• www.lemonde.frJusqu’où ira le biographique ? En colonisant le roman, au moins ne changeait-il pas d’objet. C’était toujours l’histoire de gens… Benny Mer, journaliste, traducteur et éditeur israélien, change l’objet, lui, et, du coup, inaugure un genre nouveau : la biographie de lieu — ici, de rue.

     

    La rue Smotshè (en yiddish), Smocza (en polonais) était une longue artère dans un des quartiers juifs de Varsovie. Elle s’est trouvée placée au cœur du ghetto. Notre auteur a entrepris de rassembler tout ce qu’il a pu trouver sur ce sujet, c’est le cas de le dire, bien délimité : extraits de presse, textes littéraires, documents d’archives et témoignages recueillis auprès des rares anciens habitants encore en vie ou de leurs descendants. Il y a ajouté des photos, prises, pour la plupart, entre les deux guerres. Et il a élaboré une construction simple et singulière : naissance de l’héroïne, à la fin du XVIIIe siècle ; sa vie d’un numéro à l’autre, avec trois pauses consacrées en particulier aux enfants de la rue, aux relations qu’y ont entretenues Juifs et Polonais non juifs, aux théâtres qui y ont existé. Conclusion, enfin, évoquant les écrivains y ayant vécu ou en ayant parlé. Glossaire. Bibliographie.

     

    Kaléidoscope et mémoire

     

    Le biographique, romanesque ou non, s’attaque volontiers aux grands hommes. Mais, dans quelque guide que ce fût, « on n’invitait jamais personne, ni les Polonais ni les touristes, à visiter la rue Smotshè ». C’était, du début du XXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, une rue populaire et, en grande partie, pauvre. Beaucoup d’appartements d’une pièce, où s’entassaient parfois des familles entières, toujours sous la menace d’une possible expulsion. Ce qui explique aussi que l’activité politique était intense, et que sionistes, bundistes, communistes se côtoyaient et rivalisaient auprès de « la population ouvrière organisée ». Ce qui n’empêchait pas le succès des théâtres où l’on se pressait pour pleurer à d’invraisemblables mélos en yiddish, pleins de filles perdues retrouvant in extremis le chemin de l’honneur.

     

    Tout cela ne répond cependant pas à la question dont Benny Mer reconnaît qu’elle lui a été posée par tous ceux qu’il a pu entretenir de son projet : pourquoi Smotshè ? Pourquoi le choix de cette rue peu prisée, voire méprisée, sur laquelle les témoignages écrits proviennent souvent de la rubrique des faits divers ?... Certes, ce lieu où résidaient plusieurs dizaines de milliers de personnes ne peut qu’être représentatif d’une époque et d’un mode de vie : « Le yiddish est un kaléidoscope qui a donné naissance à des combinaisons surprenantes, et souvent belles d’un point de vue linguistique et culturel ; il en est de même de Smotshè ». La raison principale pour l’avoir élu est pourtant ailleurs, et autorise précisément à parler à son propos de biographie. La rue dont il s’agit ici a vécu. C’est-à-dire aussi qu’elle a cessé de vivre, quoiqu’une voie du même nom existe au même endroit de la Varsovie actuelle. Mais les bombardements n’ont pas seuls effacé Smotshè en tant que telle : « La plupart des habitants de cette rue ne sont pas morts de mort naturelle. Nombre d’entre eux trouvèrent la mort dans le ghetto de Varsovie ou à Treblinka ».

     

    « Ma sœur aux yeux verts… »

     

    « Partir à la recherche de ces disparus, c’est ce que j’ai essayé de faire », ajoute Benny Mer. Son livre si plein de vie est un mémorial. C’est ce qui explique l’émotion qu’on éprouve à le lire, et que les coquilles qui parsèment le texte (« nombreux de leurs poèmes », « ils naissèrent »…) ne peuvent atténuer. Jamais au premier plan, l’écrivain israélien n’hésite pourtant pas à intervenir directement de temps à autre. Il se montre visitant les lieux actuels ; avoue s’identifier particulièrement aux enfants de Smotshè, lui qui, dans sa propre enfance, « viv[ait] dans la clandestinité, en contrebande, terrifié par le monde extérieur et [se] dissimulant dans diverses cachettes toutes plus étranges les unes que les autres » ; il évoque sa découverte de Ben-Tsion Witler, « étoile montante de Smotshè [dans les années 1930], grâce aux disques vinyle [qu’il achetait] chez un disquaire de Tel-Aviv après avoir commencé à apprendre le yiddish ». C’est cependant d’un autre côté qu’il faut chercher la véritable origine du livre et les raisons du choix de cette rue populaire-ci plutôt que d’une autre.

     

    Mer cite dès le début le bouleversant poème consacré par l’écrivain yiddish Binem Heller à sa sœur, dont il indique qu’il a constitué sa « clé d’entrée » dans la rue Smotshè  :

     

    « Khayè, ma sœur aux yeux verts,

       Khayè, ma sœur aux tresses noires,

       Khayè, cette sœur qui m’a élevé

       Rue Smotshè, dans la maison aux marches cabossées.

     

       (…)

     

       Khayè, ma sœur aux yeux verts,

       Un Allemand l’a fait brûler à Treblinka.

       Et moi, je suis, dans l’État juif,

       Le tout dernier à l’avoir connue ».

     

    Benny Mer reviendra longuement, dans son chapitre final consacré à la littérature, sur ce poète communiste, réfugié en URSS pendant la guerre, retourné ensuite en Pologne, où il fut, toujours en yiddish, un auteur connu et célébré, avant de fuir le pays pour s’installer en Israël et y devenir un sioniste convaincu. Le livre finit ainsi par où il a commencé. Et cette boucle bouclée le place définitivement sous le signe de la mémoire et du deuil.

     

    P. A.

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  • www.opentri.frD’abord, c’est drôle. Lionel Shriver, qui vit entre New York et Londres, s’inscrit clairement dans une tradition anglo-saxonne qui va de Swift à Kotzwinkle ou Tom Sharpe, en passant par Jerome K. Jerome, Mark Twain et Bernard Shaw. Comme tous ces gens-là, elle a le sens de la formule : « Elle (…) n’avait que soixante ans, même si sa génération était la première à ajouter un "que" à ce sinistre cap » ; « La spectatrice autoritaire hurlait avec un coffre que la plupart des femmes en train d’accoucher sans péridurale ne seraient pas parvenues à égaler » ; « Il enrobait toutes ses remarques de douceur, si bien que, de la pièce voisine, on ne savait jamais s’il regrettait d’avoir perdu une chaussette dans la dernière lessive ou s’il vous disait au revoir avant d’aller se faire sauter le caisson »… Vous, je ne sais pas, mais moi, j’avoue, je ris.

     

    Jeu de massacre

     

    Ensuite, on l’aura peut-être déjà deviné, c’est, passez-moi l’expression, gonflé. Lionel Shriver s’en est fait une spécialité : roman après roman, elle s’en prend aux obsessions et aux manies de ses contemporains — américains, mais pas seulement. Arrivés à la soixantaine, Remington et Serenata forment un couple uni, complice et, somme toute, heureux, même si leur fille Valeria, pour déplaire à sa mère, ne jure plus que par l’Église évangélique, et si leur fils Deacon, qui ne s’est jamais entendu avec son père, est devenu un sympathique dealer. Mais Remington perd son emploi après avoir été accusé de racisme pour s’être opposé, au Service des transports de la ville d’Albany, à sa cheffe, jeune femme d’origine nigérienne ayant pour tout bagage un cursus en étude de genre. Désœuvré et humilié, notre homme compense en décidant de courir un marathon. Puis, après avoir rejoint le groupe des clients fanatisés de Bambi Buffer, improbable coach en santiags rose et noir, un triathlon.

     

    Serenata elle-même est adepte de l’activité physique, même si, n’ayant pas « l’esprit d’équipe », elle s’y livre en solitaire, depuis son adolescence. Peut-être son mari a-t-il aussi voulu la concurrencer sur son terrain… Mais ce projet ne pouvait tomber à un pire moment : souffrant d’arthrose du genou, Serenata ne peut pas remettre plus longtemps le moment de se faire opérer.

     

    Le roman raconte les tensions que cette situation provoque, et s’achemine vers le récit final du fameux triathlon. En cours de route, quelques morceaux de bravoure, beaucoup de dialogues savoureux, et des scènes de groupe dont les personnages sont tous dessinés avec une cruauté précise et réjouissante. Car il y en a pour tout le monde, dans ce rafraîchissant jeu de massacre. Le culte du sport et l’obsession de la forme physique représentent bien sûr la cible la plus visible. « De nos jours », constate Serenata, « on atteint un état de grâce en s’épuisant ». « NE PAS DOUTER », tel est le credo des candidats au triathlon, un mot d’ordre digne d’une « parole de la Bible ». « L’Église de l’effort physique prom[et] non seulement de mettre un terme à tout vieillissement et toute infirmité — sinon de les inverser —, mais aussi la vie éternelle ». Chacun, cependant, « n’en a que pour la rédemption », et, au-delà de la sacralisation de l’effort, c’est bien au succès du religieux sous toutes ses formes que s’en prend l’écrivaine américaine : de la plus littérale (voir Valeria) aux plus laïques. Le passage de Remington devant une instance disciplinaire après ses déboires avec son intouchable supérieure est ainsi l’occasion d’une critique en règle de la cancel culture (ou faudrait-il parler de wokisme ?... On ne sait plus). Quant à Serenata, qui prête sa voix à des personnages de jeux vidéo et enregistre des livres audio, elle aussi perd son emploi, après avoir été stigmatisée sur les réseaux sociaux pour son imitation des accents, « surtout ceux des personnes de couleur ».

     

    Le moi et sa vieille caisse décapotable

     

    Tous ces comportements ont un fondement commun : le culte de soi, avec les notions ressassées qu’il traîne après lui — limites, dépassement, défi… Un culte de soi qui, paradoxe purement apparent, se pratique souvent en groupe. Pourtant le roman de Lionel Shriver est autre chose et plus qu’une satire sociale, le portrait d’une sexagénaire un brin misanthrope ou la chronique d’un mariage dans la moyenne bourgeoisie américaine. Son titre original, The Motion of the body through space, indique peut-être l’essentiel. Le corps, le mouvement. Après avoir dû quitter le Service des transports, Remington se voue au triathlon ; et Serenata elle-même, malgré son antipathie pour les groupes (et les gens en général) doit l’avouer : elle aussi a « adhéré sans condition au mythe adulé de sa génération, celui du corps qui ne s’épanou[it] qu’en étant utilisé ». Si elle en est venue à des exercices statiques, ce sur-place révèle le sens profond de l’agitation à laquelle tous se livrent pour atteindre un horizon qui recule toujours ; et refuser ainsi le glissement imperceptible, mais inéluctable, vers la fin.

     

    Le vieillissement, voilà sans doute le grand thème de ce roman du corps. Le vieillissement, c’est-à-dire le divorce entre le corps, justement, et… quoi ? L’esprit ? L’âme ? « Le moi ne fa[it]-il qu’un avec le corps ou bien se balad[e]-t-il dans un corps comme le passager d’une vieille caisse décapotable » ? Il s’en faudrait de peu que cette comédie grinçante glisse dans la métaphysique.

     

    Mais, comme Serenata finira par le comprendre, « c’[est] excitant de mourir graduellement ». D’avancer « vers l’apathie les bras grands ouverts ». Sans se sentir « obligée d’être concernée par le changement climatique, les espèces en voie de disparition ou la prolifération nucléaire », puisqu’on a « bon espoir d’échapper au jour prochain où l’humanité devr[a] certainement rendre des comptes ». La sagesse, suggère Lionel Shriver, est peut-être « de se vautrer dans ce grand rien-à-cirer ». Cette femme a toutes les audaces. Lisons-la.

     

    P. A.

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  • www.allibert-trekking.comLes gens qui me connaissent s’étonnent toujours de mon intérêt pour les îles du Pacifique. Il tient à des raisons familiales, leur expliqué-je. Je les ai d’ailleurs exposées jadis dans un récit intitulé Libérez-moi du paradis (Le Serpent à plumes, 2003). C’est cet intérêt qui m’a poussé vers le premier roman d’un écrivain hawaïen, dont le titre promettait squales, récifs et atolls (tous peu présents) — de manière énigmatique, et encore plus, quoique plus exacte, en anglais (Sharks in the time of saviors).

     

    Tout arranger

     

    Mais, toute Océanie mise à part, les gens qui me connaissent et, surtout, qui me lisent pourraient être surpris de me voir défendre un livre où, à première vue, tout aurait dû me déplaire. Voyons… Dans la famille Flores, nous avons le père, Augie, la mère, Malia, deux fils, Nainoa et Dean, plus la petite dernière : Kaui. L’effondrement de la culture de la canne à sucre a condamné les parents aux travaux pénibles et peu lucratifs. Heureusement, il y a le don de Nainoa. Depuis qu’il a été miraculeusement sauvé des et par les requins, chacun sait qu’il y a quelque chose « à l’intérieur de [lui] ». Lui-même croit qu’il est « censé arranger les choses », voire « arrang[er] tout » : la pauvreté de la famille, bien sûr, mais aussi les corps malades ou accidentés de tous ceux qui viennent le voir et sont prêts à le payer pour qu’il les touche et les « répare » ; et, au-delà, peut-être, Hawaii tout entier, où, entre « le bitume », « les bateaux de guerre », « l’argent venimeux » et « les camps de sans-abri », « plus rien ne ressemble à ce qui aurait dû être ». Ce sont « les dieux » qui exigent de Nainoa qu’il arrange ça. Ni plus ni moins.

     

    Le roman va conter les démêlés du personnage avec ses propres possibilités mystérieuses. Et l’histoire de toute la famille : de Dean, que son don à lui, le basket, envoie dans une prestigieuse école de sport sur le continent ; de Kaui, que ses capacités intellectuelles propulsent à l’université de San Diego — Nainoa, quant à lui, devenant infirmier à Portland. Il y aura des échecs, de la violence, des morts, de la prison, des retours ratés au pays natal. Jusqu’à ce qu’à la fin tous ou presque s’y rejoignent, retrouvent le contact avec un monde où les vivants, les morts et la nature se mêlent… tout en impulsant une « révolution dans l’agriculture » par le retour aux méthodes ancestrales.

     

    « Maman, est-ce que tu sais ?... »

     

    Non, rien n’aurait dû me plaire de ce livre qui croise deux sources d’inspiration : le culte de la nature et la fiction ethnologique, d’une part, de l’autre les acquis du roman américain en matière d’adolescence chaotique, de lyrisme urbain et de brutalité narrative. Je n’aurais dû aimer ni le finale new age, ni le parler jeune, ni la hargne un brin infantile envers les haole (les Blancs), ni la fascination pour les sécrétions corporelles les moins ragoûtantes, ni les affligeants remerciements terminaux. Seulement, voilà : la rapidité même, qu’on pourrait presque qualifier de goulue, avec laquelle j’ai avalé les 400 pages, m’obligeait à m’interroger : qu’est-ce qui sauve ce drôle de roman ?

     

    D’abord, le rythme. Dans l’alternance de récits-monologues confiés aux divers héros, pas de temps morts. Des dialogues râpeux, une narration nerveuse, une atmosphère tendue en permanence comme une corde. Ensuite, les personnages. Tous plus ou moins mal embouchés, avec une mention spéciale pour la fille — « Maman, est-ce que tu sais combien de fois j’ai été ivre, défoncée à un truc ou à un autre, à essayer de ne pas trébucher sur mes jambes molles en marchant dans les rues au beau milieu de la nuit ? » (là, elle décrit sa vie d’étudiante à sa pauvre mère, qui s’est saignée aux quatre veines pour l’envoyer à la fac…). Tous, aussi, tourmentés à souhait et, quoique parlant à peu près de la même façon, tous fortement individualisés.

     

    Un don et des dieux

     

    Et puis, il y a les miracles… Je veux dire, les descriptions de miracles. À quoi ressemble un miracle vu de l’intérieur ? À quoi ressemble l’intérieur d’un corps en train de « se réparer » ? « Haine jaune et goudronneuse », « souvenirs de colère rouge et dentelée », « mélasse qui bourdonne[e] doucement », évoqués dans des pages d’une poésie quelque peu vertigineuse et où vibre un suspense d’un genre inhabituel : la vie va-t-elle se décider à l’emporter sur la déroute des tissus ? Le don du guérisseur sera-t-il efficace ?

     

    Que faire d’un don ? C’est la question qui parcourt et structure tout le récit, dont les héros se révèlent chacun, à l’image de Nainoa, habités par quelque chose d’étranger à eux-mêmes. « Y avait moi et puis y avait quelque chose de plus grand que moi », dit Dean. Mais chacun jalouse le don de l’autre, dédoublements et désirs contradictoires s’entrecroisent, en un curieux récit d’initiation, où chacun marche en zigzaguant à la rencontre de soi.

     

    Que faire des dieux ? C’est l’autre question. Que faire du divin dans le Hawaii actuel, et dans le monde d’aujourd’hui, désacralisé, voué tout entier à une positivité pure qui appelle, par contrecoup, toutes les formes d’obscurantisme ? Kawai Strong Washburn  essaie de répondre à ces questions. Sa réponse est naïve, brute, un peu mal équarrie. Oui, mais il y a les questions. Et la réponse, quoi qu’on en pense, est un roman. Un vrai.

     

    P. A.

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  • www.expedom.comIl est d’étranges lieux de résidence. Je parle des résidences d’écrivains, qui se sont multipliées, ces dernières années, au point que moulins désaffectés, phares et couvents reconvertis ne suffisent plus à satisfaire la demande. Dès que possible, les stations spatiales seront certainement mises à contribution. En attendant, Mariette Navarro s’est contentée, en compagnie de cinq autres auteurs, en 2012, d’un cargo. Et elle nous montre, avec le roman né de son séjour à bord, qu’un cargo, au fond, c’est un peu comme une station spatiale.

     

    À première vue, on pense se lancer dans un classique récit d’aventures maritimes. Avec une originalité contemporaine, cependant : dans ce livre où personne n’a de nom, où chacun est désigné par sa seule fonction, le commandant de bord est une commandante. Fille de commandant, elle a su s’imposer et est à présent très appréciée : en s’embarquant avec elle, « on sait que tout est carré ». Elle-même, qui ne manque pas d’humour, va jusqu’à évoquer sa « rigidité légendaire ». Tout semble réuni pour que, au cours du voyage qu’on nous conte, vers les Antilles, sur un bateau lui aussi dépourvu de nom, la prévisible épreuve (tempête, par exemple) la contraigne à renoncer à ce qu’elle « refuse de lâcher », constituant ainsi le ressort d’un roman d’éducation océanique.

     

    Au bord de l’événement

     

    Mais on restera loin de Conrad et de Vercel. Mariette Navarro, dont ce n’est pas le premier roman, mais qui est aussi auteure de théâtre, exploite plutôt les possibilités offertes en matière de huis-clos oppressant par un navire de commerce chargé de biens inutiles et bardé de radars sophistiqués. Quoique tout ici soit aussi peu théâtral et aussi antispectaculaire que possible : écriture pure et presque blanche, absence résolue de pittoresque, mer constamment présente mais jamais contemplée. Et une action minimaliste, qui s’arrête juste au bord de tout événement dès qu’il pourrait devenir dramatique ou romanesque : mutinerie, histoire d’amour avec le second — le seul avec « elle » dont on partage par moments le point de vue, l’équipage restant un personnage collectif.

     

    C’est l’histoire d’une simple perturbation. « Après quatre jours de pleine mer », le second, justement, le suggère par plaisanterie : « On pourrait (…) couper les moteurs, descendre les canots, s’offrir une petite baignade ». Et voilà la commandante qui, à sa propre stupéfaction, répond : « D’accord ». La baignade a donc lieu, joyeuse, d’abord. Puis viennent « le vertige » à l’idée « des kilomètres sous leurs pieds », « le trouble », une étrange panique qui leur laissera plus tard le sentiment que « quelque chose leur a échappé ». « Ils s’étaient fabriqué un équilibre (…), et un léger changement d’allure a tout fait vaciller ». Chez la commandante, d’abord, seule à ne pas participer mais étonnée, dès son assentiment inattendu, de se sentir « en désaccord avec elle-même » telle qu’elle a l’habitude d’être. Et qui, seule à bord pendant que les autres nagent au pied du monstre de métal, entre dans leurs cabines, envisage de remettre les machines en marche et de repartir toute seule, bref est prise de pensées et d’impressions bizarres, sous l’empire desquelles on la trouvera par la suite de plus en plus souvent étendue de tout son long çà et là sur le sol des coursives.

     

    Dehors / dedans

     

    La fêlure qui court n’est cependant pas qu’interne. La réalité objective aussi est affectée : on ne sait plus tout à coup si l’équipage compte vingt hommes ou vingt et un ; un banc de brume inhabituel engloutit le bateau ; celui-ci, second héros, ralentit comme de lui-même, « pris d’une autonomie (…) qui rend les humains vains, et qui le leur fait comprendre ».

     

    On dérive, sans jeu de mots. On se prend à songer à Ulysse, saint patron des marins perdus, et à sa descente chez les morts. On n’est plus sûr de rien, surtout pas de l’histoire qu’on est en train de nous raconter. Y a-t-il ou non une avarie ? Y a-t-il un passager clandestin ? La perturbation a-t-elle pour de bon perturbé quelque chose ?... On serait tenté, évidemment, de s’en tirer en choisissant de voir dans tout ça du fantastique ou du symbole. Mais ce que fait Mariette Navarro est plus fin et plus déconcertant. Le dérèglement n’est pas vraiment dans les machines, ni uniquement dans l’inconscient de la commandante — dont on apprendra au passage qu’elle vient de perdre son ex-commandant de père, et dont le deuil enfin accepté marquera la résolution de la crise.

     

    Celle-ci touchait surtout le régime de la fiction. Elle se situait, depuis le début, à la fois dehors et dedans, et explorait une zone énigmatique où le monde extérieur, mer ou bateau, et celui des désirs ou des empêchements humains se rejoindraient et se distingueraient. Du coup, ce qu’a fait bouger cette plongée en mer et cette sortie des règles, c’était quelque chose dans le rapport entre les deux domaines. Dans le rapport au monde, en somme. Notre monde, ultratechnologique, ultra-commercial, entièrement balisé, mais dans lequel, semble dire l’auteure, des échappées, même infimes, adviennent parfois. Surtout infimes…

     

    P. A.

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  • www.egypte-antique.comLa Rome antique deviendrait-elle tendance ? À la rentrée de janvier paraissait le remarquable La Nuit des orateurs, d’Hédi Kaddour (Gallimard, voir ici), dont l’action se situait sous le règne de l’empereur Domitien ; en cette rentrée de septembre, c’est la République romaine que nous conte Gilles Martin-Chauffier. Ou plutôt son agonie… On sait que, rongé par les inégalités, devenu peu adéquat pour la gestion d’un territoire frôlant les frontières du monde connu, le régime s’effondre au Ier siècle avant Jésus-Christ, achevé par les rivalités entre d’audacieux ambitieux : César et Pompée, d’abord ; puis Antoine et Octave, qui, sous le nom d’Auguste, fondera ce que nous nommons l’empire. Tel est, rappelé ici à très gros traits, le cadre général du roman.

     

    Tout se joue à l’Ouest

     

    Au début, on a un peu l’impression de se promener dans son manuel de sixième (car il y a eu une époque où on faisait du latin en sixième — jours enfuis). Ensuite, on se rend compte qu’il n’y a là rien de scolaire ni de clinquant, mais un pittoresque de bon aloi, où l’érudition se rend légère. Surtout, l’auteur a fait un choix que l’on peut discuter mais qui se révèle aussi efficace que radical. Dédiant son livre à son professeur de sixième (voir plus haut), lequel « enseign[ait] le latin comme une langue vivante », Gilles Martin-Chauffier opte pour un français d’aujourd’hui : Épicure, dans la bouche d’un haut fonctionnaire romain, est « un élément de langage », et on s’écrie, jovial : « Allez, champion, il est temps de te détendre ! ». Évidemment, cela ne va pas sans quelques anachronismes : « virus mortel », « carton-pâte », maîtresse de maison « obsédée par l’hygiène ». Mais, au fond, pourquoi pas ?

     

    D’ailleurs, tout ici est efficace, même si écrit, dirait-on, un peu vite, au prix de quelques facilités (« cœur calfaté par le chagrin », vieilles lionnes qui « conservent des griffes »). Gilles Martin-Chauffier a surtout un immense mérite : celui de rendre clairs et même captivants les méandres de la (cruelle) vie politique à Rome sous la République finissante, dont il parvient à faire un trépidant récit d’action. Le point de vue choisi y est sans doute pour beaucoup. Tout nous est montré à travers les yeux de Metaxas, narrateur qui, en tant que philosophe grec (imaginaire), se situe juste à la bonne distance d’un sujet qui le fascine (« Tout se jouait à l’Ouest ») tout en l’épouvantant quelque peu (« Chez nous, tout s’était apaisé, les conflits, les différends, la violence… »).

     

    Déboulonnage

     

    Que vient-il faire à Rome, ce prétendu philosophe ravi « d’entrer dans la mêlée », et qui, arrivant dans la Ville, s’exclame : « Ma vie [va] enfin commencer » ? Il y est appelé par Clodius, qui s’appelait en fait Claudius, mais a changé son nom pour se faire élire tribun de la plèbe. Ce fils d’une grande famille rangé du côté des populares est un ancien condisciple et un ami. Il a besoin que Metaxas lui prête sa plume dans le combat politique où il s’est engagé. Quel combat ? « La guerre civile menace ». « Réduite à une façade en carton, la République masque le pouvoir de trois hommes qui attend[ent], chacun dans son repaire, d’éliminer les deux autres » (il s’agit du premier triumvirat, accord entre César, Pompée et Crassus pour se partager le pouvoir réel). Jusque-là, d’accord.

     

    Mais, devant la suite, l’ancien étudiant puis professeur de lettres classiques reste légèrement médusé. Au cours de ses études, on lui a en effet toujours expliqué que, dans la situation décrite ci-dessus, Cicéron était l’héroïque démocrate qui s’efforçait de sauver le régime. Cet auteur prodigieusement ennuyeux par ailleurs s’opposait courageusement, disait-on, aux séditieux, c’est-à-dire aux triumvirs et à leurs nervis. Parmi lesquels Clodius, homme de César, était représenté comme particulièrement nocif, même si Milon, homme de Pompée, qui le tuera en 52 au cours d’une bagarre de rue, ne valait guère mieux. Est-ce pour se venger d’avoir dû traduire l’assommant discours que Cicéron (en français, « Pois chiche », comme le rappellent à tout propos ses ennemis dans le roman) écrivit malgré tout pour défendre l’assassin ?... Gilles Martin-Chauffier renverse tout et déboulonne l’idole : Clodius, dans son récit, est le vrai démocrate, qui veut « mener à bien la grande réforme » sociale tentée jadis par les Gracques, et mettre fin au pouvoir des patriciens, « ces hommes bénis par la naissance qui ne voient dans leur carrière qu’une suite d’arrangements avec les règles sans que jamais le sens du devoir ou de la patrie intervienne dans leurs cabrioles ». Milon, brute épaisse, a décidément tous les torts. Quant à Cicéron… Toujours « du côté des forts », cet hypocrite, « vantant les vertus imaginaires d’une République dont il couvr[e] les injustices », n’est en somme qu’une « perruche se prenant pour un aigle », voire carrément un « eunuque aux procédés de tyran ».

     

    Ville éternelle

     

    Quand on a souffert par la prose de « Pois chiche », on trouve assez rafraîchissante cette réécriture de l’Histoire. D’une Histoire où, pourtant, « le mensonge incarnera pour toujours la vérité ». Heureusement qu’il y a aussi l’art. Heureusement qu’il y a Catulle. Avec son « style brutal et soyeux, viril et tendre », se « légèreté charmante », sa volonté de « s’en tenir à la surface, à la draperie, à l’épiderme et à l’apparence », le poète tient une place de choix parmi d’autres figures admirablement campées.  Personnages historiques négligés ou fameux, poètes moins connus, matrones indomptables. Qui est le vrai héros, dans tout ça ? Le poète ? Le révolutionnaire ? Le conservateur chafouin ?... Peut-être est-ce plutôt une héroïne. « C’est [Rome] que je voulais raconter », dira Metaxas, concluant ses Mémoires. Et la reine du monde se donne en effet pleinement à voir, dans ce roman qui ne cède jamais au démon de l’actualisation, « fascinante et terrifiante, mille fois plus grande que l’inoubliable Troie ». « Sept cent mille agités [y] étal[ent] luxe, misère, paresse, vanité, coquetterie, licence, vin… ». On y va « de ruelles en venelles et de trous à rat en cours des miracles ». On y croise « des burnous, des caftans et des blouses », on y parle toutes les langues, « où qu’on soit, on [est] aussi ailleurs ». Nul besoin d’actualisation : cette cité antique est une ville d’aujourd’hui.

     

    P. A.

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