• photo Pierre AhnneOn n’en finirait pas avec les mutations et les avatars du genre littéraire dominant : le roman campagnard nous revient depuis quelque temps (voir ici) ; le roman écologique (voir ) a naturellement de beaux jours devant lui ; quant au roman d’adolescence, dont le goût ne s’est jamais démenti, il semble connaître encore un surcroît d’intérêt (voir un peu partout sur ce blog). Dans Le Monde du vivant, Florent Marchet associe les trois sous-genres. On pouvait craindre le pire. D’abord, il est auteur-compositeur-interprète, et il convient de se méfier quand ces gens-là se veulent écrivains. Ensuite…

     

    Ensuite, imaginez un peu : Jérôme a quitté Orléans et sa profession d’ingénieur pour aller s’installer, avec Marion, son épouse, à la campagne ; les voilà propriétaires d’une ferme, dans le Berry, je crois, région natale de l’auteur, lequel s’est bien documenté, comme l’attestent les remerciements finaux et les détails sur la traite des vaches (je parle de la façon de les traire). Mais ce n’est pas si simple d’être fermier. En plus, Solène, 15 ans, supporte mal la transplantation et les fromages. Elle est au collège, c’est la fin de l’année scolaire, celle du brevet et des garçons. Marion se blesse la main. Il faut de l’aide : arrivée de Théo, wooffeur de son état (c’est une espèce d’ouvrier agricole, itinérant et bio, je m’étonne que vous l’ignoriez). Ses grandes théories et son enthousiasme naïf vont servir de révélateur au scepticisme croissant de son employeur temporaire.

     

    Plexus, mâchoire et flots de sang

     

    Eh bien, Florent Marchet, il faut l’avouer, nous prouve que le pire n’est jamais certain. Ce premier roman est plutôt une bonne surprise. D’abord, grâce à Solène. C’est peut-être elle, éclipsant son père et la réflexion parfois trop argumentée sur le triste état de nos campagnes, la vraie héroïne. Cette bonne élève en crise d’adolescence découvre les intermittences du cœur (le jeune Baptiste, ou le plus âgé Théo ?) et, surtout, du corps. Il est très présent dans le roman, sous toutes ses faces — sueur, salive, sébum. C’est quand même le sexe qui domine. Solène « n’a pas confiance en ce corps qui fait ce qu’il veut », pourtant, à l’occasion, elle « reste lèvres entrouvertes, le plexus relié à sa mâchoire par des secousses électriques violentes et sensuelles : l’inconnu, l’interdit, la désobéissance ». Elle veut « à la fois se donner et tout verrouiller ». Elle aime la « verge [de Baptiste] contre son clitoris ou la raie des fesses », mais « elle appréci[e] moins quand il hoquèt[e], souffl[e], gémi[t] ». Bref, c’est moins rose que dans les films.

     

    D’ailleurs, rien n’est rose. À part elle, tout le monde en prend pour son grade. À commencer par Jérôme, le second héros. Le récit est aussi celui de son éducation à lui, qui passe par le double renversement des rapports maître / serviteur l’unissant à Théo. Et c’est une figure singulière et quasi moliéresque que cet atrabilaire néorural, inquiet pour son couple, incapable de communiquer avec sa fille, toujours dans les plaintes (« La sécheresse va les mettre K-O »), les leçons (« Je te l’ai dit cent fois, tu ne manges pas la pomme avec la peau, c’est un cocktail de poisons »), les colères homériques (« La gorge qui gonfle et sature le cerveau par gros flots de sang »).

     

    Petits cons et pedzouilles

     

    Il y a aussi Théo. On se demande d’abord s’il faut ou non prendre au sérieux ce personnage dont les « potes » « mixtent yoga et phytothérapie dans un hameau » et qui n’a à la bouche que « collapsologie, désobéissance civile, force astrale ». Mais quand il commence à expliquer que « le fait que les avions ne fassent pas toujours de traînées [dans le ciel] tendrait à prouver qu’il s’agit d’épandages puissants, chargés de métaux lourds comme le baryum ou l’aluminium », on cesse d’hésiter.

     

    Et puis, il y a tous les autres : le petit frère de Solène, aussi pénible que l’exige son jeune âge ; les autres ados, caricaturalement immatures ; les campagnards, avec « leurs cheveux filasse et clairsemés », leurs « ventres bombés » et leurs vestes « aux bras trop longs »… Il n’aime pas beaucoup les gens, notre auteur-compositeur-interprète. On éprouve par moments un peu de lassitude devant ce qui risque d’apparaître comme une condescendance généralisée, comme on finit par en éprouver devant la complaisance manifeste avec laquelle le narrateur s’immisce, d’une façon qui reste très masculine, dans un corps de jeune fille.

     

    Mais tout cela va de pair avec le pessimisme foncier par lequel le livre échappe aux pièges de l’idéologie et du sentimentalisme. Personne n’a tort, personne n’a raison, ni les « pedzouilles » de la FNSEA ni les « petits cons » prétentieux qui voudraient leur faire la leçon, et Solène vaut mieux que le jeune crétin ou le grand dadais dont elle est cependant éprise. Sombres campagnes caniculaires. La mort y rôde, qui frappera deux fois.

     

    Pour ce qui est des innombrables fautes de français dont le texte est émaillé, elles finissent par apparaître pour ainsi dire nécessaires. Je ne parle pas de cette vache couchée « dans une économie de mouvements », de ces « cases » qu’on « coche », de ces « impasses » qu’on « fait », de cet « ascenseur social » qu’il faut « prendre » sauf à « rester sur le carreau ». Non, je parle de ces « yeux hilares » ; de ce « front » qui « perle » ; de ces « hommes à l’âge floué par le vin blanc » (?) ; de ce fermier qui « a toujours appelé ses vaches par leur prénom », ce qui est plus gentil, c’est sûr, que de les interpeller par leur nom de famille. J’en passe. Mais choisissons de penser que l’auteur et son éditeur ont bien vu tout ça, et ont jugé que ça ajoutait encore à la hargne, à la brutalité (à la modernité, peut-être ?) de cet anti-hymne à la nature retrouvée.

     

    Et laissons à Solène le mot de la fin, en forme de cri du cœur : « J’en peux plus d’ici, j’ai peur, partons à Orléans, partons sans papa ». Tout est dit.

     

    P. A.

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  • www.leparisien.frOn m’en a dit si souvent tant de bien… Beaucoup de mes amis ne tarissent pas d’éloges à propos de Marie-Hélène Lafon. Je leur réponds que je n’ai pas été convaincu par Les Pays (Buchet-Chastel, 2012, voir ici) : trop d’adjectifs à mon goût dans ce roman, qui racontait le même genre d’histoires que Michon ou que Bergounioux, la profondeur en moins. Quand je dis ça, mes amis s’attristent. Et moi, j’ai fini par penser que j’avais sans doute lu le moins bon livre, dans les pires dispositions… Bref, lorsque Histoire du fils a été annoncé par l’éditeur habituel de Marie-Hélène Lafon, j’ai vu l’occasion de rattraper ce qui était sûrement une erreur.

     

    Histoires de pères

     

    C’est une histoire de fils, au pluriel, ou, si l’on préfère, de pères. Qui se passe, bien sûr, de part et d’autre du Massif central, côté Cantal et côté Lot. Au début, un enfant meurt ébouillanté, comme dans le film de Téchiné, Souvenirs d’en France. Ce décès, c’est apparemment le vrai cœur du livre. En tout cas, c’est le déclencheur du récit : « Paul racontait que la mort d’Armand avait acculé sa mère et sa tante à la religion, son frère Georges (…) à la perfection, son père à l’ambition et lui à la sauvagerie ». Paul (Cantal) était le jumeau d’Armand. C’est à Gabrielle (Lot) qu’il raconte. Elle est sa maîtresse. Elle l’est devenue alors qu’elle était infirmière au lycée d’Aurillac, et lui élève. « Cette femme singulière et cadenassée », dotée d’une irréductible volonté d’indépendance, suivra son jeune amant à Paris, où il est « monté » « faire son droit ». Mais elle ne lui dira jamais qu’il est père d’un petit André, ayant compris que ce futur avocat et homme à femmes veut avant tout « vivre et briller, tout avoir et jouir de beaux fruits ». André sera élevé par Hélène, sa tante, et son oncle Léon, quelque part du côté de Figeac. Avec sa femme, Juliette, il se rendra un jour sous les fenêtres de l’auteur des siens, mais pas au-delà. Puis il deviendra père à son tour, d’Antoine, lequel, à la fin, dans un cimetière, comme il se doit, récapitulera pour nous l’histoire.

     

    Une histoire simple, comme on voit… On se demande pourquoi Marie-Hélène Lafon a cru bon de la transformer en un puzzle de douze courts chapitres, avec va-et-vient dans le temps et changement constant de points de vue. Pour vous faire le résumé ci-dessus, j’ai dû procéder comme, c’est révélateur, un des personnages : « crayonn[er] un arbre généalogique ». Peut-être s’agissait-il de proposer au lecteur un stimulant exercice intellectuel… Ou, plus probablement, de rendre sensible l’épaisseur du temps, car l’Histoire, même si elle est ponctuellement présente, fait ici singulièrement défaut.

     

    Le trou

     

    Le problème, c’est qu’on n’a le temps de s’attacher à aucun de ces personnages, ni de voir pourquoi exactement on devrait s’intéresser à leurs vies, dont on lit le récit sans véritable ennui mais sans réelle curiosité. D’autant que ça manque de chair. D’arrière-plans, historiques, donc, mais aussi matériels et perceptifs. Sauf pour ce qui est des odeurs : notre auteure a l’imaginaire olfactif. Seulement, les odeurs, ça ne suffit pas pour faire voir. La seule évocation un peu parlante est, curieusement, celle de Paris, au printemps, quand « le crépuscule est mauve, les bourgeons de certains marronniers éclatent déjà, et leur vert acidulé, presque surnaturel, troue la pénombre ». C’est beau, mais c’est peu. Et puis, manquant de chair, ça manque forcément aussi un peu de sujet. La place du père, certes, vue du point de vue du fils, « vide, vacante, et vertigineuse » — « le trou du père », pour parler comme un des personnages. Mais enfin il ne suffit pas de répéter, comme c’était déjà le cas dans Les Pays, que tel ou tel thème est essentiel pour qu’il le soit.

     

    L’écriture, il faut le reconnaître, est plus sobre ici. Même si la narratrice est parfois reprise par ses démons : un « cigare têtu », des « caveaux péremptoires »… Elle aime les personnifications. Et moi, mes amis vont encore m’en vouloir. Mais, décidément, quelque chose m’échappe. Il doit me manquer une case.

     

    P. A.

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  • www.liberation.frQue dire d’un roman impeccable ? D’abord, qu’il est, c’est bien connu, impossible à résumer. Ici, ce n’est pas pour les raisons stylistiques qui rendraient absurde toute tentative de raconter, par exemple, L’Éducation sentimentale. Dans le livre d’Hervé Le Tellier, l’écriture est « seulement » et parfaitement efficace. En revanche, résumer, même en partie, l’intrigue reviendrait à désamorcer ce qui fait, en vérité, toute sa force — non tant le contenu événementiel que sa mise en œuvre.

     

    Disons que dans ce roman-mosaïque l’auteur d’Assez parlé d’amour recycle un des topos de la science-fiction depuis Simulacron 3, de D. F Galouye (Bantam Books, 1964, dernière traduction française Folio S-F, Gallimard, 2010) ; mais qu’il le fait avec une habileté spécialement diabolique, et pour faire autre chose que de la science-fiction.

     

    Le roman expérimental globalisé

     

    Car on ne peut même pas dire, devant tant d’astuce : « Et après ? ». Pour que rien ne manque à ce livre, on y trouve aussi un tableau hélas trop crédible du malaise dans la civilisation, une remise en cause vertigineuse de la notion d’identité, une interrogation, serait-elle-même ironique, sur le sens de la vie ; plus une dose de mise en abyme, bien sûr, et la réflexion sur l’écriture qui va avec.

     

    Hervé Le Tellier est de l’Oulipo, et ça se voit, pas seulement aux phrases-pastiches malicieusement semées dans son récit (« Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l’est à sa façon » ; « La première fois qu’Adrian avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide »). Le roman oulipien n’est pas si différent du roman expérimental à la Zola : Le Tellier pose une hypothèse et en tire toutes les conséquences probables jusqu’au bout. Sauf que son roman raconte une expérience tout en en réalisant une ; et que, comme notre monde est globalisé, l’expérience qu’il met en scène est mondiale et qu’elle repose sur une multiplicité de cas divers.

     

    Si plein d’astuce…

     

    Là, pardon pour cette vulgarité, on est bluffé. Non seulement par la facilité avec laquelle notre homme fait exister, en quelques pages pour chacun, avec un réalisme saisissant, une incroyable galerie de personnages — du chanteur de variété nigérian homosexuel au scientifique de haut niveau peu à l’aise avec les dames, en passant par l’architecte parisien, le pilote de ligne… l’écrivain, bien sûr, auteur de, comment pourrait-il en être autrement, L’Anomalie (aux « Éditions de l’Oranger »). On est plus impressionné encore par la variété des situations et des environnements. Comment fait un tueur à gages pour se rendre invisible ? Comment ça se passe dans le cockpit d’un Boeing ? Et dans la Nouvelle Cité interdite, chez Xi Jinping ? Cet homme sait tout. Rien de juridique, de technique, d’informatique, de médiatique ne semble lui être étranger. Les mystères du béton ? Il n’en ignore rien. Un débat entre dignitaires des quatre grandes religions, variantes incluses ? Il a fait ça toute sa vie. Les services américains ? Ils n’ont pas de secret pour lui.

     

    Bref, on l’aura compris, nous avons là un livre-phénomène, un de ces livres dont on dit au surplus qu’une fois qu’on les a ouverts, c’est simple, on ne peut plus les lâcher. D’où vient alors cette sensation de léger trop-plein, d’insatisfaction malgré tout, cette impression que si toute la littérature était comme ça, quelque chose n’irait pas ? Trop d’astuce, de savoir-faire, de situations, de personnages ? Et si un roman impeccable était toujours trop impeccable ? S’il courait le risque de la froideur, de l’artifice, le risque de n’être qu’un artefact, une simulation de roman ? Oui, mais, nous répondrait sans doute Le Tellier, la simulation, c’est justement mon thème. Alors ?... Il a réponse à tout, vous dis-je.

     

    P. A.

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  • jhmrad.comTout est affaire, d’abord, d’architecture. Willa, Iano, leur fille, Tig, avec Nick, leur père et beau-père, bientôt rejoints par leur fils, Zeke, dont la compagne vient de se suicider, et par Dusty, le bébé qu’elle lui a laissé, sont chassés par la crise économique dans une vieille maison héritée à Vineland (New-Jersey). Le bâtiment menace ruine. Mais peut-être a-t-il été habité par (la réelle) Mary Treat, biologiste contemporaine et amie de Darwin, ce qui permettrait d’espérer quelques subventions destinées aux réparations… Pas de chance : elle vivait en face. Tout espoir n’est pourtant pas perdu : là où demeurent Willa et Iano a bien habité (l’imaginaire) Thatcher Greenwood, dont le roman nous raconte les déboires en alternance avec ceux des premiers héros. Il s’est installé à Vineland à peu près dans les mêmes conditions qu’eux, avec sa jeune femme, sa belle-sœur, sa belle-mère, s’est pris d’amitié pour Mary, sa voisine, avec qui, en naturaliste passionné lui aussi, il a entretenu une correspondance. Hélas, ce n’était pas dans la même maison. La sienne, démolie, a été remplacée par une autre, tout aussi branlante — la preuve…

     

    Sans abri

     

    Si vous avez raté un épisode, ce n’est pas grave. L’essentiel est d’avoir compris ceci : si, chez Barbara Kingsolver, les constructions fictives, à l’image de la société américaine du XIXe siècle ou de celle d’aujourd’hui, sont de guingois, les subtils décalages sur lesquels repose celle de son roman lui-même sont le signe de son souci d’échapper aux stéréotypes auxquels le fond de son propos pourrait l’exposer. Fond que résume astucieusement son titre (Unsheltered) : « — À découvert, nous nous tenons dans la lumière. — À découvert, nous nous savons destinés à mourir »… et exposés à l’incurie des puissants, à la violence des riches et à l’intolérance de bien des gens.

     

    Vineland, au temps de Mary Treat, n’est pas le paradis promis par son fondateur, l’autocratique capitaine Landis, et Thatcher aura bien des ennuis pour avoir voulu enseigner aux élèves du lycée les théories de Darwin ; mais il échappera à son mariage étouffant et quittera le New-Jersey pour une vie plus exaltante quoique plus précaire. En 2016, la crise économique se double d’une crise politique (« un candidat à l’élection présidentielle complètement givré » monte dans les sondages) et, sujet cher à Barbara Kingsolver, écologique ; mais, découvrant l’histoire de feu ses voisins, Willa aperçoit « l’excitante possibilité d’un livre » ; et les « millenials » sont là, ces jeunes gens « un peu sauvages » qui ont compris où va le monde et sont résolus à ne pas réitérer les erreurs de leurs parents.

     

    De Cuba aux plantes carnivoires

     

    Celle qui les représente ici, c’est Tig. Personnage vraiment singulier et réellement réussi, en dépit de tout ce que ses certitudes idéologiques pourraient faire craindre. Un séjour à Cuba lui a ouvert les yeux, dont l’évocation semble légèrement dorée sur tranche, mais ça ne manque pas de panache, aux États-Unis, et nous change un peu des condamnations prévisibles et ressassées. Barbara Kingsolver n’est pas politiquement correcte quand il s’agit de Cuba. Elle l’est un petit peu par ailleurs, il faut bien le dire, et son roman serait encore mieux avec deux ou trois chapitres en moins, au cours desquels on voit une Willa un peu trop naïve se faire chapitrer par sa fille un peu trop lucide.

     

    Mais, là non plus, ce n’est pas grave : en sus de l’habileté quasi baroque que manifeste la structure, il y a, pour rattraper bien des choses, l’humour, présent partout, et pas seulement sous forme de satire sociale. Il y a, surtout, l’art du dialogue, digne des plus grands auteurs américains, Salinger inclus, c’est dire. Et, au-delà, le sens de la scène, laquelle peut à l’occasion glisser vers une loufoquerie proche de l’inquiétante étrangeté — ainsi de la première visite de Thatcher à Mary Treat, qu’il découvre en train de se faire grignoter le doigt, à titre d’expérience, par une plante carnivore.

     

    Pour tout cela, on pardonne à Barbara Kingsolver ce que son livre pourrait avoir de trop démonstratif, comme on pardonne à l’excellente traductrice qu’est Martine Aubert de croire qu’en français tous les verbes de perception se construisent avec une proposition infinitive. Et on place Des vies à découvert parmi les romans les plus originaux et les plus séduisants de cette rentrée.

     

    P. A.

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  • www.franceculture.frDans un numéro récent du « Monde », Nathalie Azoulai s’interrogeait : « Et si le roman, c’était fini ? » Elle-même est l’auteure, entre autres, d’un livre intitulé Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L 2015, voir ici), très réussi dans sa partie roman biographique mais beaucoup moins dans sa partie roman tout court. Cela expliquerait-il ses doutes ? On ne veut pas le penser. Quoi qu’il en soit, elle constate que « certaines formes artistiques se périment », et se demande si ce n’est pas le cas du genre apparemment dominant aujourd’hui.

     

    Roman de l’Histoire et histoire du roman

     

    Évidemment, on peut craindre que ce soit plutôt la littérature en tant que telle qui, tout en paraissant se survivre, soit menacée de disparaître — et pas, comme on le croyait dans les années 1970, sous les coups de l’avant-garde… Mais passons, pour l’instant, elle est encore un peu là, et ma thèse, souvent répétée sur les pages de ce blog, est inverse de celle de Nathalie Azoulai : le roman, me semble-t-il, engloutit tout, au point de se déformer à en devenir parfois méconnaissable. Si bien qu’avec ma thèse inverse j’aboutis peut-être en fin de compte à la même conclusion que celle que je n’oserais pas nommer ma jeune consœur.

     

    Tout veut devenir roman : la biographie, l’essai, l’Histoire… Attention, je ne parle pas du roman historique, présent dès les origines du genre, La Princesse de Clèves l’atteste. Ni du roman de l’individu en proie à l’Histoire, cher à Lukacs, et que Stendhal, Flaubert ou Tolstoï ont suffisamment illustré. Je ne parle pas de ce qui est d’abord et fondamentalement roman. Je parle de ces textes où l’essai historique éprouve le besoin de s’inscrire dans une forme romanesque. Comment les nommer ? Faudrait-il parler d’Histoire romancée ? Ce serait un peu dépréciatif. Or, dans ce domaine aussi, il y a des réussites et des échecs. Cette rentrée en offre deux exemples, par hasard chez le même éditeur. Oscar Lalo, dans La Race des orphelins, voulait parler des Lebensborn, ces pouponnières instituées en secret par les nazis, où des Aryens des deux sexes, dûment sélectionnés, devaient concevoir de futurs hommes et femmes nouveaux. L’auteur propose une compilation de ses lectures sur le sujet, vaguement déguisée en récit de la vie d’une certaine Hildegard Müller, censée être née dans un tel lieu. L’équilibre est rompu : on a basculé du côté de l’ouvrage historique, en même temps, ce n’en est pas un, personne n’est content.

     

    Figures

     

    Avec L’Heure des spécialistes, de Barbara Zoeke, c’est tout autre chose. On est toujours chez les nazis, mais il est ici question du programme baptisé un temps par eux Aktion T4 : l’élimination des malades et des handicapés, considérés comme inutiles au Reich en guerre. Les annexes nous montrent bien qu’il s’agit du type d’ouvrage dont nous parlons : notes (certaines indispensables, d’autres qui laissent rêveur : qu’était-ce que la SS ? qu’est le monoxyde de carbone ?...) ; remerciements, en tête desquels l’auteure déclare sans faux-fuyants : « Quand on écrit un roman sur l’histoire contemporaine, on est redevable à tous les historiens et chercheurs qui ont scientifiquement traité les thèmes abordés et dont on s’est nourri pour sa propre production ».

     

    Mais ce « roman sur l’histoire » sait s’approprier, dans le genre romanesque, de quoi bâtir une œuvre singulière et tragiquement évocatrice. Comment y parvient-il ? D’abord, par le biais de personnages. Max Koenig est un universitaire spécialiste d’histoire antique. Il a une femme italienne, une petite fille. Mais voilà que l’atteint à son tour le mal héréditaire dont son père était mort : la maladie de Huntington, qu’on appelait autrefois danse de Saint-Guy. Lui qui a toujours voulu fuir l’ambiance de plus en plus déprimante du siècle, dans le passé, l’art, l’amour, la beauté…, il est rattrapé par « les spécialistes de l’extermination ». Dans l’hôpital où on l’envoie, et qu’il devra bientôt quitter pour un inquiétant transfert « à la campagne », il rencontre quelques figures secondaires que Barbara Zoeke sait rendre attachantes : une infirmière humaniste, un professeur de lettres, une jeune fille, un adolescent trisomique…

     

    Puis surgit celui qui est peut-être le vrai héros, au sens strictement romanesque du terme : Friedel Lerbe. Cet enfant d’une famille bourgeoise cultivée, jadis complexé devant son brillant juriste de frère aîné, a trouvé, un peu par une suite de hasards, une place où s’épanouir : médecin chef dans la SS, il est chargé, dans un hôpital de Brandebourg, d’une « affaire d’État secrète ». On devine laquelle. Depuis, tout va bien pour lui. D’ailleurs, il a rencontré la fiancée idéale et se promet un bel avenir : « Quand la guerre ser[a] finie : la victoire. L’amour. Des enfants. Et encore plus de bonheur ».

     

    Voix

     

    Si ce personnage s’impose avec tant de sinistre autorité dans l’esprit du lecteur, c’est grâce à un autre grand procédé romanesque, et, celui-ci, moderne, dont s’empare l’écrivaine allemande : l’usage des voix. On entend d’abord, dans une première partie, celle de Koenig. Mais aussi les voix qui parlent dans sa tête, à commencer par celle de son professeur et mentor, Clampe : « Eh oui, Koenig, me semble-t-il l’entendre (…). Vous êtes resté un peu trop longtemps dans votre zone de confort, en vous servant de la poussière des bibliothèques comme d’un camouflage ». Ensuite, avant d’en venir à « la voix de l’auteure » et d’apprendre ce que sont devenus les différents personnages, on entend, et longuement, la voix de Friedel. Ce passage, qu’on ne peut lire sans une fascination mêlée de dégoût, nous fait pénétrer dans la tête d’un bourreau d’autant plus effrayant que ce n’est pas un bourreau. C’est un fonctionnaire de la mise à mort. « Peu de gens imagineraient combien mes activités sont complexes et multiples. C’est à moi, en tant que chef, de veiller à ce que tout s’effectue calmement et sans heurts ». Et de nous décrire par le menu la manière dont il a progressivement mis au point le modus operandi parfait.

     

    En même temps, notre homme a aussi ses moments d’exaltation : « C’[est] la biologie qui [va] nous expliquer le monde. Et non ces ouvrages de piété judéo-chrétiens qui donnaient toujours raison aux faibles », s’enflamme-t-il. Car la conscience de mettre en œuvre des « projets inouïs » coexiste étrangement chez lui avec l’arrivisme petit-bourgeois et la passion exacerbée de l’organisation. Les hommes en uniforme noir sous leur blouse blanche travaillent au « corps sain de la nation » « comme Michel-Ange travaillait à ses divines statues de marbre ». Et quand il construit « une réalité parallèle, une fiction destinée aux proches » et censée expliquer le décès, Friedel le mal nommé semble une caricature monstrueuse du romancier.

     

    Barbara Zoeke, qui est psychologue, mais dont c’est le premier roman, sait incarner ce nœud de contradictions, dans un discours froidement délirant et pourtant traversé de vagues relents de culpabilité. C’est cette incarnation qui rend son livre si vrai. Et qui justifie amplement le recours, pour évoquer une perversion majeure de la science et de l’art, à une forme, serait-elle un peu pervertie, de romanesque.

     

    P. A.

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