• candy-crush-saga.frDe temps en temps, il faut quand même se tenir au courant. Lire un de ces romans à sujet, qui abondent. Surtout s’il s’agit d’un sujet nouveau, comme le genre et le changement de genre. Il y a deux manières d’aborder ce genre de sujets : la voie de l’intime, du « tremblement de terre » intérieur subi par un individu ébranlé dans ses fondations, ou le versant socio-familial. Julien Dufresne-Lamy, qui est aussi auteur pour la jeunesse, choisit résolument ce dernier chemin.

     

    « Une femme, une vraie »

     

    Charlie a seize ans. Il est assis près de sa mère dans une salle d’attente d’hôpital. Tous deux y passeront quatre heures, avant de retrouver, à sa sortie du bloc opératoire, Alice, père de l’un et mari de l’autre. On revient régulièrement à cette salle d’attente, en alternance avec les ruminations de Charlie, qui replonge dans son passé, revoyant en particulier les trois années écoulées depuis le séisme initial, quand son père leur a annoncé : « Je suis une femme. À l’intérieur, une vraie ». « J’ai treize ans », commente Charlie, « la terre se désagrège et, avec cette vue plongeante sur le vide, j’entrevois le plus grand de nos vertiges ».

     

    Ce tremblement de terre aura, on s’en doute, des répliques. Pas d’intrigue, dans ce récit qui se contente de développer le thème : colère du fils face à l’égoïsme soudain du père (« Mon père me volait ma crise d’adolescence ») ; traitements médicaux et changements d’apparence (« Mon père se focalisait sur trois choses : la voix grave, la pilosité faciale, le bassin trop large ») ; la perte de l’emploi, les brimades à l’école, les voisins qui changent de trottoir. La mère craque à son tour, puis se reprend, grâce au fils, qui s’est lui-même repris entre-temps, et revient au père. La mère revient à son époux, tout finira bien, c’est « une histoire d’amour et de famille », l’auteur le dit lui-même, dans ses Remerciements.

     

    Un tel roman peut-il ne pas être sentimental et bien-pensant ? Sans doute, mais c’est difficile… Il faut reconnaître à Julien Dufresne-Lamy le mérite d’avoir essayé de ne pas être bien-pensant tout le temps. La hargne initiale de son adolescent, l’égocentrisme de son trans des premiers chapitres font regretter qu’il quitte ensuite ce terrain pour des attendrissements empathiques plus prévisibles. Surtout qu’avant de devenir gentil, il n’hésitait jamais à mettre sa verve, incontestable, au service du comique inhérent aussi à la situation qu’il décrit (« Pour venir à bout du poil, mon père regardait les sites d’épilation au laser. D’une voix affectée, il se plaignait que ça coûtait cher et qu’ils n’avaient pas les moyens, pourquoi ils pouvaient jamais rien se payer putain de merde »).

     

    Langues étrangères

     

    L’autre intérêt du livre tient à un certain usage de la langue. C’est Charlie qui parle, et ça se voit : « Quatre heures, [c’est] long comme un film hongkongais primé à Venise » ; « Ma mère nous forçait à visiter des musées chelous » ; « Je mange à l’arrache »… C’est un peu pénible, ce style et cet humour ado, sur 250 pages. Mais ça va de pair avec une attention portée aux codes en général. Fans de chimie-bio, le père et le fils rivalisent pour traduire les étiquettes alimentaires : « — E290 ? — Dioxyde de carbone. — E322i ?... — Lécithine ! » Puis, c’est un nouveau vocabulaire qui apparaît dans leur vie quotidienne : « Mon passing est excellent », « L’une de mes amies d’enfance est greysexuelle et panromantique », les trans n’aiment pas qu’on les « mégenre »… La grammaire également subit des transformations : « Elle fait quoi, ton père ? » Car, question centrale, et qui aurait mérité de plus amples développements, qu’est-ce qu’un trans ? « Qui inclure ? Les opérées ? Les pré-opérées ? Les hormonées non-opérées ? Celles qui s’habillent à plein temps en femmes, et les autres, alors ?... »

     

    Qu’est-ce qu’un trans ? Et qu’est-ce qu’un ado (d’aujourd’hui) ? Car je ne savais pas ce qu’était la FFS, mais j’ignore toujours ce qu’est un « quaterback de série branchée », ce que sont des « Kinder Country », et ne suis que vaguement au fait de ce qu’est « Candy Crush »… En réalité, c’est un peu tout le livre de Julien Dufresne-Lamy qui m’a fait l’effet d’être écrit dans une langue étrangère. Comme quoi il faut lire un roman à sujet, de temps à autre. On prend conscience de ses lacunes.

     

    P. A.

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  • www.abebooks.frDrôle d’histoire… An Yu est jeune, chinoise, a étudié à New York et vécu à Paris, avant de rentrer à Beijing (Pékin, disait-on jadis), où elle a écrit, en anglais, ce premier roman. Wu Jia Jia, son héroïne, est jeune aussi et, comme elle, sans doute, issue de la nouvelle bourgeoisie éclose dans l’empire du Milieu post-maoïste. À la première page, Jia Jia trouve Chen Hang, son mari, « écroulé dans la baignoire à demi remplie, la tête en avant, le postérieur sortant de l’eau ». Et mort. Il lui a laissé un dessin représentant un poisson à tête d’homme.

     

    Comme elle peint, elle tente de peindre à son tour l’homme-poisson. En vain, comme elle a toujours tenté en vain de peindre la mer. Elle est la proie d’états étranges, se trouve parfois plongée dans un univers noir et glacé où elle se déplace en nageant. En dehors de ces moments-là, elle traîne et rêve, rencontre Léo, un barman, avec qui elle passe quelques nuits, essaie de louer son grand appartement, peint un bouddha sur les murs d’une femme riche, retourne voir son père, qui veut lui faire manger du porc braisé.

     

    À la recherche de l’homme-poisson

     

    Finalement, notre héroïne sent qu’elle doit, pour « se libérer de Chen Hang, vivre une autre vie » et réussir ses tableaux de vagues, se rendre au Tibet. Elle s’y rend, sans problèmes ni états d’âme. C’est là qu’elle trouvera le fil qui la ramènera à sa propre naissance et expliquera (?) son rapport privilégié au « monde de l’eau ».

     

    Roman d’atmosphère, à la Wong Kar-wai, comme le suggère la quatrième de couverture ? Il est vrai qu’une classe privilégiée orpheline de toute croyance y traîne sa mélancolie et son ennui dans une société où la modernité résolue se mêle aux coutumes ancestrales. Mais on soupçonne aussi une dose d’allégorie. La mère de Jia Jia, déjà, était tombée dans « le noir absolu » du monde de l’eau, et le cancer qui l’a emportée n’était que le signe indiquant qu’elle n’en était jamais ressortie. Sa fille y échappera-t-elle ?

     

    Andersen à Beijing

     

    À en croire les extraits de presse, tout le monde a vu dans l’histoire de Jia Jia le récit d’une « recherche ». Il y aurait de la quête initiatique dans l’air. Soit. Mais la trajectoire ?... Si de multiples indices flottent çà et là, leur signification et le dessin qu’ils composent peut-être sont savamment brouillés, de manière à donner l’impression troublante et audacieusement non romanesque de l’informe. À l’image de l’élément aquatique, omniprésent, tant dans les motifs que dans les images : dans un aquarium, « différentes espèces de poissons » nagent, « les yeux ronds, perdus et déconcertés » ; « Vous me trouvez belle ? » demande Jia Jia à Léo ; réponse : « Vous êtes pareille à l’eau ».

     

    C’est souvent la nuit. Il neige sur Beijing, « la pollution contamin[e] les flocons qui tomb[ent], gros comme des graines de tournesol ». Les montagnes du Tibet sont « pareilles à des bêtes endormies » et la vallée est « une mangeoire autour de laquelle se rassembl[ent] ces bêtes ». On est sans cesse au bord du merveilleux. Car la vraie matrice de ce roman singulier, c’est peut-être, en définitive, le conte de fées : personnages avertisseurs, opposants et adjuvants, parfois burlesques, An Yu ayant le sens de l’incongru et ne dédaignant pas le mélange des tons ; objets et aliments magiques, tel le porc du titre, dont l’ingestion déclenche la révélation d’un secret. Notre Jia Jia semble un personnage d’Andersen perdu dans la grande ville et le pays-continent. Drôle de conte, moderne à tous les sens du mot, y compris par l’écart qu’il creuse entre modernité et tradition, comme entre Orient et Occident. L’écriture d’An Yu s’installe dans cet écart et y trouve son élément. C’est son monde de l’eau à elle.

     

    P. A.

     

    Illustration pour La Petite Sirène, d'Andersen, par Franz Jüttner (1837)

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  • www.futura-sciences.comCe n’est un secret pour personne : utopies et (surtout) dystopies sont dans l’air du temps. Est-ce qu’elles font de bons romans ? Depuis leur naissance, les deux genres jumeaux naviguent à la frontière de l’essai, du pamphlet et du récit. Pour trouver le bon équilibre, il faut être Orwell. Ou, alors, le rompre franchement, en tournant le dos à ce que le roman a de proprement romanesque — comme Jérémie Lefebvre dans Avril (Buchet/Chastel 2016, voir ici), qui évite soigneusement de nous raconter des histoires.

     

    Ilan Duran Cohen, étant romancier, scénariste et cinéaste, aime en raconter. Mise à part celle de Sartre et de Beauvoir (Les Amants du Flore, téléfilm de 2006), elles portent des titres éloquents : La Confusion des genres (film de 2000), Face aux masses (roman de 2008), Les Petits-Fils (film de 2004). Notre homme, c’est clair, aime les affaires de famille et les problèmes de société.

     

    « On fait semblant de réfléchir… »

     

    Ici, on a les deux. Alain Conlang, le héros, a un père, mannequin, très beau, bête et absent. Il a aussi une mère, qui, dans son journal intime, dont les extraits alternent avec le récit à la première personne fait par son fils, avoue sa passion pour ce dernier et pour son frère Benjamin. Sauf que celui-ci, qui s’apprête à devenir Benjamine, la « déçoit tant » : « Je ne souhaite vraiment pas le voir devenir une femme ».

     

    C’est l’autre fils, Alain, qui est « le petit polémiste ». Son statut est on ne peut plus officiel et il est « déclaré au ministère » comme officiant « sur une petite chaîne de la télévision numérique » : « Lorsque j’émets une opinion, on ne me prend pas franchement au sérieux. On m’écoute, on fait semblant de réfléchir, on s’offense un peu puis on passe à autre chose, c’est la règle ». Mais quand le dérapage est incontrôlé, a lieu au beau milieu d’un dîner mondain, et consiste à déclarer : « Je ne supporte pas les bonnes femmes et leur rapport au pouvoir », les choses se gâtent. Silence consterné. Indignation. Tous les convives décident de porter plainte. Un procès débute. Les ennuis commencent.

     

    D’un petit polémiste à l’autre

     

    Car on est dans la société de l’avenir, qui ne plaisante pas. Les juifs parqués dans le Ghetto (17e arrondissement), les musulmans à Marseille, le reste de la population est tenu de vivre dans une stricte laïcité, avec pour dogme la préservation de la planète et sous la tyrannie de multiples associations défendant des intérêts parfois contradictoires. Caméras partout, moralisme citoyen, l’Algorithme dicte le choix de l’âme-sœur, et chacun s’inquiète de l’état de son « mapping », évaluation, revue régulièrement, de l’individu envisagé sous toutes ses faces : « santé, sécurité, sociabilité, contribution au développement général, développement personnel… ». « Quand l’un dégringole, tout suit ».

     

    Le vrai petit polémiste, on le voit, c’est Ilan Duran Cohen, et cette mise en abyme est peut-être la principale trouvaille d’un livre qui pense en compter beaucoup et qui compte beaucoup sur elles. « Depuis la loi sur le respect du libre arbitre animal », les vaches errantes « se baladent à leur guise dans Paris, seuls les chiens sauvages ont le droit de les mordre ». « L’industrie de la chaussure en cuir est quasi morte » et « les pulls en cachemire non mités atteignent des sommets aux enchères ». « La mairie de Paris a fusionné les vingt arrondissements en huit, tout en changeant l’ordre d’attribution des numéros, de l’est à l’ouest, afin de donner leur chance à tous les Parisiens et Parisiennes »… Etcetera, on déroule le programme, oubliant qu’on voulait également nous raconter quelque chose. Puis on s’en souvient, alors, faute d’intrigue, on se tourne vers ses personnages : la mère faussement intégrée ; la jeune Adèle, nièce rebelle ; l’ami homo et déprimé ; le jeune stagiaire pas homo mais presque, et qui « kiffe » Alain, son « patron » ; l’avocate de ce dernier, obèse (c’est interdit), alcoolique (n’en parlons pas) et accro aux bordels (officiels et recommandés).

     

    Personne n’est aux normes, tout le monde a peur. Seulement ça ne fait pas un récit. Le procès suit son cours interminable et prétendument kafkaïen, le héros-narrateur pleurniche en regrettant le bon vieux temps, on revient vite à la description de la désolante actualité et à ses perles, alignées l’une après l’autre sur un long fil. Parfois drôles, jamais si méchantes que ça. Les petits polémistes ne sont pas dangereux.

     

    P. A.

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  • www.zoom-nature.frÉtrangeté. C’est le mot qui s’impose à la lecture de ce texte au charme vénéneux, où rien ne se passe comme « ça devrait ».

     

    Hiroki Takahashi, dont ce deuxième roman a obtenu le prix Akutagawa, prestigieux, paraît-il, est musicien dans un groupe de rock mais aussi enseignant. Rien de surprenant à ce qu’il prenne pour héros des adolescents, en troisième et dernière année de l’équivalent japonais du collège. Le père d’Ayumu, qui travaille « dans une société de commerce », est sans cesse muté. Après un an et demi à Tôkyô, avant d’y retourner définitivement, il doit aller faire un peu de purgatoire dans un coin perdu du Nord. Le jeune garçon y découvre la vie à la campagne, des coutumes et des croyances surgies d’un passé immémorial et, globalement, inquiétant, ainsi que les façons rustiques, voire rudes de ses nouveaux condisciples.

     

    Adolescence ?

     

    Ceux-ci passent le plus clair de leur temps, après les cours, à se livrer à des jeux bizarres et cruels. Akira, chef de meute apparent, qui a choisi Ayumu comme délégué adjoint et peut-être comme ami, prend pour souffre-douleur le superficiellement paisible Minoru. Sous les yeux distraits d’adultes tous inconsistants et lointains, parents compris, Ayumu, visiteur en transit, confronté à la brutalité sophistiquée de ses camarades, est perplexe et ne se décide pas à intervenir. Pas de montée véritable de la violence : la fin apocalyptique contraste abruptement avec ce qui la précède et qui, cependant, l’annonçait.

     

    Ce qui précède… Le récit de peu d’événements, mené d’une écriture lisse, presque froide, mettant en scène des personnages eux-mêmes dans un état, dirait-on, de semi-anesthésie. Ayumu, dont on adopte le point de vue, est-il en train de vivre les tourments de l’adolescence ? S’il ressent occasionnellement une « petite satisfaction » à constater qu’il « pren[d] part à [des] événement[s] banal[s] » entre garçons de son âge, son père s’étonne qu’il semble ne pas connaître la célèbre « crise » associée traditionnellement à l’âge en question. Le garçon réplique : « Un de mes profs (…) a dit que, maintenant, il n’y a que la moitié des enfants qui font une crise d’adolescence ».

     

    « Confuses paroles »

     

    En tout cas, pas de révolte chez ce héros toujours à distance de ses propres pensées, sans doute prudemment refoulées et dont il s’étonne lorsqu’elles surgissent. Il porte plutôt une attention extrême à ses sensations, elles-mêmes souvent déconcertantes : « Il avait l’impression que ses joues, sa nuque et ses bras nus se teintaient de la couleur de ce vent du soir (…). Les montagnes cramoisies, les insectes d’été (…), le coassement des grenouilles, l’odeur de la terre et de la boue faisaient naître cette illusion en lui. Ou peut-être, en tant qu’étranger, était-il sensible à quelque chose que recelait le vent ».

     

    Le vrai sujet, dans ce roman non d’éducation mais d’initiation, est peut-être à chercher de ce côté-là : celui de l’énigme du monde. Une énigme révélée par la confrontation à un monde particulier et, de fait, spécialement étrange. L’ancien s’y mêle au nouveau, stations-service ou bâtiments scolaires voisinent avec des bains publics et des maisonnettes au toit de chaume sorties tout droit de contes, des jeunes gens amateurs de vedettes actuelles se livrent à des rituels surgis d’un très obscur passé. La nature, comme dans le poème, parle une langue incompréhensible. On la sent parsemée de signes, dont le caractère énigmatique est accentué par le style, paratactique et factuel, si l’on en croit la très belle traduction de Miyako Slocombe : « Au niveau du carrefour se dressait un poteau télégraphique taillé dans un cèdre. À mi-hauteur, un capricorne moucheté s’agitait à droite et à gauche, sans qu’on sache pourquoi ».

     

    Ailleurs, c’est une cigale, un scarabée, d’autres insectes encore qui semblent porteurs d’une signification cachée. Les paysages tout entiers paraissent un autre discours, doublant celui des personnages comme celui de l’auteur lui-même, et véhiculant une vérité qui leur échappe. Couleurs, lumière, oscillation des feuilles de riz dans le vent jouent un grand rôle. Et toute l’action se déroule au pied de « la montagne de la Forêt-Noire », qui étend son « ombre de jais ».

     

    Tout cela suscite un bien séduisant malaise, proche de la fascination où plongent parfois certaines musiques. Ce n’est pas un roman sur l’adolescence. L’adolescent de l’histoire n’est là que parce qu’il est à l’âge des découvertes. Le vrai sujet, c’est ce qu’il découvre : la beauté-cruauté des choses. Le roman d’Hiroki Takahashi la fait voir de la seule manière possible : en l’effleurant.

     

    P. A.

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  • www.maisonapart.comD’où vient le plaisir particulier qu’on éprouve à lire la description de vies sans histoire ? Huysmans ou, dans un registre très différent, Schnitzler ont excellé dans cette veine du roman anti-romanesque. C’est plutôt à ce dernier auteur qu’on pense en lisant le livre d’Alain Claude Sulzer, qui partage avec lui le goût de l’écriture lisse et l’art de laisser entrevoir sous le calme des surfaces l’agitation des profondeurs.

     

    Rien de plus calme en surface que la vie de Stettler. Dans une ville suisse et paisible, il décore, depuis de longues années, les vitrines du grand magasin Les Quatre Saisons, dont l’« entrée principale (…) n’a rien à envier à celle de l’opéra municipal ». Célibataire, notre homme vit seul depuis le décès de sa mère, est âgé de cinquante-huit ans, « s’en ren[d] compte quand il se pench[e] et s’agenouill[e], et parce que tout s’[est] mis à changer autour de lui ». Comme il le constate sans plaisir, réprouvant tant la tenue négligée de ses voisins ou l’évolution de « la mode balnéaire » que l’apparition d’un drapeau vietcong placé nuitamment sur la flèche de la cathédrale. Cependant il se satisfait du succès inchangé de ses créations, en particulier au moment de Noël. Et, par ailleurs, « jamais aucune nostalgie ne l’étrei[nt], aucun besoin impulsif de changement ne fai[t] surgir de sentiments importuns » ; bref, « il [a] la quiétude dans le sang ».

     

    « Le calme contemplatif des vitrines d’antan… »

     

    Mais même dans les existences les plus quiètes, il faut bien, dès qu’elles sont narrées, qu’il se produise quelque chose. Les bouleversements viendront-ils de la relation à distance que Stettler noue avec Lotte Zerbst, pianiste radiophonique aussi discrète et solitaire que lui ? Leur correspondance débouchera-t-elle sur une rencontre, à l’issue du concert qu’elle vient, par exception, donner dans la ville ?... Entre-temps, un autre événement est venu mettre fin à la quiétude stettlérienne : avec l’arrivée aux Quatre Saisons d’un certain Bleicher, l’époque rattrape en effet notre héros. Chargé de décorer les vitrines une fois sur deux, et de pousser vers la sortie un Stettler jugé dépassé, le jeune et brillant nouveau venu éclipse d’emblée son prédécesseur. Celui-ci doit se rendre à l’évidence : « À personne ne semble manquer le calme contemplatif des vitrines d’antan (…). Le sérieux et la tradition sont de toute évidence tombés en désuétude ». Stettler tâtonnera beaucoup avant de trouver aux audaces de son rival et à l’ingratitude de ses concitoyens une réponse qu’on ne dévoilera pas.

     

    « L’éternel combat des anciens et des modernes », comme dit le prière-d’insérer ? Oui, bien sûr : de même que le grand magasin a triomphé en son temps des commerces qui l’ont précédé, Bleicher fait ce que Stettler, né dans une autre époque, « n’[a] pas eu l’audace de faire ». Mais c’est aussi plus compliqué et plus subtil. D’abord, parce que tout cela nous est conté par un narrateur à peu près de l’âge de l’auteur et qui, encore lycéen en 1969, époque des faits, les avait déjà pris alors comme sujet d’une rédaction — et que ce dispositif retors allie au motif du temps celui de l’écriture.

     

    L’œuvre et la vie

     

    Ensuite, ce n’est pas un hasard si tout cela est une histoire de magasin et de vitrines. « Ce dont vous ne pouvez pas vous passer, c’est de faire de la publicité, car vivre, c’est promouvoir et promouvoir, c’est vivre », dit Bleicher. Les modernes comme lui ne sont pas des modernes comme les autres. Leur arrivée signe l’avènement du profit tout-puissant et le triomphe de la marchandise, dans tous les domaines. Car ce n’est pas un hasard non plus si le décorateur vieillissant croit trouver une âme sœur en la personne d’une pianiste à l’ancienne. Dans ce livre pétri d’humour à froid, la vitrine, comme le concerto, est une œuvre. « Par la domination de son métier, [Stettler] [a] suscité en certains spectateurs les mêmes sentiments, ou presque, qu’un peintre. Il les [a] touchés et émus, sans être lui-même ému ou touché. C’[est] sans doute ainsi que [doit] procéder un artiste ».

     

    Deux artistes, donc, aussi seuls et effacés l’un que l’autre. En face, celui que la presse qualifie d’« artiste pop », mais qui habite au-dessus d’un magasin de farces et attrapes, tenu par son père. Deux conceptions de l’art, aussi : vedettariat et succès commercial d’un côté ; distance gardée, de l’autre, par un créateur qui s’absente de son œuvre — en effet, comme le dit Stettler, « connaître son nom n’était pas nécessaire pour apprécier la qualité de son travail, de même qu’il n’est pas nécessaire de connaître le nom d’un musicien pour être convaincu par son art ». Si c’est le cas pour le nom, que dire de la vie ?... Derrière l’éclat ironique et la frivolité apparente de ses vitrines, l’écrivain helvétique nous incite à une réflexion peut-être plus actuelle que jamais.

     

    P. A.

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