• photo Pierre AhnneHabituellement, chaque numéro de la revue Les Moments littéraires a son thème : Diaristes suisses (numéro 43, voir ici), Diaristes belges (numéro 45, voir ici), dossier consacré à un(e) auteur(e) (Claudie Hunzinger, numéro 42, voir ici, Catherine Safonoff, numéro 44…).

     

    Pour le numéro 46 de cette Revue de l’écrit intime, le thème semble être : Femmes diaristes. On y trouve surtout un morceau de choix : deux extraits inédits du volumineux, quoique intermittent, journal de Simone de Beauvoir, présentés par Sylvie Le Bon de Beauvoir, sa fille adoptive. Deux extraits assez différents… Du 28 février au 3 mars 1945, la philosophe, en route vers le Portugal pour y faire des conférences, s’arrête à Madrid, où elle n’était pas retournée depuis 1931. Elle s’émerveille de tout, et, d’abord, après les années d’occupation en France et alors que la guerre (à laquelle l’Espagne, pays neutre, n’a pas participé) n’est pas encore finie, de l’abondance dans les commerces. Prise d’« un étourdissement alimentaire », elle détaille avec gourmandise chacun de ses menus.

     

    « Je ne me sens plus du tout exister »

     

    Très vite, cependant, d’autres préoccupations se font jour. Elle entend parler de la toute-puissance de la Phalange, de la répression, des tortures dans les prisons de Franco. Une amie lui apprend « qu’un ouvrier gagn[e] 9 pesetas », et « cela suffit pour que [sa] vision de Madrid change ». Ce sont alors de très beaux récits d’errances dans les quartiers populaires, pleins de détails d’une netteté extrême, où trouve à s’exprimer un idéal d’être au monde qui peut paraître paradoxal pour une diariste : « Je ne me sens plus du tout exister, c’est seulement cette ville qui existe avec sa misère, sa gaieté, ses masures, ses grands terrains vagues dans le soleil couchant ».

     

    Le second extrait, d’août 1946, la voit de retour à Paris après un séjour en Italie. Elle retrouve le Flore, les Deux Magots, la brasserie Lipp… Sartre, bien sûr, et tous les amis, Genet, Giacometti, lequel « vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout ». C’est le journal d’une vedette en devenir, et on le lit dans la fascination pour une époque, des lieux, des noms, en proie à ce snobisme par procuration, teinté de jalousie, qui s’empare du lecteur devant semblables journaux.

     

    « La vieillesse est si longue… »

     

    Sentiments qu’on retrouve en découvrant, plus loin, les extraits du journal que Benoîte Groult tenait en 1964, présentés par sa fille, Blandine de Caunes. Évidemment, ce sont les lieux et les noms d’une autre époque : Paul (Guimard), Antoine (Blondin), l’univers de la télévision et du cinéma, Pierre Tchernia et Guy Lux. Mais on est saisi par l’énergie du style et la liberté du ton. On s’amuse de l’évocation d’une séance de yoga (« Cet hindouisme (…) entre deux autobus et sous le ciel de Paris, c’est un peu grotesque ») ; on partage l’enthousiasme de l’auteure pour Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Et l’obsession du vieillissement (« à quarante-trois ans »…) introduit une note grave — « Non que la vieillesse soit sans joies mais elle est si longue ».

     

    En dehors de cela, comme toujours, on fait de belles découvertes dans ce numéro 46. Les photos d’Olivier Roller, un récit de Caroline de Mulder, des notes de pandémie prises par Yaël Pachet… Et une curiosité très singulière : des extraits du journal de l’Américaine Blossom Margaret Douthat, qui, lors de son long séjour à Paris, en remit les dix-huit volumes à Beauvoir, laquelle les jugea « extraordinaire[s] ». Les pages choisies datent de 1958. La diariste y raconte tout : ses amants, ses rêves (« Je devais rencontrer Massu dans un lieu très retiré et camouflé au milieu d’un bois »), sa fascination pour Simone, et pour… de Gaulle (« Mon enthousiasme pour ce chef, qui n’est pas un chef de la gauche, qui n’est pas des nôtres, est un enthousiasme à vaincre »). Là aussi, on est frappé par la liberté de l’écriture et du ton. Une liberté d’époque, sans doute…

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneOn ne saura jamais pourquoi exactement il est comme ça. D’accord, sa femme est morte après avoir été agressée, le laissant seul avec leur fils, Igor (10 ans). Mais on ignorera toujours les circonstances exactes de ce décès, qui revient hanter Viktor (36 ans) dans ses rêves, sous la forme d’images fragmentaires et à chaque fois différentes.

     

    D’accord aussi, le même Viktor, scientifique employé au ministère de la Santé publique, étudie la qualité de l’air. De quoi vous rendre parano… Surtout quand, chercheur de catégorie A, vous devez vous contenter de transmettre des résultats à l’échelon B sans être jamais informé de leur éventuelle prise en compte.

     

    L’araignée sur le dos

     

    Mais, tout de même… Pas de passé, d’enfance, de traumatisme originel. Pas de profondeur ni d’arrière-plan. Nous n’aurons accès qu’aux pensées de Viktor, et la narration à la troisième personne accentue encore, étrangement, l’impression d’étouffement ou, pour mieux dire, d’« enneigement », dans ce roman où la météo joue un grand rôle. Une gigantesque chute de neige y bloque pendant quelques jours un pays qui est sans doute la Belgique, patrie, dans sa partie flamande, de Peter Terrin. Mais, au fil des saisons, on verra aussi le ciel s’éclaircir, « le bleu éclatant [apparaissant] çà et là entre les nuages sembl[era] donner aux rues mouillées un aspect plus mouillé encore », le temps deviendra « limpide », l’été « batt[ra] son plein ». Sans pourtant que ces notations fassent naître une sensation d’allégement, d’ouverture ou de grand air. Les aléas du temps qu’il fait sont ici autant de signes dans un système toujours plus clos.

     

    On reste, de bout en bout, enfermé dans la tête et dans le monde de Viktor, lequel se barricade de plus en plus étroitement avec son fils à mesure qu’il s’enfonce dans ce qu’il faut bien appeler le délire. Les symptômes sont d’abord relativement anodins : ce sont des garçons et des filles qui, « pens[ant] sûrement s’affubler (…) de façon originale, (…) donn[ent] l’impression (…) de porter un uniforme », puis, un peu plus loin, un clochard d’aspect sinistre qui, peut-être, s’est « déguisé en clochard pour ne pas attirer l’attention » ; ou encore, c’est un buisson couvert de neige dans lequel, « à force de le fixer », on voit « l’image d’une grosse araignée renversée sur le dos ». Mais, très vite, ça devient plus sérieux : sous le visage du présentateur de télévision se dissimule « un autre faciès » ; Helena, l’épouse disparue, n’est pas dans sa tombe, c’est sûr — « un cadavre (…) se négocie probablement pour beaucoup d’argent ».

     

    Face à l’agressivité sournoise du monde extérieur, aux ricanements suspects, aux mères, à la sortie de l’école, qui semblent « flairer [la] nervosité [de Viktor] comme des hyènes humant une charogne », il faut réagir. Suivre et surveiller l’instituteur d’Igor, qui ne peut être qu’un prédateur pédophile. Ensuite, quand l’enfant est renvoyé de l’école après avoir exhibé le couteau à cran d’arrêt offert par son père, celui-ci, qui a la chance de pouvoir travailler à domicile, entreprendra de transformer l’appartement en forteresse : porte blindée, barreaux aux fenêtres, serrure digitale à la porte du gamin, surveillance vidéo à l’intérieur de sa chambre, le père entend tout contrôler. Le seul personnage extérieur à ce qui devient un huis-clos absolu, Éveline, sœur de Viktor, sera d’abord écarté puis ne réapparaîtra que pour devenir, à son tour, une habitante du monde recomposé par son frère.

     

    Paysage de neige

     

    Le roman, qui finira très mal, bien entendu, ne raconte rien d’autre que cela. C’est ce qui fait sa force. Pas d’action à proprement parler, on n’est ni dans le polar, ni dans le récit de vengeance à l’américaine, ni dans le roman de société, même si, entre les lignes d’un récit où les évocations de la ville sont incessantes et où la télévision est souvent allumée, on peut lire la critique acerbe d’un mode de vie susceptible de rendre fou.

     

    L’essentiel n’est cependant pas là. Et pas davantage dans la description psychologique, pour saisissante qu’elle soit. L’attention extrême portée aux lieux, aux objets, aux « cliquetis » des radiateurs, aux « briques sombres des murs », à « la froide odeur de rouille » flottant perpétuellement dans les gares, fait de la folie du héros la conséquence ultime d’une manie exacerbée de l’observation. Enfermé dans son bureau, un œil dans le microscope, l’autre sur le monitor, Viktor rédige des rapports sur ce qu’il voit. Ça ne vous fait penser à rien d’autre ? Tout est là, même la feuille blanche, devenue, en une habile mise en abyme, un dessin au fusain représentant un paysage de neige où se distinguent à peine des silhouettes minuscules. Viktor, qui le contemple sur son mur, « admire sincèrement l’artiste qui [a] eu l’audace de tant de simplicité ». Nous aussi. À la fin, le héros, son fils et son épouse morte seront devenus ces créatures infimes immobilisées sur le papier. Enneigement : un portrait de l’écrivain au travail ?...

     

    P. A.

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  • pensees-de-voyage.comCe sont les habitués du bout du monde… Après En descendant les fleuves. Carnets de l’Extrême-Orient russe (Stock, 2011) et Dans les pas d’Alexandra David-Néel (du Tibet au Yunnan) (Stock, 2018, voir ici), ils commencent à avoir de l’entraînement. Christian Garcin et Éric Faye, qui ont chacun une œuvre respectable à leur actif (1), ont eu le temps de mettre au point un mode opératoire commun : carte en début de volume, photos la plupart du temps prises par eux, usage d’un je (presque) impersonnel et parfaitement indistinct, en dépit de subtils indices (l’un parle espagnol, l’autre non, l’un a publié un essai sur Borges…).

     

    Aventuriers, moutons, quartiers perdus

     

    Ce tour de main, ils l’appliquent cette fois à un objet encore plus extrême que les précédents : la Patagonie, lieu « riche en glaciers et en lacs », où « le vent souffle fort » et où « il n’y a pas grand-monde ». Ils font un peu songer aux personnages de Jules Verne, qu’ils vénèrent, nos deux duettistes de l’errance — érudition comprise, mais sans l’enthousiasme pour le progrès. Que vont-ils chercher aux confins de la terre ? D’abord, le souvenir de ceux qui y sont allés avant eux : « Vous vous demandez », dit l’un d’eux, s’adressant à son compagnon et à lui-même, « qui peut bien avoir eu besoin de se réfugier dans ces parages, naguère ou jadis ». De Buenos-Aires jusqu’en Uruguay, puis, entre Argentine et Chili, jusqu’au lointain Puerto Williams, en avion, en bateau, en voiture, les deux auteurs vont en effet croiser les spectres de nombreux écrivains (Calet, Onetti, le sulfureux Jean Raspail, bien d’autres) et surtout d’innombrables aventuriers, « hommes avides de possessions et de richesses à se partager », proscrits, fugitifs, doux rêveurs. On fera ainsi la connaissance de gens sympathiques, comme Antoine Tounens (1825-1878), avoué à Périgueux devenu « roi de Patagonie » ; ou moins, tels Menéndez ou Potters, grands massacreurs d’Indiens, qui se taillèrent dans la pampa de vrais empires voués à l’élevage du mouton.

     

    Ces contrées violentes et tragiques, qui tireraient leur nom de celui d’un héros de roman de chevalerie espagnol, se révèlent au fil des pages de formidables mines de récits, que les compères explorent avec une jubilation évidente et d’éblouissants talents de conteurs… Par où se manifeste peut-être leur appartenance à la caste de ceux que Mac Orlan appelait « les aventuriers passifs ». D’ailleurs, voyageant avec billets, couchant à l’hôtel, mangeant dans des restaurants dont ils ne dédaignent pas de vanter parfois la cuisine, nos héros ne posent nullement aux aventuriers tout court. Sans qu’on puisse pour autant, à leur propos, parler de tourisme : ils ne s’intéressent pas à ce qui est touristique. À quoi, alors ? Aux recoins de l’espace, aux quartiers perdus où l’un d’eux, plus proche de Modiano que de Kessel, avoue aimer passer « un après-midi entier à la terrasse d’un café », « à l’ombre d’un arbre ou sur un banc », histoire de « tremper » dans l’atmosphère. D’où leur goût des paysages peu prestigieux, « rues quasi vides, balayées par le vent, écrasées de lumière », « îlots pelés et gris, couverts de mousse, où perc[ent] quelques cascades ».

     

    La nostalgie du jamais-vu

     

    Mais à ces espaces vides correspondent des zones oubliées du temps. Les luttes, les massacres, les fantômes des Indiens annihilés hantent le livre, où ils donnent lieu à des pages bouleversantes. C’est bien la nostalgie qui pousse les deux voyageurs, ce « paradoxal mal du pays pour un endroit que nous ne connaissons pas, que nous n’avons vu qu’en images, ou en imagination ». Et si c’était aussi la nostalgie, avec la puissante incitation à l’imaginaire qu’elle représente, qu’ils allaient chercher, à l’autre extrémité du monde ? Leur livre commence doublement sous le signe de la déception :  en guise de prélude, ils racontent comment, à Buenos-Aires, ils ont poursuivi en vain le spectre de Borges, lequel, on l’ignore souvent, chanta les gauchos en « contes épiques et cruels », ainsi que l’ombre de Butch Cassidy, le fameux gangster, venu se réfugier en Amérique du Sud avec son complice, le Sundance Kid, et la compagne de l’un des deux au moins, Etta Place. Plus aucune trace de l’un ni des trois autres. Après tant de récits et d’aventures, l’aventure comme la littérature qui l’a célébrée s’éclipsent. On est dans le monde d’après. On va nous raconter un voyage d’aujourd’hui, invitation à la rêverie et à l’écriture plus qu’au voyage. Tant il est vrai que « le véritable voyage, le plus enrichissant, ne commence, la plupart du temps, qu’après le retour ». Pour l’avoir compris, Christian Garcin et Éric Faye nous offrent la forme peut-être la plus moderne de l’histoire de bout du monde.

     

    P. A.

     

    (1) En ce qui concerne Éric Faye, voir par exemple ici.

     

    Illustration : Puerto Williams, dans l'Île Navarino, à l'extrémité de la Patagonie chilienne

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  • www.piccadilly-time.comÉté 1968 : on tourne un film à Brighton. Anny, la vedette, venue des États-Unis, entame avec l’acteur principal, Troy, une liaison qu’elle devra cacher à son amant officiel, Jacques, philosophe français et « radical ». Mais elle est relancée par Cornell, terroriste évadé de prison et un peu allumé, son ancien mari, qui lui réclame de l’argent. Elfrida, romancière considérée un temps comme « la nouvelle Virginia Woolf », est en panne d’inspiration et alcoolique depuis des années. Les infidélités de son époux, Reggie, le réalisateur, n’arrangent rien. Elle envisage de se relancer avec un roman dont elle a déjà le titre : « Le Dernier Jour de Virginia Woolf », mais personne, ni agent ni éditeur, n’est intéressé. Talbot, le producteur, doit faire face aux innombrables difficultés et contretemps du tournage. Ce père de famille, ancien combattant sexagénaire, s’efforce en même temps, assez mal, de dissimuler son homosexualité. Cependant son activité professionnelle « s’effrit[e] », et son associé essaie de l’arnaquer.

     

    Anny, Elfrida et Talbot constituent Le Trio. On adopte alternativement le point de vue de chacun d’eux, partageant leurs déboires et les efforts qu’ils font pour s’y soustraire, au gré d’intrigues multiples, sinueuses et entrelacées et au contact de nombreux autres personnages. Les Anglais savent faire ça (1). Et William Boyd, qui a du métier, excelle dans l’art de la construction virtuose, s’en amusant lui-même en fignolant des chutes pleines de suspense à chaque fin de chapitre.

     

    « Cacher son jeu »

     

    Bien sûr, il y a de la satire sociale. C’est l’histoire d’un tournage, le monde du cinéma en prend pour son grade. Et ce roman bourré de citations, de références et de pastiches n’épargne pas complètement la vie littéraire non plus. Bien sûr aussi, c’est très drôle. L’écrivain britannique tire des obsessions et des addictions de ses héros des ressources comiques inépuisables. Ainsi d’Elfrida, qui remplit de vodka des bouteilles de vinaigre blanc préalablement vidées (marque Sarson’s) et pour qui la nécessité de prendre un verre est de l’ordre de l’idée fixe. Quoique la tendance soit assez générale, et que personne n’hésite à se servir un whisky « pour s’aider à atteindre » un « état mental d’indifférence sereine ». Là aussi, on sent que William Boyd connaît son sujet.

     

    On le sent également quand cet homme qui vit entre Londres et la France évoque Paris. En août 1968, on n’y perçoit déjà plus guère l’impact des événements, dont c’est tout juste si, en Grande-Bretagne, on a entendu parler. Certains y sont plus sensibles au changement de législation qui, depuis 1967, laisse enfin les homosexuels libres de vivre au grand jour leur préférence. Ce récit qui est aussi le tableau d’une époque comprend trois volets, dont le premier, le plus important, s’intitule Duplicité. Faut-il en conclure, avec la quatrième de couverture, que là est le grand sujet du livre ? Il est de fait que chacun dissimule quelque chose, et que l’homosexualité, qui a longtemps obligé Talbot à « cacher [son] jeu », a ici une valeur emblématique. Le même Talbot admire d’ailleurs les Japonais d’avoir « un terme pour désigner le moi de la sphère privée et un autre, complètement différent, pour le moi qui existe dans le monde ».

     

    « Lisez donc un roman ! »

     

    C’est pourtant peut-être Elfrida qui touche à l’essentiel, quand elle déclare : « Les gens sont opaques, complètement mystérieux. Même ceux qui nous sont le plus chers sont des livres fermés. Si vous voulez savoir à quoi ressemblent vraiment les êtres humains, ce qui se passe dans leur tête derrière ce masque que nous portons tous, alors lisez donc un roman ! » Dans le roman de William Boyd, qui se termine par un happy end dans deux cas sur trois seulement, il y a, plutôt qu’un vrai trio, deux héros et demi. La vedette de cinéma reste en retrait. Les véritables protagonistes, ce sont Elfrida, l’écrivaine, qui cherche à tuer le fantôme de Virginia Woolf et y arrive si bien qu’elle finira par renoncer à écrire, et Talbot, le producteur… qui est peut-être aussi le vrai romancier. Ce personnage, un peu en marge malgré l’importance de son rôle, voit tout et tout le monde à une certaine distance, et quelqu’un le compare à Dirk Bogarde parce que, comme lui, il semble « perc[er] tout le monde à jour » (« Comme si vous saviez distinguer la vérité du mensonge »).

     

    Le rectangle « d’un doré acide » ou « jaune citron » que le soleil matinal revient à plusieurs reprises dessiner sur les murs des chambres renvoie, évidemment, à l’écran de cinéma mais aussi, et peut-être surtout, à la page de livre. William Boyd, lequel est aussi scénariste et réalisateur (2), semble prendre ici le cinéma et son univers comme métaphore de la superficialité et de l’éphémère. Sans que ce soit jamais dit explicitement, son livre constitue, au contraire, un vibrant éloge des pouvoirs de la littérature. Et le bonheur de lecture qu’il apporte est, en soi, le meilleur argument.

     

    P. A.

     

    (1) Voir, par exemple, Joseph Connoly, Vacances anglaises, traduction Alain Defossé (L’Olivier, 2000)

     (2) La Tranchée, 1999

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  • www.metexco.frEncore quelqu’un qu’on ne présente plus : tous les lecteurs de ce blog savent en quelle estime je tiens l’écrivaine anglaise, dont Belfond a entrepris de rééditer les œuvres, déjà publiées dans les années 1970-80, notamment par Bourgois. Après Des femmes remarquables (2017) et Comme une gazelle apprivoisée (2019), voici, toujours dans la collection [vintage], Les Ingratitudes de l’amour, roman paru en 1961, et en 1988 pour la première édition française (Bourgois, la même — excellente — traduction).

     

    Entre sherry et Ovaltine

     

    Quoi de neuf chez Miss Pym ? Dans ce livre comme dans les autres, les héroïnes sont des célibataires un peu au-delà de la trentaine, qui se livrent à d’obscures tâches universitaires — ici, correction d’épreuves et, surtout, établissement d’index, pour des ouvrages rédigés par des hommes (« Il y a peu de tâches plus déplaisantes que d’établir un index pour quelqu’un qui ne compte plus pour vous »). Elles rêvent de mariage, tout en hésitant fortement, prévenues par les fâcheux exemples qui fleurissent dans leur entourage.

     

    En attendant de se décider, elles s’abandonnent à une passion du quotidien qui place le récit de leurs aventures quelque part entre le Nouveau Roman et l’inquiétante étrangeté. On croise des « femme[s] (…) à l’air féroce », dont les « clavicules saill[ent] nettement de l’encolure échancrée de [leur] chemisier ». Occasionnellement, un « petit caniche orné de pierreries » est « épinglé au revers du tailleur de tweed gris » qui constitue leur uniforme. Et il est question de haricots à la tomate, de radiateurs, de plantes… On boit du sherry, voire du gin, d’innombrables tasses de thé, et de l’Ovaltine, tant il est vrai que « les soucis de l’existence s’apaisent souvent au moyen de boissons bien chaudes à base de lait ». L’humour, on le constate, est toujours là, mêlant absurde (tendance Carroll) et sarcasme acéré envers un certain mode de vie britannique.

     

    Car aucun roman de Barbara Pym n’est exactement comme les autres, et celui-ci se signale d’abord par une attention plus marquée à la période historique dans laquelle il s’inscrit. On est à la fin de la première moitié de la carrière de l’auteure, dont on se souvient qu’elle prend fin en 1963, pour renaître, inopinément, en 1977, après qu’un article la mentionnant l’a remise en lumière. Ce récit paru en 1961 juxtapose étrangement une ambiance très XIXe siècle (« Tout cela ressemble fort à un roman victorien », remarque un des personnages), et de soudaines apparitions de jeunes filles à talons hauts, coiffées de « choucroutes » et dansant le rock and roll.

     

    « La vie des autres »

     

    Autre singularité : l’intrigue, encore plus impossible à résumer que d’habitude. Et pas uniquement parce que, comme toujours, elle se perd avec délices dans des incidents minuscules. On trouve ici toute une galerie de personnages, féminins mais aussi masculins, issus de la bourgeoisie intellectuelle comme, parfois, de classes plus populaires. On passe de l’un à l’autre au gré de souples changements de point de vue, et ils vont, viennent, se croisent, hasards et coïncidences tissant une toile virtuose semée d’annonces d’une subtilité quasi subliminale.

     

    Une figure se détache pourtant : Dulcie, curieux mélange de lucidité douce-amère et de fraîcheur naïve. À un « colloque savant », elle fait la connaissance de Viola, peu aimable et résolument égocentrique. Toutes deux sont prises d’une vraie fascination pour Aylwin Forbes, directeur de revue que sa femme vient de quitter. En proie à leur obsession, les voilà lancées dans une enquête aux buts de plus en plus incertains, qui les amènera à rencontrer Neville, le frère pasteur d’Aylwin, leur mère, qui tient sur la côte sud-ouest un vieil hôtel d’anthologie, bien d’autres gens…

     

    À la fin, tout le monde ou presque trouve l’âme sœur, sauf Dulcie, bien sûr — à moins que… ? Elle ressemble sans doute beaucoup à Barbara Pym, cette héroïne à l’imagination toujours en éveil. Mentionne-t-on devant elle une invalide ? Aussitôt, elle voit « une personne à l’air pincé mais courageuse, refusant le pathétique, assise bien droite dans son lit fait au carré ». Suggère-t-on la visite d’une exposition ? Elle s’imagine immédiatement « en train de naviguer dans la galerie, de confortables chaussures plates aux pieds ». « J’adore faire des découvertes sur les gens », proclame-t-elle, s’avouant in petto qu’il est « tellement moins risqué et tellement plus confortable de vivre à travers la vie des autres ». Dispositions qui la conduisent parfois à jouer le rôle de « confidente, comme dans les pièces des grands classiques français ». Mais qui font surtout d’elle une manière de « détective privé » ou, évidemment, de romancière.

     

    Dulcie passe son temps à (r)écrire la vie des autres et la sienne. D’où son impossibilité à vivre pour de bon. Mais d’où, aussi, la tonalité unique du récit qui nous est fait de son existence en suspens, mélancolique et désopilant pastiche des genres les plus résolument romanesques (le policier, le roman sentimental) contaminés par un goût presque effrayant du dérisoire. Dans l’œuvre de la grande Britannique, ces Ingratitudes de l’amour sont peut-être d’abord un art poétique.

     

    P. A.

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