveau du roman qui les met en scène, dans la fiction proprement dite ou la narration qui nous en est faite. Un arrière-plan permanent unit les éléments de la nature, les choses et les hommes, les hommes et les esprits, tous pris dans une forme de présence, et quelque chose, dans le récit, porte, à travers la succession des événements évoqués, cette continuité fondamentale : c'est la phrase. Non pas dans son propos mais en tant que telle. Comme dans Okoalu, le style ici nous parle et dit l’essentiel. Les phrases du Livre de Pacha sont à l’image de la phrase d’André, de « ses sinuosités, ses dissonances, ses innombrables répercussions », « étirée, travaillée, polie ». Cette phrase est bien celle de Véronique Sales, avec sa syntaxe impeccable, sa longueur, ses volutes et ses parenthèses, toujours habitée, dirait-on, par une volonté de tout saisir, de tout embrasser dans un seul flux musical et poétique : au-delà des destins personnels, le murmure inlassable du monde.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici et ici

    (2) Aux éditions Revif

    (3) Voir ici

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.leparisien.frRue Saint Ambroise, c’est d’abord une revue, née en 1999 et qui vient de publier son numéro 50. C’est aussi une maison d’édition, laquelle se donne pour objectif d’« ouvrir de nouvelles perspectives à la littérature contemporaine à partir des acquis de la forme courte ». Rien de moins. Si la collection Les Meilleures Nouvelles (Fitzgerald, Lovecraft, Tchekhov, Woolf…) n’offre a priori rien que d’assez classique, Suites s’attache de plus près à remplir l’ambitieux programme annoncé plus haut. L’idée est en effet que le recueil de nouvelles constituerait une formule dépassée – ce qui est peut-être vrai ; et que, tandis que le roman peinerait à se renouveler, la forme courte serait plus adaptée au rythme de la vie moderne – ce qui, pour discutable, n’en est pas moins intéressant. Il s’agirait donc d’« allier la concision de la nouvelle et le foisonnement du roman » dans la suite.

     

    « Suite de danses »

     

    Exemple : Autoportrait d’une danseuse. C’est bien trouvé. Tout autoportrait, sous la continuité présumée d’un moi, ne fait peut-être jamais en effet qu’accumuler des fragments, qui sont autant d’instantanés arrachés au temps. Quand le cœur de la narratrice lui joue de bien mauvais tours, la condamnant pour un temps à l’inactivité et au repos, elle fait le projet de « réunir divers textes [qu’elle a] pu écrire sur [sa] vie de danseuse ». « Une suite de danses en quelque sorte ». Ou de… nouvelles, mais liées par une succession chronologique (parfois capricieuse) et par des textes de transition avec retour au présent de la maladie, du souvenir et de l’écriture. Nous voyons ainsi apparaître successivement l’enfant qui ne pouvait parler seule avec sa mère que pendant les trajets en voiture à la sortie de l’École de danse ; l’adolescente qui découvrait les garçons ; la jeune danseuse partant séjourner à New York avec une bourse, puis intégrant un groupe de danse contemporaine à l’Opéra de Paris, avant de rejoindre enfin la Compagnie classique.

     

    Évidemment, on ne voit pas ce qui interdirait d’appeler cela roman, aujourd’hui que le roman est devenu ce trou noir qui absorbe toutes les autres formes littéraires. Mais au moins un tel texte contribue-t-il explicitement à mettre le genre dominant en question et en crise. Et, plus important, peut-être, c’est le sujet (humain) qu’il met en crise, avec l’image illusoirement cohérente que celui-ci se fait de lui-même.

     

    Corps morcelé

     

    Cet autoportrait est le récit d’un rapport au corps. Ce qui est un peu normal, s’agissant d’une danseuse – l’auteure elle-même, danseuse à l’Opéra de Paris pendant quinze ans, sait de quoi elle parle. Mais justement : on n’est jamais dans une hypothétique fusion de la sensation, du geste et de la musique ; la relation à soi en tant que corps est toujours placée sous le signe du décalage. C’est le corps se préparant à danser ou ayant dansé qu’on nous montre, ses « pieds écorchés, entourés de pansements, emmaillotés dans du coton ». Le corps livré à la médecine (« La cardiologue (…) a accroché les pinces aux chevilles, collé les pastilles, allumé sa machine »). Un corps « en bois », un « cube de chair », « pas assez féminin, pas assez rassurant » avec ses « hanches pointues comme des cailloux, un tour de taille droit et un buste plat comme une carte à jouer ».

     

    C’est pourtant soi, cet objet problématique aussi bien pour soi que pour les autres. D’une telle contradiction naît un perpétuel déséquilibre, une « sensation de dérobement » que vient amplifier l’impression de mouvement permanent. Car notre danseuse court sans arrêt d’un lieu à l’autre, pour cause de tournées comme dans le théâtre lui-même : « série de couloirs et d’escaliers gris », « boyau jaune », « escalier à vis », l’Opéra-labyrinthe est la belle mise en abyme d’un texte qui traque le mirage de l’identité à travers les décrochements, les dérobades et les morceaux épars dont elle est faite.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • fr.wiktionary.orgAurélien Babel a publié « plusieurs recueils de poésie ». C’est aussi « un grand voyageur ». La première de ces passions rapportant peu et la seconde pouvant être onéreuse, il travaille la plupart du temps dans une entreprise de presse nommée « MondoNews ». Toute ressemblance avec Éric Faye, auteur de romans, de nouvelles, de récits de voyages moins confidentiels que les poèmes de son héros, longtemps journaliste, comme lui, dans une célèbre agence de presse qu’on ne nommera pas et qu’il a quittée en profitant d’un plan de départ volontaire, serait fortuite. D’ailleurs, cet écrivain qui est toujours resté à distance prudente de l’autobiographie nous avertit par la bouche de son Aurélien : « Que personne ne cherche à me donner un visage », annonce d’emblée celui-ci. « À ma façon, je suis la foule ».

     

    Externalisation et desiderata

     

    Ce qui le qualifie parfaitement pour la mission qu’en fin de volume il paraît s’assigner lui-même : « Témoigner de ce que la Machine et les nantis de Seattle infligeaient aux femmes et aux hommes de notre époque ». La Machine ? Seattle ? Babel imagine la conversation qui s’y est sans doute tenue, au dernier étage de quelque gratte-ciel : « La presse ne rapporte plus un rond sauf si on externalise et délocalise à fond. On a déjà fait des économies sur tout ; c’est donc notre dernière solution ». Un bond dans le temps nous transporte le jour où le héros dira adieu à l’open space qu’il a longtemps hanté et se retrouvera « face au grand large ». En proie à des sentiments mêlés, qu’un long retour en arrière viendra justifier : premiers signes avant-coureurs, annonce du plan de réduction des effectifs, négociations ; nécessité, pour les candidats au départ, d’élaborer « un projet professionnel » et de trouver « une formation de reconversion » ; lesdits candidats étant plus nombreux que prévu, rivalités entre eux, petites lâchetés, grandes peurs ; passage d’un « enfer » à un autre – celui de la formation espérée ; un an après, enfin, rendez-vous à Pôle emploi (« Pour créer une micro-entreprise, on peut vous apporter des outils d’analyse et de synthèse destinés à caractériser vos desiderata »).

     

    Éric Faye, auteur élégant et discret, se lancerait donc dans la satire socio-politique ? Le titre paraît l’indiquer, et le héros-narrateur le confirme, stigmatisant « l’homme de la classe moyenne qui, aujourd’hui, abdique toute liberté et ne sait pas dire non », « Prométhée enchaîné volontaire » de « notre époque amère ». Avouons-le, le propos, pour tristement exact, sans doute, n’apprend pas grand-chose : perte des idéaux de la jeunesse ; faiblesse des individus prêts à tout accepter ; grotesque du langage entrepreneurial ; brutalité du capitalisme… Même si celui qui parle a vu les choses de près, on pourrait avoir le sentiment de connaître tout ça.

     

    Bip d’outre-monde, autruche et crocodile

     

    Seulement, c’est un récit de Faye. L’homme s’attaque ici à un genre bien installé dans le paysage littéraire depuis la fin du XIXe siècle : le roman de bureau, avec ses personnages typés ou singuliers, ses incidents burlesques, sa peinture de l’humain moderne en proie aux rituels et à la routine. Et comme on ne se refait pas, il tire le genre en question vers le fantastique insidieux auquel celui-ci s’est prêté sous les meilleures plumes. La minutie même avec laquelle chaque étape du chemin de croix de Babel est détaillée crée un climat de plus en plus étouffant à mesure que se renforce l’obsession monomaniaque du personnage, rongé d’anxiété et ne pensant plus qu’à son plan de départ. De curieuses figures traversent parfois la scène, tel cet « homuncule à l’arrosoir, avec son tablier bleu roi » chargé exclusivement d’arroser les plantes dans les locaux de MondoNews. Ces locaux eux-mêmes, la nuit, quand « les écrans émett[ent] (…) des "bip" d’outre-monde », que les téléscripteurs « crachott[ent] » et que les téléviseurs « poursuiv[ent] une conversation cathodique sans queue ni tête », se transforment en étranges limbes.

     

    C’est cet usage d’un certain fantastique qui rend la dénonciation de Faye efficace. Le monde du travail, vu par lui, devient d’une absurdité qui frôle l’irréel. Ainsi de la recherche d’une formation à tout prix : « Édition ? Traduction ? Communication ? (…) Formation qualifiante ? Formation diplômante ? »… Ou du classement par Aurélien de ses collègues en fonction de la probabilité de leur départ : « Devais-je inclure ceux qui avaient successivement fait courir le bruit qu’ils restaient, puis qu’ils envisageaient de partir, puis qu’ils renonçaient ? Et ceux qui passaient pour de véritables indécis, dans quelle colonne les ranger ? »

     

    Le langage contribue souterrainement à créer ce climat de vague folie. Car l’auteur fait parler son héros comme écrivent les journalistes : autruche, pain blanc, bois vert, château de sable, perle rare… tout est image. Mais ces métaphores sont filées jusqu’à l’extrême. Aurélien choisit la politique de l’autruche car c’est « l’oiseau terrestre le plus rapide au monde » et qu’il sera bon le moment venu « de fuir à la vitesse de ce volatile » : le démantèlement qui s’annonce est « un crocodile [qui] s’approche », mieux vaudrait « saisir une arme » et « ouvrir le feu tant qu’il est temps ». Un bestiaire incongru s’invite entre les lignes, le monde est revu par Dada. C’est pourtant le nôtre. Pas très riant : aucun personnage positif à l’horizon, le Noël en famille est un cauchemar et même les vacances à Taïwan sont hantées de mails alarmants. Cependant Aurélien Babel n’a pas pour intention de nous rassurer. Pas plus qu’Éric Faye. Ce qu’il veut, il le dit, c’est « dire. Seulement dire. Prendre acte ». Et il le fait, de la manière, forcément, la plus juste : la sienne.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • www.dw.comIl y a des anniversaires qui font plus de bruit que d’autres. Les quarante ans de la mort d’Aragon ont eu un écho relativement modéré, même si certains hommes de lettres ont cru bon, à cette occasion, de déverser sur le grand romancier-poète quelques tonnes d’invectives assez tardives pour être sans grand risque. En revanche, les anniversaires échiquéens semblent retenir l’attention. Les échecs seraient-ils un thème littéraire à la mode ? À la rentrée 2022 paraissait ausssi Le Pion, de Paco Cerdà (La Contre Allée, voir ici). L’écrivain ibérique y racontait la partie ayant opposé, en 1962, Bobby Fischer à Arturo Pomar. L’échiquier de l’Histoire se superposait à l’échiquier tout court, et l’évocation d’autres « pions » sacrifiés au long du vingtième siècle par des puissances diverses alternait avec le récit de l’affrontement entre l’Américain et l’Espagnol. Pour évoquer, dix ans plus tard, en 1972, à Reykjavik, la partie qui vit le même Fischer ravir son titre de champion du monde à Boris Spassky, Alessandro Barbaglia s’inscrit, lui, résolument dans le registre de l’intime. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui se passe dans la tête de ses deux héros, et qu’il reconstitue à partir de nombreuses biographies citées en fin de volume, entre des « Notations échiquéennes » indiquant les différents coups joués par les deux adversaires, et les interminables remerciements devenus de rigueur.

     

    La variante Barbaglia

     

    L’auteur évacue sans états d’âme l’arrière-plan de guerre froide, réduit à quelques anecdotes folkloriques (le coup de fil de Kissinger à Fischer, les Soviétiques démontant et examinant pièce par pièce le fauteuil de l’Américain – le seul dans lequel il acceptât de jouer…). Plutôt que l’Histoire, nous avons le mythe, et l’épopée, par excellence, mais lointaine : « Fischer est Achille et Spassky Ulysse, voilà tout ». Comme on le sait depuis Freud, le mythe ou l’épopée fournissent cependant de bonnes grilles de lecture pour l’histoire personnelle… Ici, c’est celle des rapports entre l’auteur-narrateur et son père, psychanalyste connu, mort alors que son fils était encore adolescent.

     

    Vous l’aurez compris, nous avons là une variante inédite d’un genre en passe de devenir quasi dominant : le roman biographique où l’autobiographie croise la biographie proprement dite. Il y a là une certaine logique, dictée par la passion actuelle pour les histoires vraies racontées comme des romans. J’ai déjà dit mainte fois quel fantasme rassurant me semblait pointer sous cet engouement : si les histoires vraies sont des romans, nos vies en sont ; et les héros de roman sont immortels…

     

    Il faut le reconnaître, Alessandro Barbaglia reste à distance des stéréotypes de ce nouveau genre littéraire. D’abord, il ne prétend à aucun parallèle entre lui-même et ses héros. Ensuite, le mythe supplante chez lui le romanesque à proprement parler. C’est la véritable originalité de son roman que l’entrecroisement de trois fils : la guerre de Troie, le père et les échecs. Certes, il oblige l’auteur à des contorsions qui restent assez peu convaincantes. Celui-ci a beau se donner beaucoup de mal pour justifier sa thèse, démontrer que le véritable ennemi d’Achille est Ulysse, que Fischer est Achille, que Spassky est Ulysse, tout cela reste une idée, astucieuse, mais un brin tirée par les cheveux. Elle amène cependant l’écrivain italien à déplacer peu à peu l’intérêt vers le champion russe, devenu « l’homme au génie protéiforme, l’homme des questions, du doute ». Le plus humain, aussi, capable d’accepter de jouer dans le petit débarras où Fischer a exigé que la partie se déroule, à l’abri des caméras, lesquelles l’angoissent. « Qu’il soit entré dans le cagibi avec Bobby », c’est cela le coup du fou : « celui d’un homme qui risque sa peau – et sa gloire de champion du monde – pour essayer de se faire le père d’un esprit apeuré ». Ce qui renvoie à la très belle histoire du père du narrateur finissant, à force d’intelligence et de patience, par se faire ouvrir la porte de la chambre où un enfant psychotique se claquemurait depuis des mois, refusant de voir qui que ce fût.

     

    Les cannelonis et le chant des baleines

     

    Sinon, cependant, pourquoi le père ? Quel rapport avec les échecs ou la guerre de Troie ? Que le narrateur, enfant, ait entendu une conversation entre son géniteur et les amis de ce dernier, tous psys comme lui, à propos de Fischer, rien d’étonnant. Le joueur de génie était, on le sait de reste, pour le moins perturbé : le fauteuil (voir plus haut), le lait, dont il engloutissait des litres à l’exclusion de toute autre boisson, les avions, où il ne pouvait prendre place qu’entre plusieurs rangées de sièges vides… Barbaglia ne manque pas de nous abreuver de semblables anecdotes. L’Américain est capable de calculer de tête 1045 combinaisons possibles sur l’échiquier, mais (ou car) « les gens (…) comme Bobby vivent (…) dans une autre réalité », où « ils sont seuls ».

     

    La fascination pour cette figure hors norme reste peut-être en fin de compte la vraie motivation du romancier. Quoi qu’il en dise, faisant de son livre « un dialogue laissé en suspens » entre son père mort trop tôt et lui, une « discussion » qui n’a pas pu avoir lieu dans le passé. Belle idée, là encore. Seulement pourquoi vouloir à tout prix être drôle ? Pourquoi les doigts de Fischer « aussi gros que les cannelonis farcis à la ricotta et aux épinards de ma grand-mère », pourquoi les répétitives et pesantes plaisanteries sur l’Islande où il ne se passe jamais rien ?... Quand il oublie ce devoir de comique, notre homme sait trouver de beaux accents pour dire ce qui advient quand deux génies s’affrontent sur soixante-quatre cases, inventant « une langue que seules cinq ou six personnes au monde, peut-être, comprennent pleinement ; la langue chiffrée des dieux et des échecs, (…) très douce. Comme le chant des baleines ».

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.starmag.comDifficile d’écrire sur la fascination. Et, plus encore, sur ses fascinations personnelles. Michel Crépu le faisait, avec brio, dans Beckett 27 juillet 1982 11 h 30 (Arléa, 2019, voir ici), où il interrogeait sa passion pour l’auteur de L’Innommable et, au-delà, pour la lecture et la littérature. Il redouble la difficulté de l’entreprise en tentant, aujourd’hui, les Rolling Stones.

     

    Comment ne pas être fasciné par les Rolling Stones ? Crépu l’est, comme tout le monde, voire plus, et sait que la fascination naît de l’après-coup : « Il y a beaucoup de souvenirs dans l’histoire du rock. Il n’y a même que cela, en un sens », constate-t-il. Seulement, « cela peut-il s’écrire ? »… C’est toute la question. Difficile d’écrire sur la musique, et plus encore sur le rock and roll, qui, en plus d’être musique, est mythologie. Ceux qui essaient de le faire se croient en général obligés d’adopter un certain ton et un certain style, dont on retrouve ici les traits caractéristiques. Phrases courtes, images accumulées et juxtaposées : « Les anges sont au rendez-vous », « Il y a (…) de quoi faire tomber la foudre », « Pourquoi vont-ils si vite et pourquoi sommes-nous si lents ? »… Qu’est-ce que ça veut dire, exactement ? La question même sonne comme une incongruité : dans le monde dont nous parlons, tout doit être asséné, surtout pas analysé ou expliqué.

     

    Autoportrait d’un fan

     

    En cela, l’auteur calque d’ailleurs son attitude sur celle, dit-il, de ses héros. Mais le parallèle s’arrête là, et il ne faudrait pas chercher le mimétisme dans l’effort de Crépu écrivant sur les Stones. Quoi, en effet, de plus structuré qu’un rock ? Alors que le refus du plan et de la structure s’affiche ici à la manière d’une profession de foi. Pas de vie des héros ni d’histoire du groupe pour imposer un déroulement chronologique. Et pas vraiment d’autobiographie non plus, sauf réduite à quelques éclats : le premier électrophone, acheté par le père ; le petit groupe fondé au lycée ; les rayonnages de l’étagère, où les disques voisinaient avec Le Grand Meaulnes et Moby Dick. Plus les innombrables souvenirs de concerts, évidemment. Et le beau récit d’une interview de Keith Richards par Crépu lui-même, une nuit, à Bruxelles.

     

    Tout cela ne fait au moins pas un roman biographique, ce qui, par les temps qui courent, est rafraîchissant et déjà énorme. Tout cela fait quoi ? Un essai sur les Stones ? Moins encore qu’un récit… Peut-être, en revanche, une manière d’autoportrait d’un fan. Michel Crépu, c’est une autre de ses originalités, revendique le terme. Qu’est-ce qu’un fan ? Quelqu’un qui, justement, refuse d’expliquer, tant l’habite l’évidence qu’il ne peut et ne veut partager qu’avec d’autres fans. D’où, pour le lecteur qui ne fait pas partie de la confrérie, l’impression par moment d’écouter un soliloque plein de sous-entendus écrit dans un dialecte qu’il ignore.

     

    Gigots, motels et modestie

     

    Des idées passent, pourtant, portées par le flux, qu’on aurait aimé voir développer. Sur les différences d’imaginaires entre l’Angleterre (« mercenaires du XVIe siècle », « gigots dans la cheminée énorme ») et l’Amérique (« motels perdus au fond du Texas ») ; sur « la magnificence du banal » révélée par le surgissement du « privé » chez les stars (« Un pull jeté sur une chaise pouvait s’offrir à ma soif d’enchantement »). Et puis ce qu’on pourrait considérer comme la thèse, paradoxale et souvent répétée : le goût du « travail », la « modestie », « un certain principe de sagesse » comme pierres angulaires du groupe et seules explications de sa longévité (« Il y a les bons qui bossent et il y a les autres qui s’écroulent au premier tournant parce qu’ils ne bossent pas »). On regrette que ces réflexions disparaissent aussitôt qu’esquissées, pour ne refaire surface que sur le mode de la redite. Mais quoi ? Le genre veut ça. Ou serait-ce le sujet ? On ne le saura pas cette fois-ci. Affaire à suivre.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique