• www.franceculture.frSoulignons-le d’emblée : Marie Ndiaye fait entendre, en littérature, un ton unique. C’est-à-dire, d’abord, une écriture, un style, osons le mot, uniques : phrases longues, sinueuses, immédiatement reconnaissables ; d’une précision et d’une préciosité, dans le dialogue comme dans le récit, qui se rient du réalisme et sonnent toujours légèrement ironiques. Et leur singularité tient aussi peut-être à ce qu’elles nous donnent toujours l’impression, caractéristique de l’ironie, de sous-entendre quelque chose, tout en s’enchaînant selon la logique, typiquement humoristique, propre au rêve.

     

    Trompeuse familiarité

     

    Me Susane est une encore jeune avocate. D’origine modeste, elle fait la fierté de ses parents, dont elle reste très dépendante, comme elle reste très proche de son unique ancien compagnon, Rudy, et de Lila, la fille qu’il a eue avec (peut-être) une autre femme. Quand un certain Gilles Principaux vient la voir à son cabinet, Me Susane croit immédiatement reconnaître en lui l’adolescent de quatorze ans dans la chambre de qui, âgée de dix ans, elle se rappelle avoir passé un après-midi inoubliable. À parler, encouragée par lui. Ou alors… Si elle a le sentiment qu’il l’a « initiée, éclairée » en lui faisant découvrir sa future vocation, son père, des années après, s’inquiète : « Que t’a-t-il fait dans cette chambre ? »

     

    Quoi qu’il en soit, le Gilles Principaux d’aujourd’hui vient demander à Me Susane de défendre sa femme, Marlyne, emprisonnée après avoir noyé leurs trois enfants dans la baignoire familiale. Les visites à la prison vont donc alterner, pour l’avocate, avec les hauts et les bas de la relation compliquée qui la lie à Sharon, sa femme de ménage, à qui elle s’efforce de faire obtenir des papiers, mais qui lui inspire une crainte inexplicable.

     

    Telles sont les différentes pistes esquissées dès les premières pages. Elles semblent nous conduire, on le voit, sur des terrains abondamment arpentés par les temps qui courent : la pédophilie et ses traumatismes ; l’exploitation et l’oppression des femmes ; la justice ; le sort des migrants… Seulement, ces motifs sont comme vidés de toute charge socio-politique. Marie Ndiaye les utilise comme une pure matière fictionnelle, se contentant de les déplier pour tirer d’eux tous les possibles que leur entrecroisement révèle, sans jamais choisir à proprement parler : quelle que soit la voie que semble privilégier le récit, on n’est jamais sûr que c’est la bonne.

     

    « Car ses rêves suggéraient qu’ils en savaient plus qu’elle… »

     

    On est au royaume du doute. Gilles Principaux est-il bien l’ado de jadis ? Pourquoi Marlyne a-t-elle tué ses enfants ? Était-ce, comme elle le suggère, parce que son mari l’« avait liée à lui et qu’[elle] ne pouv[ait] défaire ce nœud, cette entrave, qu’en… » ? Quant à Principaux, pourquoi aime-t-il plus sa femme depuis qu’elle est devenue « une héroïne ténébreuse » ? Et Me Susane ? A-t-elle été violée autrefois par « Gilles Principaux » ? Est-elle, par ailleurs, la vraie mère de Lila ? « La vengeance m’appartient », dit le titre. Mais qui est « m’ » ? Me Susane éprouve l’obscur besoin de se venger de quelque chose, et une part d’elle paraît savoir de quoi : « Car ses rêves suggéraient qu’ils en savaient plus qu’elle, plus et mieux, et qu’à se soumettre à leurs injonctions de vengeance elle profiterait d’une justice bien supérieure à celle de la société avec ses doutes, ses atermoiements, à celle également de son moi éveillé ». Pourtant, elle ne se sent pas toujours « la force de trancher entre la femme sensée [en elle] et celle qui ne l’[est] pas mais compr[end] souvent toute chose plus exactement ».

     

    La question qui suis-je ?, avec son corollaire, qui sont les autres ?, est au cœur d’un livre où, comme, finalement, dans la vraie vie, le rêveur est plus clairvoyant que la personne qui veille. Et la logique du rêve infuse tout le roman, qu’elle imprègne d’un comique toujours quelque peu inquiétant. Marlyne a tué ses enfants « car elle a cru bien faire ». Me Susane est « d’une taille miraculeuse, énigmatique, presque effroyable ». Autour d’elle, il arrive que les choses semblent « douées d’une âme », « les assiettes la hèl[ent] gentiment, lui demand[ent] poliment d’approcher ». On n’est pas loin de Lewis Carroll. Même si, et c’est encore là une originalité, on reste dans un cadre très quotidien et apparemment habituel (pour l’essentiel, Bordeaux en hiver). Le principe d’incertitude paraît dominer, pourtant on ne peut se défaire du sentiment qu’une vérité, plus vraie que la raison, se fait entendre. Et que, quelque part, Quelqu’un sait, qui nous observe entre les phrases ironiquement parfaites de Marie Ndiaye.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • www.78rpmcommunity.comOn sent un certain embarras dans les précautions et les explications dont Sandrine Willems entoure son roman. Elle s’excuse dans le roman lui-même : « Bien sûr on peut dire que cette histoire est aussi triste que dérisoire, d’un romantisme suranné… ». Elle éprouve le besoin d’ajouter, à la fin du roman lui-même, une « Note sur le roman », dans laquelle elle explique qu’« il y a dix ans » elle a décidé « de ne plus écrire de romans ». Mais, là, « le désir [lui] est revenu » d’en écrire un. Seulement, « un roman qui soit vrai ». À savoir, comme elle le précise dans un long avertissement joint par l’éditeur, « l’histoire de [sa] grand-mère, qui tenait déjà du roman ». (Et de préciser : « rencontre, en sa jeunesse, du "grand amour" ; rupture d’avec l’aimé parce qu’il était marié ; retrouvailles au seuil de la vieillesse ; déception et échec… »)

     

    Le problème du roman

     

    Tant de commentaires indiquent un problème. C’est le problème du roman, justement. Celui de Sandrine Willems illustre une nouvelle tendance au récit désincarné, dont je m’étais déjà étonné à propos d’un autre livre récent (voir ici). Quand se déroule cette histoire ? Marie-Jeanne est dentellière. Elle achète, « chez un brocanteur », un tourne-disque et « quelques soixante-dix-huit tours ». Ce qui lui permet d’écouter Fischer-Dieskau, dont les premiers enregistrements sont plutôt contemporains de l’essor du microsillon — époque où les dentellières s’étaient déjà faites bien rares…

     

    Même incertitude quant aux lieux. Certes, l’héroïne, née dans le Nord, va s’installer en Ardèche, où elle rencontrera le grand amour en la personne d’un bibliothécaire, et ce mot, Ardèche, est répété à l’instar d’une formule magique. Mais l’invocation reste vaine. Rien à faire : « ces rayons trouant les ciels d’Ardèche », « ce paysage, de vert et de grisaille », on ne les voit pas.

     

    Tout s’explique en partie quand notre auteure avoue : elle raconte l’histoire de sa grand-mère, mais c’était sa bisaïeule, la dentellière. Elle a voulu « condenser, modifier, recomposer, comme le fait un rêve, certains éléments » de leurs vies et de la sienne. Soit. Mais sans renoncer au rêve du roman. D’’un roman qui, nécessairement, donne du coup l’impression d’être un peu bricolé.

     

    D’autant qu’il illustre une autre tendance actuelle : à côté du roman biographique, qui s’essouffle un peu, nous avons maintenant le roman avec biographie (en prime, pour ainsi dire). Sandrine Willem, qui aime beaucoup Schubert, veut voir des rapports entre la vie de sa grand-mère, qui, d’après elle, l’aimait beaucoup aussi, et celle de Frantz. Le romantisme… « Peut-être qu’il n’était pas seulement son frère mais son double ». Car lui aussi avait « l’impression d’être écrasé par la fatalité » et « n’aspirait qu’à s’effacer ». Si on veut… En tout cas, ça permet de faire alterner le récit inévitablement mince d’une vie peu spectaculaire avec une biographie du grand musicien, pour laquelle la narratrice s’inspire à l’évidence de lectures abondantes. Il y a un peu d’artifice dans tout ça.

     

    Vertus du bric-à-brac

     

    Et pourtant, et pourtant… Quelque chose, dans ce drôle de livre tout de bric et de broc, fait qu’on le lit, passant sur le manque de rigueur et sur les formules du genre : « Ils allèrent aussi loin que deux humains peuvent se rencontrer ». Quelque chose… Quoi ? La musique. C’est-à-dire, dirait sans doute Sandrine Willems, l’essentiel. Il y a la mélodie, et c’est celle de la phrase, dans laquelle s’entend, sans conteste, un phrasé. Écoutez celle-ci, par exemple, savamment portée par les reprises et par les allitérations : « Qu’allait-elle dire cette fois, bien sûr les autres fois les mots lui étaient venus, mais celle-ci ça pouvait être le blanc, d’ailleurs avec le froid elle avait la mâchoire paralysée, et quand elle serait là, comme la première fois, ça pouvait être l’aphasie ». Ou celle-ci : « On sentait bien que c’étaient deux solitaires qui parlaient, leur parole venait de loin, avait traversé tant de silences, on sentait bien qu’ils étaient tout heureux, d’avoir trouvé un autre solitaire à qui parler ».

     

    D’autre part, le bric-à-brac a ceci de bon que, désordonné par définition, il incite à construire. De façon toute volontariste, mais justement… De ces va-et-vient entre elle (Marie-Jeanne) et lui (Frantz), de ces correspondances opiniâtrement mises en place (la dentelle / la musique), de ces oppositions récurrentes (bleu / vert, blanc / noir, son / silence), naît un rythme.

     

    Et puis, il y a les animaux. Des chiens et, surtout, un admirable âne, dont la rencontre, en une ou deux pages, constitue une micro-merveille. Sandrine Willems, qui avoue tout, avec la candeur de ses héros, signale qu’elle l’a emprunté à Bresson. Encore un emprunt, dans ce livre où, à côté de Schubert, de l’aïeule, de la bisaïeule, de l’auteure elle-même, on rencontre aussi Richter, Beethoven et Rilke. Elle a vraiment voulu y mettre tout ce qu’elle aime. C’est sa faiblesse. Mais peut-être aussi, en fin de compte, sa force.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • photo Pierre AhnneComment survivre en dictature ? Cette question est au cœur du remarquable livre d’Hédi Kaddour, La Nuit des orateurs. On la retrouve, curieux hasard de l’édition, au centre de ce roman-ci, le premier de son auteur à être traduit en français.

     

    Le dispositif narratif y est des plus simples : c’est le journal intime d’Egidius Arimond, de janvier 1944 à mai 1945. Fils d’un cultivateur-apiculteur de l’Eifel, région allemande proche de la Belgique, il est revenu habiter la maison paternelle après des études et des séjours à l’étranger, et a enseigné, au lycée de la petite ville, l’histoire ainsi que le latin. Mais les nazis, arrivés au pouvoir, l’ont révoqué en raison de son épilepsie. Et ce n’est qu’à l’existence de son frère, as de la Luftwaffe, qu’il doit de n’avoir pas connu pire. À présent, il se concentre sur l’élevage de ses abeilles, cachant ses carnets dans leurs ruches. Non sans donner encore quelques leçons de latin, à la bibliothèque, où il poursuit également des recherches sur son ancêtre, le moine Ambrosius, chassé, lui aussi, en son temps, mais des ordres, et pour une liaison féminine. Encore à son exemple, Egidius a plusieurs maîtresses parallèles, parmi les femmes de l’endroit dont les maris sont au front — voire parmi les épouses des « faisans dorés », dignitaires du parti nazi.

     

    Fils multiples

     

    On le devine déjà : ce dispositif apparemment simple déroule des fils multiples, habilement entrelacés. Les abeilles, bien sûr, leur organisation, leur vie, leur élevage, décrits avec une minutie documentée avec grand soin ; les avions, qui sillonnent le ciel d’Allemagne en ces derniers mois de la guerre, décrits tout aussi précisément, et représentés de surcroît par d’élégants dessins dus au fils de l’auteur ; les souvenirs de l’ancêtre moine, dont des extraits, traduits par le héros, alternent avec les pages de son propre journal. Et ce n’est pas tout : Egidius, de temps à autre, cache aussi des juifs, qu’il transporte à la frontière belge cachés dans de fausses ruches construites pour cet usage. On croit un temps être dans un de ces romans comme il y en a de plus en plus, qui cherchent à rattraper la minceur du propos en multipliant les compléments en prétendu contrepoint (la vie de grand homme, fruit d’une compilation de lectures, étant particulièrement prisée).

     

    Mais non. Le livre de Norbert Scheuer ne pourrait pas être autrement. Il nous parle de quelqu’un qui, de même que les abeilles d’hiver se cantonnent dans leur ruche, essaie, comme il peut, de se couler dans les replis de l’Histoire et de s’y tenir le plus à l’écart possible de ses fracas. C’est difficile. De plus en plus, à mesure que tombent les bombes, que les nazis apeurés se font plus agressifs et que la Gestapo se rapproche. Et cela suppose de trouver des passages dérobés vers d’autres univers. Egidius les cherche dans le ciel, parmi tout ce qui vole, à commencer par les pensionnaires de ses nombreuses ruches, lesquelles « vivent dans un monde différent, apparemment pacifique, et ne s’intéressent pas à la guerre ». Si le héros n’a rien à craindre d’elles, c’est peut-être « parce qu’elles pensent qu’[il] fai[t] partie de leur colonie ».

     

    Morale pour gros temps

     

    Cependant l’autre monde est peut-être aussi à chercher sous la terre, dans la mine désaffectée et au bord du lac souterrain près duquel Egidius cache les fugitifs qu’il aide à s’échapper. Ou dans le passé, près d’Ambrosius, dans cette langue latine que notre apiculteur érudit aime à citer. Peut-être trouvera-t-il un refuge dans la maladie elle-même, laquelle, au cours de crises de plus en plus fréquentes, le transporte « dans un autre monde (…), dans lequel une minute peut durer des heures ou des jours ». Évasion dangereuse. Comme est dangereux le commerce des épouses délaissées. « Le matin, les sirènes hurlent, mais je reste au lit avec Maria », note notre héros. Et, ailleurs, à propos de la même : « J’espère que son mari repartira bientôt au front ».

     

    Pas de cynisme là-dedans : la parole tranquille de qui n’est justement pas un héros. « Je devrais peut-être le trahir », s’interroge-t-il sérieusement à propos d’un pilote américain qu’il cache et dont il craint qu’on ne le découvre. Et, s’il risque sa vie pour les fuyards qu’il escorte, c’est aussi afin de gagner de quoi acheter des médicaments contre son mal : « L’argent vient toujours en premier, et la vertu après ». Une philosophie de la vie… On comprend peu à peu quel est le vrai modèle du livre de Scheuer comme de son singulier héros. De même que Virgile, au livre IV des Géorgiques, fonde sur l’observation des abeilles une réflexion à l’usage des hommes, l’écrivain allemand nous propose un traité de morale au sens gréco-romain du terme ; c’est-à-dire un art de vivre par gros temps.

     

    Le contact avec le monde, la nature, les instants volés dans la proximité des choses y tiennent une place essentielle. « À travers les branches pourries du pin de montagne qui se meurt, on aperçoit le soleil, dont la chaleur soulève la poussière de bois ». « Le vent tiède agite les feuilles qui se colorent dans la cime du frêne ». « Les feuilles jaunes de l’aulne noir tombent sur les morts et dans la rivière »… Autant de haïkus glissés en passant, au fil des pages. Autant d’éloges de l’éphémère. Autrement dit, de ce qui dure.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • www.courrierinternational.comPsagot, c’est une colonie juive proche de Ramallah, en Cisjordanie. Yonatan Berg y a grandi et vécu jusqu’au seuil de l’âge adulte. L’a-t-il quittée ? Pas tout à fait. En atteste la « ligne de fracture autour de laquelle » il avoue « oscill[er] encore », entre « rapport bienveillant, familial, biographique » avec ses habitants, et « regard critique, accusateur, voire furieux » qu’il porte sur eux. Et, pourtant, si : que son passé d’enfant des colonies soit révolu, ce livre en est la preuve en même temps que le moyen même de la rupture.

     

    Berg est aussi romancier (Donne-moi encore cinq minutes, 2018, déjà L’Antilope, même traductrice). Mais ce livre-ci n’est pas et ne prétend pas être un roman. C’est un « récit », animé par une rage d’analyser et d’expliquer qu’on serait en droit de trouver lassante si elle ne répondait au double but de l’entreprise : rendre compréhensible un monde que les caricatures faites de l’extérieur n’épargnent pas, et, en même temps, prendre congé de lui.

     

    Une éducation particulière

     

    Comment ne pas s’intéresser à tout ce qui concerne Israël et le drame qui s’y joue entre deux peuples ? Cependant, l’intérêt historico-politique, même s’il est grand, n’est pas tout ici. D’une certaine façon, en effet, l’histoire de Berg est presque celle de tout le monde. La construction même de son livre, par courts chapitres se succédant selon une progression à la fois spatiale et temporelle, semble le suggérer. Ce sont d’abord les lieux clés de l’enfance qui sont évoqués (bain rituel ou synagogue, mais, aussi bien, terrain de sport ou maison des parents) ; puis c’est le passage au-delà de la clôture, l’adolescence, les études, la découverte de la sexualité ; le service militaire vient achever ce premier apprentissage, que relaieront les voyages, la fac, avant l’accès enfin au monde adulte. Récit d’éducation somme toute assez classique ; travail de mémoire porté par l’écriture, qui, « lorsqu’elle s’attaque aux souvenirs, les reformule toujours, les réexamine, refaçonne les événements » ; cherchant ainsi « la voie qui mènera du passé au présent » pour reconstituer le moi « dans sa continuité ».

     

    Si ce travail est ici particulièrement difficile, c’est parce que, quand même, on n’est pas n’importe où. Dans le pays de Yonatan Berg, le service militaire, qui dure trois ans, n’est pas un simple rite de passage, mais une expérience violente où l’on a affaire à la mort. Et, dans le milieu particulier qui fut le sien, « l’interdit de tout contact physique et de toute émission de semence en vain » est plus strict et plus traumatisant qu’ailleurs. Le monde, vu de Psagot, est divisé en deux. Garçons et filles, corps et esprit, et aussi, peut-être surtout, nous et les autres. Le premier chapitre place en tête des lieux emblématiques issus du passé « le virage de la mosquée », qui, à la sortie de « l’implantation », débouche dans la ville palestinienne toute proche, qu’il faut traverser dans un mélange de fascination et d’angoisse pour gagner en voiture Jérusalem et la yeshiva.

     

    « Ce que nous pouvons mettre en commun… »

     

    De l’autre côté de l’essentielle clôture barbelée marquant les limites de la colonie, ce sont pourtant les mêmes gamins qu’on voit jouer eux aussi au foot : « Nous avions la sensation d’avoir sous les yeux notre propre image ». D’où une forme, et l’auteur emploie lui-même le mot, de « schizophrénie » particulièrement difficile et douloureuse à surmonter, qui s’exprime dans l’écriture même par une manie de l’opposition duelle : « les ultraorthodoxes-nationaux-religieux se situent aux antipodes » des colons ; « dans toute implantation, il y a une face qui suscite la honte ou la peur et une autre qui libère la respiration et fascine le regard » ; « la société y obéit à des règles (…) très strictes. En même temps, elle évolue dans une zone grise, quasiment anarchique »… Toute réflexion part ainsi du constat d’une dualité, voire d’une contradiction, et les moyens grammaticaux d’exprimer l’opposition sont omniprésents, dans une variété de traduction à laquelle il faut rendre hommage.

     

    On l’aura compris, le récit de Jonatan Berg, par-delà son intérêt documentaire évident, constitue un exemple majuscule et comme exacerbé de ce à quoi s’emploie tout travail de mémoire, dans son effort simultané pour réparer les déchirures et pour accepter les écarts. Le texte, à deux reprises, met en scène le seul moyen de mener à bien un tel travail. La première fois de façon métaphorique, dans le beau chapitre qui montre un cerf-volant venu de chez « les voisins » s’échouer derrière les barbelés de Psagot et y fasciner les enfants qui y vivent. La seconde fois, c’est explicitement l’art qui permet au narrateur de retrouver « ce qui [le] liait au paysage » de son enfance, mais aussi « à ceux qui le partageaient avec [lui] ». Plus précisément, la littérature, bien entendu. Et pas n’importe quel texte. Après avoir cité un poème du grand auteur palestinien Mahmoud Darwich, Berg ou son narrateur commente : « Mes expériences fondatrices, les barbelés, la clôture de sécurité, les patrouilles, tout ce qui se dressait entre nous (…) a commencé, par la magie de la poésie, à s’emplir de ce qui était semblable entre nous, la description d’une maison et ce qui l’entoure, la nostalgie qu’elle éveille, les odeurs ». Et de conclure : « C’est peut-être là tout ce que nous pouvons, pour l’instant, mettre en commun ».

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    2 commentaires
  • www.walksinsiderome.comDomitien est le onzième empereur romain. Il s’est passé des choses entre lui et la mort du premier (Auguste, en 14 après Jésus-Christ). On s’est beaucoup bousculé sur le trône. Après la mort de Domitien lui-même, assassiné en 96, ça se calmera : Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle…, la dynastie des Antonins sera l’âge d’or de l’empire. Domitien, quant à lui, est le troisième des Flaviens. Frère de Titus (l’homme de Bérénice), fils de Vespasien (l’homme des…), il traîne une réputation en grande partie méritée de tyran et de tueur de mouches. Ce sont cependant ses ennemis, les membres du Sénat, la vieille aristocratie, qui la lui ont faite. Le bilan est peut-être plus complexe. Et Hédi Kaddour le sait, qui fait dire à l’un de ses personnages : « Il lutte contre la corruption, le blé est toujours distribué dans les délais, il a interdit de castrer les esclaves, il a interdit de prostituer les enfants… Son défaut, c’est qu’il n’aime pas les complots ».

     

    Car cette longue entrée en matière, c’était pour vous situer un peu le personnage sous le règne duquel se déroule le nouveau roman de l’auteur de Waltenberg. Les personnages sont des gens comme Tacite (auteur, entre autres, d’un Dialogue des orateurs) ou Pline (le Jeune). C’est courageux, par les temps qui courent, un sujet pareil. Surtout quand on n’hésite pas à parsemer son texte de citations ou d’expressions latines (« pulvinum facili composuisse manu », « Paete, non dolet ») — traduites dans la foulée : Hédi Kaddour n’est ni un pédant ni un snob. N’empêche que le latiniste, même, comme moi, modeste, vibrera.

     

    Vivre en tyrannie

     

    Depuis Waltenberg (Gallimard, 2005) déjà cité, et Les Prépondérants (Gallimard, 2015), on sait notre auteur maître en intrigues complexes et amples, nouées dans les replis de la grande Histoire. Ici, il nous donne, semble-t-il d’abord, un pur et simple roman historique. Tous les personnages ou presque ont existé, et on devine un énorme travail de documentation, incluant la lecture approfondie de Suétone, de Dion Cassius et de quelques autres. La femme de Tacite, annonce le bandeau. Oui, parce qu’on croit d’abord que Tacite et son épouse, Lucretia, fille du général Agricola, seront les héros. Le célèbre historien est encore un jeune avocat. Avec son ami Pline, avocat comme lui, ils ont été un peu imprudents lors d’un procès impliquant un favori de l’empereur. Un de leurs proches, Senecio, a été encore plus imprudent, ça risque de leur retomber dessus. Lucretia prend les choses en main. Amie d’enfance de Domitien, elle va le voir en son palais. En chemin, sa litière est attaquée. Mais elle parvient quand même dans la salle à manger où l’empereur dîne parmi ses proches. Au cours d’une scène admirablement haletante, elle retourne le tyran. Sauf qu’avec les tyrans on n’est jamais tranquille…

     

    Telles sont les données de départ, où l’Histoire, comme il se doit, se mêle à l’intime en un récit semé de rebondissements. Mais si on croit que ça va continuer comme ça, on est, pour son bonheur, déçu. L’espace de cette nuit, dont on retrouvera l’aube à la fin du livre, se distend et se distord entre-temps de manière étrange. On perd de vue ceux qu’on croyait être les personnages principaux, pour un défilé de figures diverses et de chapitres habilement situés à la limite du récit et du monologue intérieur, qui nous font entrer dans les raisonnements, les entrecroisements d’intérêts, les intrigues à double ou triple fond dont est fait le quotidien de la vie en tyrannie ; sous la coupe d’un souverain proche de sa chute, qui « aime faire des choses qui l’amènent à se détester et, du fond de cette détestation, à multiplier les forfaits, les ignominies qu’un reste d’amour de soi eût repoussés ».

     

    Heureusement inactuel

     

    Même si des scènes d’action, la plupart du temps violentes, viennent relancer la tension, le tableau remplace insidieusement le récit. Tableau de quoi ? On l’aura deviné, la deuxième audace d’Hédi Kaddour, après le choix de l’Antiquité romaine, est le refus de tous les pièges où aurait pu tomber un simple roman historique. Le premier étant, évidemment, le folklore. Pas de tripes cuites dans de la graisse d’urus, ici, ou peu. Ce qui n’empêche que la vie à Rome sous l’empire est bien là — omniprésence des esclaves, chacun avec sa fonction précise ; notions clés (amicitia, fides…) ; rôle des affranchis et des chevaliers…

     

    Deuxième danger : l’imitation. Il serait bien tentant, parlant de Tacite, de pasticher en français l’admirable prosateur latin. L’auteur de La Nuit des orateurs s’en garde bien. Son écriture, énergique et tendue, puissamment évocatrice, ne s’interdit ni la familiarité ni la modernité. Sans pour autant les rechercher. Car, et c’est une des toutes grandes qualités de ce livre qui en compte tant, Kaddour repousse tranquillement et résolument cette plaie de l’époque actuelle : l’actualisation. Quand tout doit aujourd’hui nous parler et nous renvoyer à nous-mêmes, quand Carmen doit tuer Don José et Don Juan devenir trader, voilà un livre qui sait ne pas prendre son lecteur pour un imbécile ; le laissant faire tout seul les rapprochements qui s’imposent à lui, sans l’y contraindre.

     

    Oui, on peut penser à des tyrannies plus proches de nous dans le temps ou méditer sur le célèbre populisme avec son culte du vrai chef, si on veut. Le souci d’Hédi Kaddour, c’est de construire une épure de la tyrannie, de la lâcheté et du courage, qui n’est telle que parce qu’il la maintient dans son époque et que la distance la pose dans ce qu’elle a de plus essentiel. C’est seulement en cela qu’il rejoint son antique héros : comme lui, il fait œuvre de moraliste. Et c’est en parlant de Rome qu’il nous parle de nous.

     

    Sa Rome, c’est aussi le pays de la littérature. Elle est, après la peur, dont elle constitue peut-être le contrepoison, l’autre véritable héroïne de La Nuit des orateurs. Pline, Tacite, écrivent ou écriront. Leurs amis, ce sont Juvénal et Martial. À la table même de l’empereur, on compare les mérites de Virgile, de Lucain, d’Ovide. Et une lecture publique, par son auteur, du Satiricon dispose vers le milieu du roman une fausse mise en abyme : « Cassure après syncope, ellipse après cassure, [Pétrone] disait que le monde n’est même plus l’affrontement désordonné du bien et du mal, du beau et du laid, l’affrontement des grands contraires chers aux philosophes. Dans la voix de Pétrone il n’y avait plus vraiment de contraires, le monde devenait une caricature des contraires… ». Au lecteur, répétons-le, d’interpréter.

     

    P. A.

     

    Illustration : buste de Domitien

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire